Le metteur en scène et essayiste allemand Benjamin Korn est né en 1946 de parents juifs à Lublin (Pologne). Il fait des études de sociologie à Francfort, puis travaille pour presque tous les grands théâtres de langue allemande. En 1998, il reçoit le prix Clemens Brentano pour les articles et essais qu’il publie dans Die Zeit et Lettre International entre autres. Benjamin Korn vit à Paris depuis 1982.
L’histoire de France est riche en séismes politiques et révolutions sanglantes ; des rois ont été renversés, le clergé évincé, l’aristocratie désarçonnée ; la bourgeoisie a pris le pouvoir et maté le prolétariat rebelle ; rien n’est resté – rien, si ce n’est l’immuable socle du centralisme. Il y a ainsi eu, sous Louis XIV, l’Etat absolu qui attachait à la Cour tous les aspirants au pouvoir afin de les surveiller de très près. Puis, sous la Révolution, le Comité de salut public [1793-1794] qui réprimait brutalement les tentatives locales d’autonomie. Et, aujourd’hui, la France se trouve gouvernée par un président qui jouit d’une puissance unique dans le monde occidental. Aucun Watergate ne pourrait le renverser. Depuis son premier jour au pouvoir, il contrôle, il nomme, il élimine, il centralise. Il domine la France avec l’aide d’une armée de préfets, qui, comme jadis les intendants du roi, imposent ses décisions dans les régions et les départements les plus reculés, décident de la construction de lignes à haute tension, sont chargés de lutter contre les crues et coordonnent la chasse aux immigrés clandestins, nouvellement à la mode. Ses ministres sont assis sur des sièges éjectables et, comme à la cour du Roi-Soleil, placés sous la surveillance constante d’un escadron de conseillers au service du chef de l’Etat. Toutes les initiatives découlent d’une “suggestion” du président, d’un “accord” ou d’une “entente” avec lui.
Il est possible en France de débattre de l’existence de Dieu, du pouvoir des sectes, de la violence à la télévision et du sexe sur Internet – de tout, sauf d’une chose : la fin nécessaire de la Ve République. C’est pour moi un mystère de voir les Français, au pays de la Révolution, déplorer depuis des années que leur président ait les pouvoirs d’un “monarque élu” sans jamais rien tenter pour supprimer cette fonction. Qu’ils aiment ou détestent leur président, les Français ne peuvent vivre sans lui. Nicolas Sarkozy contrôle les sphères législative, exécutive et judiciaire. Séparer les pouvoirs au nom de la démocratie ? Pas en France ! Une fois élu, le président devient la réincarnation des tyrans absolutistes et sacro-saints d’antan. La France, pays de la Révolution, a décapité son roi, mais elle voue un culte à son président – je parle de la fonction, non de l’homme.
Les pleins pouvoirs
La trouvaille appartient au général de Gaulle. “Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’opérer la synthèse entre la monarchie et la République”, confia-t-il un jour à son ministre Alain Peyrefitte. “Une république monarchique ?” demanda celui-ci, interdit. “Disons plutôt une monarchie républicaine.” Substantif : monarchie. Adjectif : républicaine. D’un point de vue historique, le régime présidentiel adopté en 1958 par référendum marque une victoire de la contre-révolution sur la révolution, dans cette lutte amère qui aiguillonne depuis 1789 l’histoire du pays. Ce n’est pas la première fois que, pour sortir d’une crise, le peuple accorde les pleins pouvoirs à un général : d’abord Napoléon Ier, puis Pétain et pour finir de Gaulle, afin qu’il mette un terme au chaos politique, aux guerres coloniales et aux attentats à Paris. Ce dernier aura réussi deux choses : décoloniser l’Algérie et liquider la démocratie parlementaire.
