En marge de la commission parlementaire qui se penche sur le code d’éthique des élus, avec en arrière-plan la situation du député Pierre Karl Péladeau, propriétaire de journaux et d’un réseau de télévision, un regard sur le passé s’impose pour démontrer que cette situation, toutes proportions gardées, est loin d’être aussi « exceptionnelle ».
Au cours des siècles, les relations entre propriétaires de média et le monde politique ont été parfois très étroites. Ce que nous appelons conflit d’intérêts était chose courante et ne posait pas de problème. Les liens entre la presse et la politique ont toujours été puissants, et bien des journaux sont nés grâce à l’action politique. La liberté de la presse n’était pas synonyme de neutralité, mais d’équilibre entre les divers points de vue exprimés.
Un média, un véhicule politique
Aux XIXe et XXe siècles, on ne peut pas réussir une carrière politique sans avoir l’appui d’un journal ou en posséder un. Celui qui veut devenir premier ministre ou ministre important doit compter sur un journal publié dans la métropole ou dans la capitale. La plupart des premiers ministres n’auraient pu accéder à la direction du Québec sans avoir l’appui des médias.
Cette situation n’a rien de surprenant. Financés avec les caisses électorales, les partis publiaient leurs propres journaux et ils disposaient de quotidiens grand public. On disait à l’époque que les journalistes étaient la milice active du parti. Même l’Église catholique a voulu, à une certaine époque, soutenir une presse qui véhiculait ses valeurs.
Des parlementaires propriétaires de médias
Depuis les débuts de notre système parlementaire, des députés ou des conseillers législatifs sont propriétaires ou actionnaires de médias.
Pierre-Stanislas Bédard, fondateur de notre premier journal politique, Le Canadien, cumule les postes de député et de chef du Parti canadien. Ludger Duvernay, propriétaire de La Minerve, fut lui aussi député, quoique brièvement. Joseph-Adolphe Chapleau, fondateur, bailleur de fonds et directeur politique de La Presse, a été premier ministre, secrétaire d’État fédéral et lieutenant-gouverneur. Le bouillant Télesphore-Damien Bouchard est propriétaire du Clairon de Saint-Hyacinthe alors qu’il occupe les fonctions de député, président de l’Assemblée législative, ministre, chef de l’opposition et sénateur.
Des artisans de la Révolution tranquille sont liés aux médias. Paul Gérin-Lajoie est le fondateur de L’Écho de Vaudreuil-Soulanges et Jacques-Cartier en 1957. Il en est toujours propriétaire lorsqu’il est élu et nommé ministre en 1960. Il s’en départit l’année suivante. Lionel Bertrand fonde en 1937 La Voix des Mille-Isles dont il assume la direction au moment où il redevient député à Québec et ministre.
Que dire maintenant des conseillers législatifs ! Thomas Chapais est propriétaire et rédacteur en chef du Courrier du Canada tout en étant conseiller législatif. Trefflé Berthiaume, propriétaire de La Presse, fait lui aussi partie du Conseil. Jules-André Brillant est propriétaire du Progrès du Golf, de la station radiophonique CJBR, et de CJBR-TV, de Rimouski, tout en siégeant au Conseil. Joseph-Oscar Gilbert, organisateur libéral et propriétaire du Soleil, ami de Duplessis, est nommé à la chambre haute québécoise sous l’étiquette de l’Union nationale
Premiers ministres et chefs de l’opposition propriétaires de médias
Félix-Gabriel Marchand est le fondateur du Canada français de Saint-Jean qu’il dirige alors qu’il occupe les charges de président de l’Assemblée, ministre, chef de l’opposition et premier ministre. Simon-Napoléon Parent est maire de Québec, président de la compagnie du pont de Québec, organisateur libéral, ministre, premier ministre et actionnaire majoritaire de la Compagnie de publication Le Soleil.
Arthur Sauvé, père de Paul Sauvé, occupe le poste de chef de l’opposition tout en étant directeur et rédacteur de La Minerve. En 1910, Henri Bourassa est député de la Ligue nationaliste à Québec lorsqu’il fonde Le Devoir. Il est le véritable chef de l’opposition sans en avoir accepté le titre.
Des empires médiatiques liés au monde politique
Certains croient que des empires de presse dirigés ou possédés par des parlementaires sont une création récente. Ce n’est pas le cas.
Jacob Nicol, député, ministre, trésorier provincial, conseiller législatif et sénateur est l’organisateur en chef du Parti libéral. Il fonde La Tribune de Sherbrooke, devient président de la Compagnie de publication Le Soleil, acquiert Le Nouvelliste de Trois-Rivières et L’Événement de Québec. Son empire comprend aussi les stations de radio CHLN de Trois-Rivières et CHLT de Sherbrooke.
Pamphile-Réal Du Tremblay, gendre de Berthiaume, un conseiller législatif et sénateur libéral, est président de la Compagnie de publication La Presse ltée. L’entreprise comprend aussi La Patrie, les stations radiophoniques montréalaises CKAC et CHLP. Dans la première moitié du XXe siècle, très peu de médias échappent à ce duo.
Depuis les années 1960, deux empires médiatiques québécois, fondés par des hommes qui n’ont jamais fait de politique active, mais qui ont eu beaucoup d’influence, ont été liés indirectement à la politique.
Paul Desmarais acquiert facilement La Presse sous Daniel Johnson père. Pour mettre la main sur Le Soleil, ce fut plus long et plus difficile. Sa première tentative échoue en 1973, Robert Bourassa s’y opposant. En 2000, Desmarais réussit avec l’accord de Lucien Bouchard. Desmarais a toujours eu des relations étroites avec le Parti libéral tant au fédéral qu’au provincial. Il est un acteur important dans plusieurs moments de notre histoire politique notamment en 1968, alors que Daniel Johnson est allé se refaire une santé à Hawaï en sa compagnie. Au retour de ce voyage, Johnson atténue son flirt avec la vague d’indépendantisme soulevée par le voyage du général de Gaulle.
Pierre Péladeau, fondateur du Journal de Montréal et du Journal de Québec, est très nationaliste — certains disent souverainiste — sans le manifester publiquement. Il donne une tribune à René Lévesque à l’époque où il ne parvient pas à se faire élire. Son fils Pierre Karl reprend les rênes de l’entreprise en 1999. En 2000, Québecor a pu acquérir Vidéotron et TVA avec l’appui financier de la Caisse de dépôt et placement. En 2014, au bout d’une réflexion et d’une évolution de son action, Pierre Karl Péladeau fait le saut en politique.
Ces deux empires médiatiques ont été créés avec la bénédiction des gouvernements et des milieux politiques québécois sans aucune opposition de la part des élus. Pourtant trois commissions parlementaires se sont penchées sur la question. La première porte sur la liberté de presse (1969) alors que Desmarais vient d’acquérir La Presse. La deuxième reprend la même question (1973) au moment où Power Corporation tente d’acheter Le Soleil ; et la troisième se penche sur les mouvements de propriété dans l’industrie des médias et des télécommunications (2001), quelque temps après l’acquisition du Soleil par Power Corporation et de Vidéotron par Québecor.
En somme, les relations étroites, certains diront incestueuses, entre les élus et les médias, font partie du monde politique, ici comme ailleurs, depuis les premiers jours de la démocratie occidentale.
POLITIQUE, MÉDIA, COMMISSAIRE À L’ÉTHIQUE
Une situation vraiment «exceptionnelle»?
Peut-être pas au regard de l’histoire, où les relations incestueuses pullulent
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