Le 20 août dernier le Président wallon, Rudy Demotte, s'est prononcé en faveur d'un nationalisme wallon ouvert, nationalisme qui correspond selon lui à l'existence d'un peuple wallon uni mais qui n'a pas encore développé assez le sentiment de son appartenance régionale.
Un débat étrange
Il y a quelque chose d'étrange dans ce débat intervenant en pleines vacances et qui n'a pas suscité de réflexions vraiment profondes, sauf peut-être de la part de Philippe Destatte et de Jean-Marie Klinkenberg. Vincent Laborderie politologue français à l'UCL a réagi d'une manière qui n'est pas très convaincante en disant « Le nationalisme suppose la définition d’un groupe qui inclut des individus mais dont d’autres sont, de facto, exclus. Mais le nationalisme "ouvert" a pour volonté d’intégrer des étrangers dans la communauté nationale à condition que ceux-ci acceptent un certain nombre de choses (comme la pratique de la langue).»
Il me semble que cette réaction manque vraiment d'originalité et de pertinence, car quels sont les Etats-nations démocratiques qui ne pratiquent pas ce «nationalisme ouvert»? Les mêmes s'abstiennent de manipuler les sentiments nationaux de manière exacerbée en vue de la violence et du rejet, soit ce à quoi on assimile souvent le mot «nationalisme».D'où la remarque de Philippe Destatte fustigeant (avec nuances) l'usage de ce terme malgré tout un peu péjoratif.
Je reviendrai sur ce qu'a dit Philippe Destatte, mais auparavant je voudrais profiter de cette remarque peu profonde de V.Laborderie pour rappeler la définition que donne Michaël Billig du nationalisme ordinaire : « l'ensemble des habitudes idéologiques qui permettent aux nations occidentales établies d'être reproduites (...) ces habitudes ne sont pas extérieures à la vie quotidienne, comme l'ont supposé certains observateurs. Chaque jour la nation est indiquée, ou "balisée" (flagged) dans la vie des citoyens. Le nationalisme, loin d'être une humeur intermittente dans les nations établies, en est la condition endémique. »
Il y a quelque chose d'étrange dans ce débat sur le nationalisme - wallon! - alors que les médias wallons, en particulier la RTBF, ont tenu le mois passé (mais c'est simplement l'illustration grossie de ce qui se passe d'ordinaire), des discours clairement et passionnément nationalistes belges. On entend, plus quotidiennement, dans ces médias - qu'il s'agisse de sport, de culture, de sciences, de réussite d'une entreprise etc. - des femmes, et des hommes cités, des groupes, le tout souligné par l'exclamation «et c'est [ou ce sont] un(e) Belge [ou des Belges]!» A quoi s'ajoute parfois, de la part non de la RTBF mais des personnes interrogées, si elles habitent Bruxelles, des remarques du type «je suis belge et, qui plus est, je suis Bruxellois»! Oui, le nationalisme banal belge existe bel et bien.
Il me semble qu'il faudrait maintenant se poser la question de l'identité de la Wallonie [1] et puis celle [2], tout aussi importante, de la démocratie avec tout ce que cela entraîne pour des idéaux émancipateurs.
[1] La question de l'identité wallonne
Les Wallons se ressentent-ils comme un peuple uni, une nation? On pose souvent (mal), la question de savoir s'il y a une identité wallonne. A cette question un autre politologue, Pascal Delwit, que l'on décrit souvent comme très proche d'Elio Di Rupo (un grand nationaliste belge s'il en est), répond étrangement - très étrangement - que à son estime « il n'y a pas d'identité wallonne.»
Je ne désire pas rejeter tout ce qu'il y a dans cette remarque. Mais c'est, d'un point de vue logique, une énorme bourde. Il n'y a en effet aucun sens à dire qu'il n'y a pas d'identité wallonne, dans la mesure où - on s'excuse de rappeler ceci qui est élémentaire -, si l'on peut s'exprimer sur la Wallonie (et Dieu sait qu'on le fait dans les milieux qui lui sont hostiles!), c'est que celle-ci est identifiable, qu'elle est un mot passé dans l'usage courant, qu'il s'agisse de discussions plus politiques ou intellectuelles ou de la vie de tous les jours.
Jeudi je suis allé à l'enterrement d'un grand écrivain de langue wallonne, Willy Bal, intellectuel de haut vol d'abord à Lovanium au Congo belge, puis à Louvain, membre de l'Académie, personnalité attachante, un grand sage. En avril 1995, à Liège, le Gouvernement wallon rendit hommage aux prisonniers de guerre de la Deuxième guerre mondiale qui étaient essentiellement wallons, les Flamands (et les Bruxellois) ayant été renvoyés chez eux (sauf les sous-officiers et officiers de carrière et quelques rares Bruxellois miliciens). Willy Bal prononça un bref discours à cette occasion d'une rare modération ne couvrant pas le feu de ses convictions profondes d'homme et de chrétien dont la famille m'a fait parvenir le texte le lendemain des funérailles et que j'ai aussitôt placé sur le site de la revue. Willy Bal y expliquait en démocrate profondément antifasciste (dès avant la guerre à l'université de Louvain), qu'il estimait qu'Hitler avait reconnu l'identité wallonne dans la mesure où il se méfiait des Wallons. On peut lire ce très beau texte ici. On sait en effet que, dès juin 1940, la décision allemande était de renvoyer les Flamands en Flandre et de maintenir les Wallons prisonniers en Allemagne, loin de la Wallonie. Ils y restèrent cinq ans.