Ce crypto-monarchiste notoire, cet ennemi du système des partis, cet admirateur de Franco qui avait qualifié les Français de “veaux”, déclara le 31 janvier 1964, lors d’une conférence de presse mémorable, que “l’autorité indivisible de l’Etat [était] confiée tout entière au président par le peuple qui l’[avait] élu, qu’il n’en exist[ait] aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne [fusse] conférée et maintenue par lui”. Depuis lors, l’Assemblée nationale française n’est plus qu’une parodie de parlement, peuplée d’ombres mouvantes qui nomment des commissions, votent, se disputent, quittent la salle en signe de protestation, dorment en séance ou inventent des interjections puériles, mais qui finissent toujours par donner leur bénédiction aux seules décisions du président. Le pouvoir du chef de l’Etat est sans limite – et cela ne date pas de Sarkozy. Celui-ci met le Premier ministre sur la touche, oblige le directeur d’une radio publique à licencier deux humoristes qui ne lui reviennent pas, remplace le directeur de la Villa Médicis à Rome, engage la Société générale à se séparer de son PDG, impose à TF1 le directeur adjoint de sa campagne présidentielle, sauve un tyran africain avec l’aide de l’armée, envoie sa ministre des Sports remonter le moral de l’équipe nationale de football en Afrique du Sud et, à la fin de son mandat, sera automatiquement nommé membre du Conseil constitutionnel.
Sarkozy peut aussi, s’il le souhaite, appuyer sur le bouton atomique ; il jongle avec les institutions ; il ne doit de comptes à personne et ne tolère aucune objection. Le pouvoir est une drogue, il grise. Souvenons-nous du pathos exagéré de De Gaulle, de l’arrogance hautaine de Valéry Giscard d’Estaing, de l’autosatisfaction momifiée de François Mitterrand. Ce dernier n’avait-il pas, lorsqu’il était encore dans l’opposition, qualifié le pouvoir présidentiel de “coup d’Etat permanent” ? Une fois en poste, la sensation de pouvoir chatouille les instincts les plus bas des hommes. Ce dont les autres ne font que rêver devient de l’ordre du possible : anéantir ses ennemis, désarmer ses opposants, promouvoir ses amis, hisser sa famille vers le haut. Sauf que l’on bascule alors vers la tyrannie, l’économie de clan, le népotisme. Le népotisme n’est qu’un cas particulier de centralisme. Car rien n’est plus central que la famille. Se défiant de son ministre des Affaires étrangères, Mitterrand avait envoyé son fils Jean-Christophe en Afrique pour entretenir un commerce strictement secret avec des dictateurs africains (sur le continent noir, on le surnommait “Papamadit”). La fille de Jacques Chirac, Claude, sa plus proche collaboratrice, filtrait toutes les personnes qui voulaient lui parler, était sa conseillère la plus influente, choisissait ses costumes et ses cravates, et influait sur ses décisions politiques. Elle était payée sur le budget de l’Elysée. Sarkozy ne diffère pas de ses prédécesseurs. Autocrates et détracteurs du Parlement, ils l’ont tous été. C’est vrai, il aime les feux de la rampe, quand eux appréciaient la pénombre ; il est pressé quand eux prenaient leur temps ; il assiège les médias quand eux restaient à distance. Mais il ne “pervertit” nullement l’“esprit de la Ve République”, contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs. Ce prétendu “esprit” est le pouvoir absolu d’un homme qui n’a d’autre opposant que le peuple qui, tous les cinq ans, descend dans la rue vider le sac de ses frustrations et de ses exigences. Sarkozy est peut-être fat, vaniteux et avide de pouvoir. Mais il n’est pas antidémocratique, c’est la fonction présidentielle qui l’est ; Sarkozy ne fait qu’en jouir impunément.
La république bananière
On le qualifie d’“empereur” car il partage avec Napoléon une ambition sans limite et une taille modeste ; on l’appelle “hyperprésident” car il décide souverainement de tout, tout seul ; on le surnomme “Speedy Sarko” parce qu’il est constamment en mouvement et que ses tics le pourchassent comme des puces. Le matin, en place du ministre de l’Education, il annonce une réforme de l’enseignement et la fin des privilèges de naissance ; l’après-midi, en place du ministre de la Défense, il veut vendre au Brésil une escadre d’avions de chasse pour son ami Serge Dassault, propriétaire du journal conservateur Le Figaro ; et le soir, en place du ministre de l’Industrie, il clame superbement devant les salariés en grève d’un géant de l’acier qu’il sauvera leurs emplois.
Sarkozy a ses complexes. En visite dans une usine de Normandie, il demande à la direction de ne l’entourer que d’employés plus petits que lui. Avant un discours à l’ONU, il fait discrètement installer un marchepied devant le pupitre, puis le fait tout aussi discrètement disparaître. Le sens du ridicule ? Il ne connaît pas. Lorsque, en octobre 2009, il tente de placer son fils cadet, alors étudiant débutant – et surnommé depuis “Prince Jean” – à la direction d’un puissant organisme parapublic, l’Etablissement public d'aménagement de la Défense (EPAD), la France est promue “république bananière” dans toute la presse étrangère, de Londres à Nairobi. Cerise sur le gâteau, affirmation surréaliste, il aurait été, le soir du 9 novembre 1989, l'un des premiers à participer à la démolition du mur de Berlin. Car, évidemment, “Speedy Sarko” ne pouvait pas ne pas avoir été là.
Ridicule ? Caligula, qui se terrait sous son lit par temps d’orage, l’était, et pourtant, sous son règne, Rome ne riait guère. Lorsque le président ment, toute la Cour ment avec lui. Dans le cas du mur de Berlin, la peur que Sarkozy inspire va si loin qu’un homme politique chevronné comme le Premier ministre François Fillon a servilement confirmé son voyage à Berlin – même TF1, propriété de son fidèle ami Martin Bouygues, apporta sa pierre à l’édification de la légende en défendant obstinément la version Sarkozy, quand bien même plusieurs quotidiens français l’avaient incontestablement réfutée. Pour ce qui est de la nomination de son fils Jean, il n’a fait marche arrière qu’en raison de sondages catastrophiques auprès de son électorat. Ses conseillers et ministres avaient qualifié Jean Sarkozy, contraint de redoubler sa deuxième année de droit en raison de ses résultats médiocres, de “génie”, d’homme qui “regorge de talents” ; la secrétaire d’Etat Fadela Amara, autrefois militante pionnière des droits des femmes dans les ghettos des banlieues, avait déploré que la France eût “peur de sa jeunesse”. Que ne ferait-on pas pour un salaire de ministre !
[L’ancien] ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux, qui ne brille pas par sa grandeur d’esprit mais qui est le parrain de Jean et l’ami d’enfance de Nicolas, a loué les “qualités génétiques” du fils. Comme le président n’aime guère les lèche-bottes et supporte encore moins d’être contredit, personne n’ose plus ouvrir la bouche. Lui-même ne se fie d’ailleurs plus qu’aux chiffres et aux statistiques. En 2008, selon Le Canard enchaîné, il avait dépensé la bagatelle de 3,28 millions d’euros en sondages, la “cocaïne des élus” – une enquête tous les deux jours, afin de savoir ce qu’attendent de lui ceux qui financent cette manie. Tout le monde le connaît, le voit cent fois par jour sur des affiches et à la télévision ; autrement, tel un tsar anonyme, il aurait pu se rendre le soir dans les bars pour savoir ce que les gens pensent réellement de lui. Seuls les sondages le lui disent. Mais que lui disent-ils au juste ? Que le peuple ne l’aime pas. Depuis février 2010, plus des deux tiers des citoyens le jugent incapable de résoudre les problèmes de la nation. Sarkozy traite les Français de “régicides”.
Traîtres et transfuges
Tous les indicateurs sont au rouge, de la dette publique astronomique à la balance commerciale négative depuis des années, en passant par un nombre de faillites vertigineux et un chômage en plein essor. Sans oublier la population de Français (plus de 1 million) qui, sans logement, passent l’hiver dans des caravanes, des tentes et des hôtels miteux sans chauffage. Qu’a fait Sarkozy ? Il a donné la becquée à son lobby. Il a gavé les banques, qui ont engraissé leurs traders avec de l’argent à l’excès. Il a supprimé la taxe professionnelle et réduit la TVA des restaurateurs qui, au lieu de baisser leurs prix, ont empoché la différence. Toutes ces mesures n’ont guère ravigoté sa popularité. Une fois seulement, en 2009, le baromètre est remonté : pendant les congés parlementaires, lorsqu’il était en vacances. Du jour au lendemain, il avait manqué aux Français, devenus accros à son image.