Mais je le redis : le problème n'est cependant pas de savoir s'il y a une identité wallonne - c'est trop évident qu'il y en a une sinon un débat du genre de celui-ci serait impossible et le ressenti de quelqu'un comme Bal (et de ses camarades wallons) n'auraient jamais existé - mais de savoir s'il y a un discours pour l'exprimer de manière bien diffusée et généralisée. Et c'est là la part de vérité chez ceux qui disent qu'il n'y a pas d'identité wallonne.
Pas de discours suffisamment fort sur l'identité wallonne
Voici ce qu'écrit Jean-Marie Klinkenberg et il faut avouer que dans ce domaine (peut-être pas seulement pour la Wallonie), ce philologue et sémioticien de Liège parle d'or. Je le cite en l'abrégeant peu et sans le trahir : «Une identité collective est l'aboutissement d'un processus symbolique ...] en trois phases: (1) Il faut tout d'abord un substrat objectif, condition nécessaire, mais non suffisante: ce peut être un cadre de vie commun, certains comportements (allant du culinaire et du vestimentaire au religieux ou au politique), certaines situations sociales, etc. (2) Il faut ensuite une sélection de certains de ces traits, dès lors assumés comme autant de signes de démarcation [...] Ce processus de mobilisation relativise le substrat objectif, lequel peut être flou et largement diversifié (sans cependant pouvoir être inexistant). (3) Mais cette définition - qui fait monter à la conscience les traits du substrat qui pouvaient jusque là rester inconscients - ne suffit pas encore. Pour que l'identité puisse orienter collectivement l'action, elle doit se manifester largement aux yeux de cette collectivité; autrement dit, elle doit être communicable, ce qui suppose une [certaine forme d'institutionnalisation.»
D'une certaine façon tout est dit. La phase (1) existe indubitablement en Wallonie. La phase (2) me semble en cours à travers ce que Christophe Traisnel appelle «les laboratoires de l'identité», comme la revue TOUDI que je dirige et surtout l'Institut Jules Destrée. L'Institut Destrée est dirigé par Philippe Destatte (sur l'avis duquel je concluerai).
La phase (3) est à peine esquissée et ce qui se fait à cet égard est clairement saboté, notamment en prétextant du fait que la Wallonie n'a pas d'identité.
Ce n'est qu'un prétexte en effet : J-M Klinkenberg insiste sur le fait que, bien à tort, on estime souvent (comme notre ami Delwit), que l'identité n'existe pas faute de discours à son sujet, ce qui d'ailleurs entraîne aussi la négation du substrat (à nouveau comme l'ami Delwit). Dont pourtant à la limite, on pourrait se passer dès l'instant où le discours «marche» : Klinkenberg dit bien que les éléments objectifs de l'identité (le substrat) peuvent être flous et fragmentés.
On ne peut pas dire que l'actuel Gouvernement wallon (qui semble pourtant avoir tant de peine à mobiliser les Wallons et je dirai pourquoi), soutienne vraiment l'Institut Destrée.
L'Institut Destrée est par contre sollicité par de nombreuses Régions françaises qui ont dans leur statut la promotion de l'identité régionale. Alors que les Régions françaises sont des entités purement administratives et que la Wallonie est quasiment un Etat souverain (vu les traits de confédéralisme dans le fédéralisme belge, je ne fais que citer ici pour la centième fois Vincent de Coorebyter).
On s'étonne d'ailleurs que l'Institut Destrée ne puisse jouer aussi pleinement ce rôle en Wallonie, mais c'est dû aussi (pas seulement), au fait que développer le discours sur l'identité wallonne est mal vu de l'establishment francophone belge, celui-ci étant bien obligé d'accepter que l'Etat fédéral soit peu à peu dépouillé de toutes ses compétences, mais tolérant manifestement très mal côté wallon (coté flamand il ne peut rien faire) que cela s'accompagne du discours politique ou «national» adapté à cette évolution.
Ces changements sont énormes : en 1980 l'Etat fédéral gardait 100% des compétences politiques souveraines. Avec l'application de la 6e réforme de l'Etat après 2014, il n'en garde plus que 30% qui plus que probablement vont encore s'effilocher sans doute aussi vite.
A quoi sert donc encore le discours national belge? Peut-être pas à rien, pas encore du moins. Mais il enfonce davantage les Wallons dans l'attachement à un pays qui s'évapore et les distrait de la tâche urgente du redressement wallon que les autorités belges n'ont jamais que très peu soutenue.