Doit-il pour autant douter de sa réélection ? Nullement. Les élections intermédiaires, qu’il a perdues en beauté, ne représentaient pour lui qu’un match amical. Lorsque la situation devient critique, il sort l’artillerie lourde. La télévision, l’unique organe faiseur d’opinion qui importe à ses yeux, est entièrement de son côté. Elle appartient à des amis. Bouygues avant tout, le parrain de son fils Louis, patron de TF1 et de la chaîne d’information LCI. Arnaud Lagardère, le “frère” du président, possède plusieurs chaînes de télévision, la station de radio Europe 1, l’influent hebdomadaire Paris Match ainsi que le Journal du dimanche. Le Figaro, aux mains de son ami Serge Dassault, marchand d’armes, est la feuille de chou de l’Elysée. Vincent Bolloré, sur le yacht duquel il a passé des vacances après son élection, a mis à son service la chaîne de télévision Direct 8 et ses journaux gratuits Direct Soir et Matin Plus. Bernard Arnault, patron du quotidien économique Les Echos, appartient tout comme Bouygues au cercle des grands capitalistes que Sarkozy fréquentait bien avant d’arriver à la tête de l’Etat, quand il était leur avocat. Cette liste non exhaustive de patrons richissimes, également barons de la presse, donne une idée de l’influence, des moyens financiers et de la machine à propagande dont disposera Sarkozy lorsqu’il repartira à la conquête du pouvoir, mais aussi un avant-goût des boules puantes auxquelles doivent s’attendre ses futurs concurrents dans la course présidentielle.
L’unique rival dans son camp, Dominique de Villepin, est embourbé jusqu’au cou dans l’affaire Clearstream, une intrigue digne de Hollywood qui avait été montée contre Sarkozy quand il était candidat à la présidentielle. Villepin a certes gagné son premier procès [en janvier 2010], mais la procédure au début de laquelle l’ancien ministre de l’Intérieur avait promis de “le pendre à un croc de boucher” est renvoyée en appel [en mai]. Quant à son plus dangereux concurrent dans l’opposition, Dominique Strauss-Kahn, il l’a envoyé à l’autre bout du monde, à la tête du Fonds monétaire international ; nul doute que celui-ci s’y serait entièrement rouillé si la crise économique mondiale ne lui avait inespérément redonné de l’éclat. Du reste, au début de son mandat, le président s’était réservé les meilleurs morceaux du Parti socialiste en faillite, à prix cassés. Sous couvert d’“ouverture”, cette incorporation des socialistes disponibles sur le marché présentait non seulement l’avantage de limiter la place disponible pour d’éventuels adversaires au sein de son propre parti, mais aussi de lui livrer pieds et poings liés les transfuges, qui franchissaient ainsi un point de non-retour.
Des mois durant, Sarkozy a cherché un poste pour l’ancien ministre de la Culture Jack Lang, lequel, en juillet 2007, avait été le seul socialiste à s’exprimer en faveur du projet présidentiel de réforme constitutionnelle et apparaissait depuis lors comme un transfuge aux yeux de son parti. En février 2009, Sarkozy l’a envoyé comme “émissaire spécial” à Cuba, à l’automne suivant, en “voyage d’information” en Corée du Nord et, de-ci de-là, il tente de le vendre au gouvernement allemand comme ministre franco-allemand – en vain. Finalement, il l’a placé comme conseiller juridique sur les questions de piraterie au secrétariat général des Nations unies. Autre prise de choix, Bernard Kouchner. Dans une vie antérieure, celui-ci avait promu le “droit d’ingérence humanitaire” ; en 2009, comme ministre des Affaires étrangères de Sarkozy, il a supprimé le Secrétariat d’Etat aux droits de l’homme qu’il avait lui-même fondé, au motif qu’il empêchait une “politique extérieure réaliste” [Kouchner a quitté le gouvernement en novembre 2010, à la faveur d’un remaniement].
Racisme et haine des Tsiganes
Le traître préféré de Sarkozy reste toutefois Eric Besson, homme sans convictions, qui, comme l’écrit son ancienne épouse, “poussé à bout, pourrait tuer s’il ne craignait pas de retourner derrière les barreaux”. En pleine campagne présidentielle, ce proche collaborateur de Ségolène Royal était passé dans le camp de Sarkozy – qu’il qualifiait encore, peu de temps auparavant, de “clone” de George W. Bush – et avait écrit un pamphlet contre son ancienne chef, assurant qu’il aurait “peur pour ses enfants” si elle était élue. Eric Besson en a été récompensé par un très polémique ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, un portefeuille-clé dans le système idéologique sarkozyste. Début 2010, Besson a témoigné sa reconnaissance avec une campagne de propagande consistant à aborder, dans les 100 préfectures et 350 sous-préfectures françaises, le thème fantôme de l’identité nationale, acheminant jusqu’aux préfets un kit de 200 questions pour les aider à animer les débats – avec notamment des questions tendancieuses comme : “Pourquoi nous sentons-nous proches des autres Français, même sans les connaître ?”
Ces manifestations publiques, lors desquelles les vétérans et les partisans de l’extrême droite ont été les premiers à s’en donner à cœur joie, devaient préparer le terrain pour les élections régionales de mars 2010. Pour éviter une défaite retentissante, Sarkozy avait besoin des suffrages du Front national. Avec cette manœuvre, il comptait stopper sa chute dans les sondages. Il s’agissait, deux ans avant la présidentielle suivante et sur fond de chômage galopant, d’éviter un désastre. Or le racisme, héritage mal digéré des guerres coloniales, assure encore en France un réservoir de voix. L’idée de la supériorité de la civilisation française* demeure vivace. Sarkozy a essayé de rassembler autour de lui la “vraie France”, à savoir “la France éternelle et chrétienne”, n’hésitant pas à exploiter la méfiance croissante vis-à-vis des immigrés, en particulier musulmans. Tout à coup, le président, fils d’un immigré hongrois, s’est mis à pérorer sur cette “identité nationale” qui se trouverait dans “la terre”, étant donné que la France a “un lien charnel avec […] sa terre”. Le maréchal Pétain avant lui avait tenu le même genre de propos : “La terre ne ment pas […], elle est la patrie elle-même.” Christian Estrosi, proche de Sarkozy et maire de Nice, a contribué aux discussions en avançant l’hypothèse surprenante qu’un débat sur l’identité nationale, organisé en Allemagne, aurait permis d’empêcher l’accession au pouvoir de Hitler.
Résultat de toutes ces manœuvres : le Front national a fait un bon score, Sarkozy a essuyé un revers. Mais il n’a d’autre choix que de continuer sur cette voie. Pour gagner la présidentielle, Sarkozy aura aussi besoin des voix de l’extrême droite. Rien n’est plus facile en France que de surfer sur la vague anti-Roms. Sur Internet, certains commentaires à propos des communautés tsiganes font froid dans le dos. La haine, l’envie et le mépris grondent de façon éhontée dans les entrailles de la nation. Il y a des années déjà, une directrice d’école m’avait déconseillé d’emprunter en voiture une certaine route de campagne parce qu’elle était bordée de campements de Tsiganes. En juillet 2010, Sarkozy a stigmatisé ceux-ci durablement en dénonçant “les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms” – tous les Roms, y compris les français. On leur lance dans la rue des regards plus haineux que jamais, on ne leur donne plus de travail, on ne leur achète plus les rebuts de ferraille qu’ils récupèrent. Ils vivent depuis des siècles dans ce pays ; leurs grands-pères ont défendu la France au cours des deux guerres mondiales ; ils sont horlogers, marchands de tissus, travailleurs journaliers, musiciens, vanniers. A la campagne, on continue de les accuser de presque tous les vols. Sarkozy a rendu respectables les vieux préjugés à leur encontre. Au demeurant, il est facile de salir l’image d’un peuple à qui la France n’a toujours pas demandé pardon depuis que, entre 1940 et 1946, devançant l’ordre de l’envahisseur allemand, elle avait entassé des milliers de Roms dans 27 camps d’internement. Mais Sarkozy ne tolère point que l’on critique le comportement de la France.