[2] La question de la démocratie
Tous les changements dont je viens de parler ont une longue histoire. Ceux qui mettent en doute le fait qu'ils aient été acceptés par la population (ils estiment que c'est la classe politique qui les a imposés), feraient bien de réfléchir au fait que ceux-ci ont commencé il y a près d'un siècle avec la première délimitation (1932) des territoires wallon, flamand et bruxellois définitivement fixés ensuite en 1962. Nous vivons dans un pays démocratique. Le petit siècle dont je parle résonne d'innombrables débats sur ces questions, de reculs, d'avancées, de pétitions de la population en leur faveur parmi lesquels le pétitionnement wallon de 1963 [[ L'article de Wikipédia n'indique pas assez clairement que les réformes de l'Etat attendues étaient l'instauration du fédéralisme, ce que pourtant indiquent les dates de 1947 et 1952 qui sont les dates de l'échec des propositions de réforme de la Constitution dans le sens fédéral par une grande majorité de parlementaires wallons, les démocrates-chrétiens exceptés.]] est le plus impressionnant (il rassembla un nombre de signatures équivalant plus du tiers de la population : qui dit mieux?), avec la grève générale pour l'autonomie durant l'hiver 1960-1961, impitoyablement réprimée par un gouvernement dominé par les catholiques flamands (plusieurs morts, une centaine de blessés graves, des milliers d'arrestations).
Philippe Destatte a rappelé simplement que la nation ne se définit pas que de manière ethnique (ce qui attire le débat, utile d'ailleurs, comme on l'a vu avec Klinkenberg), mais aussi comme une «communauté de citoyens». Le terme nation est devenu si stupidement tabou que sur facebook hier Marc Bolland, un député socialiste pourtant régionaliste, pense devoir me faire taire en disant que la nation n'a rien avoir avec la démocratie! Or, c'est le contraire. Au sens où Destatte définit la nation («communauté des citoyens»), la nation n'est pas un choix possible parmi d'autres, une possibilité qui existerait ou non, c'est une exigence démocratique et émancipatrice.
Les Wallons doivent évidemment former une communauté des citoyens! Qui oserait prétendre le contraire? Personne je pense. Mais il est vrai que l'Oligarchie politique wallonne a fini par conduire tout le processus dont j'ai parlé, au départ enraciné profondément dans la population wallonne, en se passant de son avis. La manière même dont sont désignés les membres du Gouvernement wallon et du Parlement wallon échappent complètement à la communauté des citoyens de Wallonie. Et c'est pour cela qu'il faut une nation wallonne citoyenne!
S'il n'y a pas de discours efficace de l'identité wallonne (au sens de Klinkenberg), je pense avoir montré qu'il existe une position bien-pensante en Wallonie, y compris chez des gens pourtant critiques, consistant à déblatérer l'ensemble de la formation d'un Etat wallon [C'est ainsi que Jean-Marie Klinkenberg désirerait que l'on appelle la Wallonie, le terme Région étant totalement inadéquat. Je cite son article de 1992 et ses suggestions qui ont quasi toutes été suivies, sauf pour le mot Etat : «On ne parlerait ainsi plus de Ministre-Président, mais de premier ministre. On ne parlerait plus de siège, mais de capitale, plus d'exécutif, mais de gouvernement, plus d'assemblée, mais de Parlement, plus de région mais d'Etat. Et évidemment, on ne parlerait plus de région wallonne, mais simplement de [Wallonie.»]], le jugeant sans avenir, ridicule et j'en passe.
Evidemment, ces mêmes personnes, se disent citoyens du Monde (sans réfléchir au fait que c'est un idéal difficile et nécessaire aussi, mais pas une position dans laquelle se pâmer!), sans voir que leur idéologie de bien-pensants fait le jeu d'un système qui, tant au plan wallon qu'européen, installe un régime qui gardera longtemps les apparences de la démocratie alors qu'il en détruit jour après jour les bases morales et matérielles : dans plusieurs pays d'Europe, 50% des jeunes sont au chômage et en Wallonie par exemple, même les jeunes gens qui ont un poste universitaire sont devenus incapables d'acheter une maison sinon même de se loger [[Dans l'Etat belge, depuis 1985, alors que les revenus moyens étaient multipliés par 2, le prix des maisons a été multiplié par 5 : JT du 22 août 2013.]].
Oui, contre tout cela, il faut dans toute l'Europe des nations redevenues démocratiques et émancipatrices qui ne me semblent pas être celles du nationalisme soudain (re)découvert par Rudy Demotte. Il cherche trop à opposer ce nationalisme au nationalisme flamand alors qu'il conviendrait de parler de communauté des citoyens. D'ailleurs, il y a deux ans, Rudy Demotte estimait que la nation était un concept dépassé.
Ce qui est dépassé et stérile c'est le nationalisme banal belge devenu sans raison valable et qui, pourtant, nous fait un tort immense. [A propos du viaduc de Millau, l'Encyclopédie Wikipédia a signalé longtemps (en tout cas dans sa version de juin 2005), que par contrat le Bureau Greisch ne devait pas publier sa participation - [essentielle - à l'ouvrage.]]
A nouveau un débat sur le nationalisme
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
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