“Quiconque compare le gouvernement français avec le régime collaborationniste de Vichy sera envoyé devant un tribunal”, avait prévenu un préfet, instruit par Besson. Dans des courriels adressés au préfet des Pyrénées-Atlantiques, cinq citoyens avaient comparé l’expulsion de Roms albanais à la politique de discrimination de Vichy ; ils ont été condamnés avec sursis à une amende de 1 000 euros chacun [en juillet 2010]. Un autre internaute a été poursuivi pour avoir protesté, en juillet 2008, contre le fait que des enfants d’immigrés âgés de 5 à 17 ans étaient parqués dans des camps de transit, affirmant que cela lui rappelait “une triste époque où l’on mettait les enfants dans des wagons”. Un homme qui avait lancé au visage d’un policier : “Sarkozy, je te vois !” [en février 2008, à Marseille] n’a échappé à une inculpation que grâce aux protestations publiques massives. Le président et son bras droit sèment la peur. Ceux qui logent un clandestin, ceux qui, dans un avion, protestent contre le fait que les personnes expulsées sont frappées et enchaînées à leur siège doivent s’attendre à des amendes considérables, voire à de la prison.
Simone Veil, rescapée d’Auschwitz et figure de proue de la droite française, a récemment fait valoir qu’après la guerre, de Gaulle avait laissé filer les criminels pour éviter une guerre civile ; qu’en conséquence les problèmes de la France avec le maréchal Pétain, les milices d’extrême droite et la collaboration active des gendarmes lors des déportations n’étaient pas réglés ; et que les souvenirs de la collaboration avait été effacés de la mémoire de la France. De fait, dans l’Hexagone, la haine des Tsiganes et le racisme ont bonne conscience parce qu’ils n’ont jamais été digérés. La guerre achevée, le général de Gaulle n’est jamais venu rappeler aux Français que, cinq ans plus tôt, ils avaient acclamé Pétain le collaborateur avec la même frénésie qu’ils l’acclamaient à son tour ; il leur a épargné tout examen de conscience et toute remise en question, ce pour quoi ils lui sont aujourd’hui encore reconnaissants. Un jour, Churchill a dit qu’un peuple qui oublie son histoire est condamné à la répéter. Le fait est que la brutalité des policiers qui mettent à sac les caravanes et les cabanes des Roms évoque le régime de Vichy. La comparaison fait mouche et fait mal, aussi voudrait-on l’interdire. Les valeurs cosmopolites de la France et sa devise “Liberté, égalité, fraternité” ne figurent pas au lexique de “la Firme”, ainsi qu’est surnommée la garde rapprochée autour de Sarkozy. En revanche, lorsque le chef de l’Etat parle d’“identité nationale” – un terme qui a besoin d’ennemis pour exister –, il frétille comme un poisson dans l’eau.
La réaction idéologique
A l’heure actuelle, la France est le théâtre d’une contre-attaque idéologique menée par la pensée réactionnaire contre les acquis de la République. Idéologue en chef de la restauration, Henri Guaino est devenu l’incarnation des arrière-pensées de Nicolas Sarkozy, un auteur de discours influent ou, comme on le dit en France, le nègre du président. Cette “contre-révolution” a pris pour thèmes la valorisation de la Chrétienté face aux Lumières, la réhabilitation de la colonisation, la banalisation du racisme, l’idée que la punition est plus importante que l’éducation, bref : une “brutalisation” totale de la pensée.
Henri Guaino s’est fait connaître à l’étranger en juillet 2007, lorsque Sarkozy a déclamé à Dakar, devant un public abasourdi : “L’homme africain n’est pas encore entré dans l’Histoire.” Cette bombe verbale sortie de la bouche d’un homme dont la patrie a rasé des centaines de villages africains, propagé des maladies qui ont décimé les populations locales, et déporté des dizaines de milliers d’êtres humains sur des négriers, retentit aujourd’hui encore en Afrique. Pour le chef de l’Etat et ses conseillers, l’idée de la supériorité de l’homme blanc est naturelle. La colonisation a également eu ses bons côtés, a-t-il expliqué au Maghreb ; il n’y a donc pas lieu que la France présente des excuses. Lorsque le comique Dany Boon a reçu la Légion d’honneur pour le film Bienvenue chez les Ch’tis, Sarkozy, d’humeur plaisantine, l’a félicité d’avoir abandonné son nom d’origine (Daniel Hamidou), qui aurait pu lourdement handicaper sa carrière. Et [l’ancien] ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux “blaguait”, évidemment, lorsqu’il s’est fait photographier avec un membre de l’UMP d’origine arabe : “Quand il y en a un ça va, c’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes.” Des propos dignes du Café du commerce auxquels personne ne s’oppose.
La peur en campagne
“Je ne vous mentirai pas !” tel était le leitmotiv de la campagne de Sarkozy. Parmi ses promesses majeures, et qu’il n’a pas tenues, l’abandon du projet de taxe carbone (une “grande réforme”, comparable “à la décolonisation […], à l’abolition de la peine de mort”, qu’il serait “malhonnête” de ne pas mener, avait-il déclaré) est la plus spectaculaire. Que Sarkozy aille dévotement applaudir Poutine, qu’il avait sermonné à propos des massacres en Tchétchénie, était prévisible. Mais qu’il oublie son grand projet, son “plan Marshall” pour la réhabilitation des banlieues, est bel et bien dangereux. Les banlieues, détestables métastases des vieilles colonies, sont maintenues en quarantaine. Elles ne sont ni ouvertes ni assainies. Les exclus restent entre eux, la bourgeoisie peut continuer à dormir sur ses deux oreilles. Dans les “zones sensibles”, le taux de chômage des jeunes stagne à un niveau inchangé de 43 % depuis l’élection de Sarkozy. Le désespoir s’exprime sous forme de violences contre la police et de guerres de bandes. Depuis des années, les voitures ont recommencé à partir en flammes. Le ministère de l’Intérieur ne communique pas les chiffres – prétendument pour ne pas donner de visibilité aux auteurs des incendies. Sarkozy a-t-il besoin d’une étincelle pour pouvoir, comme il l’a déjà fait, éteindre l’incendie au Kärcher avant les prochaines élections ?
Les nouvelles promesses électorales ne vont plus se faire attendre longtemps. Tout en haut de la liste trône la sécurité*, ce remède tout-puissant contre la peur. La stratégie de la peur lui a déjà réussi une fois, pendant le soulèvement des banlieues* de 2005, et a contribué à son élection deux ans plus tard. La politique de la peur est efficace, elle anesthésie la pensée. La question de la sécurité domine tous les problèmes sociaux. Sarkozy, ce maître de cérémonie des médias, a évité une discussion sur l’expulsion des Roms en zappant sur la menace d’une attaque imminente d’Al-Qaida. Il est le directeur des programmes de tous les thèmes d’actualité.
Selon Reporters sans frontières, le “pays des droits de l’homme” a perdu depuis 2002 trente et une places dans le classement mondial de la liberté de la presse et se place actuellement au 44e rang mondial – se hissant à peine devant l’Italie, juste derrière la Nouvelle-Guinée, et loin derrière l’Afrique du Sud, Hong Kong, le Mali ou le Ghana. Dans son rapport annuel, Reporters sans frontières dénonce une kyrielle de problèmes en France : “Violation de la protection des sources, concentration des médias, mépris et même impatience du pouvoir politique envers les journalistes et leur travail, convocations de journalistes devant la justice.” L’ancien secrétaire général de l’UMP Xavier Bertrand a accusé Edwy Plenel, directeur du site d’information Mediapart, qui a mis au jour l’affaire Woerth-Bettencourt, d’user de “méthodes fascistes”. Peu après, plusieurs ordinateurs et disques durs ont été simultanément dérobés dans les rédactions de Mediapart, du Monde et du Point ; ils contenaient des informations sur cette affaire d’Etat tentaculaire, qui mêle histoires d’héritage et de corruption. Pour l’heure, aucun des cambrioleurs n’a été identifié. Mais, au fait, les a-t-on recherchés ?
Le silence des foules
Reste cette question : pourquoi le peuple français laisse-t-il faire tout cela sans réagir ? Il descend dans la rue, bloque le trafic ferroviaire, occupe des raffineries et paralyse la moitié de l’Etat pour défendre ses acquis sociaux mais, pour sa liberté, il ne lève pas le petit doigt. Des dizaines de milliers d’Espagnols ont manifesté contre la suspension du juge Baltasar Garzón, qui voulait faire la lumière sur les crimes de Franco ; les Italiens ont massivement protesté contre la mainmise de Berlusconi sur la presse. Mais la majorité des Français ne se mobilisent plus que pour défendre leurs salaires et leurs privilèges. L’influence dictatoriale de Sarkozy sur les médias nationaux laisse l’opinion publique de glace. Et le fait qu’un juge complaisant étende l’immunité du président à ses conseillers, qui signent pour lui des contrats illégaux, passe quasiment inaperçu. Même les jeunes ne protestent pas contre l’épidémie de racisme, contre l’acquittement d’un gendarme qui, sans avoir à craindre pour sa vie, a tué par balle un jeune gitan en fuite, ou contre le fait que 13 chefs d’Etat africains – notamment les dirigeants du Tchad, du Togo et de Djibouti –, dont huit sont considérés comme des dictateurs par des organisations de défense des droits de l'homme, applaudissent leurs armées lors du défilé du 14 Juillet, date anniversaire de la Révolution. Mais ils manifestent en masse contre la réforme du système de retraite – par crainte pour leurs emplois futurs ou, déjà, par préoccupation pour leur lointaine retraite ? La société est-elle en état d’“usure psychique”, comme l’écrit avec clairvoyance le Médiateur de la République en mars 2010 à Sarkozy ? Cet épuisement tient à la faillite de tous les contre-pouvoirs politiques (je m’épargne tout commentaire sur les remaniements gouvernementaux de novembre 2010 et février 2011). Elle maintient le peuple dans un état de révolte latent mais permanent, qui, de temps à autre, se décharge dans des sursauts de violence. Une fois l’orage fini, comme s’il ne s’était rien passé, les choses reviennent peu à peu à la normale, dans un état d’hypocrisie caractéristique. Si le peuple ne supporte guère la politique de son président, il voue un culte à sa fonction. C’est peut-être là le véritable problème d’identité de nombreux Français : ils ne savent toujours pas s’ils veulent une monarchie ou une république. Et c’est le signe d’un trouble mental grave que de ne pas le remarquer. Etonnamment, la Ve République passe pour une forme gouvernementale stable. Schizophrène, mais stable, a-t-on envie de préciser. La “monarchie républicaine” de la France est une créature aussi harmonieuse qu’un chat avec une tête de chien. Un animal étrange, vénéré par la majorité des Français.
C’est de Gaulle qui a enraciné dans l’esprit des Français cette profonde méfiance envers la démocratie parlementaire, qui fait que tous les problèmes de l’après-guerre, l’effondrement de l’empire colonial et le chaos politique ont été mis sur le dos de la IVe République, et qu’il n’est question pour personne d’abolir la “monarchie électorale”. Etrange, au pays de la Révolution. Les siècles de monarchie héréditaire ont manifestement laissé des traces. Les charniers des guerres coloniales menées à Madagascar, au Vietnam ou en Algérie ne pèsent pas sur la conscience des Français, mais le souvenir de leur roi décapité il y a deux cents ans les hante encore. Ils le regrettent tellement qu’ils ont érigé, en la figure de leur président, un monument ambulant en l’honneur du fantôme. La royauté a été abolie parce que, laissée aux mains d’incompétents ou de mégalomanes, elle constituait une institution effroyable. La Ve République, qui, placée entre les mains d’un homme qui n’est pas à la hauteur, forme une institution tout aussi effroyable, a encore de beaux jours devant elle.
Note : * En français dans le texte
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