Après l'intervention en Libye, où s'arrête la guerre "humanitaire" ?

Géopolitique — Afrique du Nord



Réjouissons-nous, bien sûr, que la menace de massacres de civils en Libye se soit éloignée. Le dictateur sanguinaire qui opprime son peuple ne mérite aucune compassion. Mais que cette joie légitime ne nous empêche pas de voir la situation telle qu'elle est et de nous en inquiéter.
La France est en guerre. Elle n'est pas seulement partie prenante d'une large coalition. Le rôle prépondérant que nous avons joué dans l'opération à tous les stades, y compris militaires, nous place en première ligne. Les Libyens des deux bords ne s'y sont pas trompés : on pavoise à Benghazi avec des drapeaux tricolores et, à Tripoli, on lance des anathèmes contre la France. On peut se sentir assez fier que notre pays ait eu le courage d'agir. Cela ne dispense pas de considérer combien cette action est lourde de conséquences, de risques et de questions non résolues.
Car la guerre dans laquelle nous sommes engagés ne se réduit pas à la formule aseptisée de zone d'exclusion aérienne que les membres du Conseil de sécurité ont approuvée. Ce terme d'exclusion aérienne suggère une main protectrice étendue sur le ciel et venant, en douceur, empêcher toute violence. La réalité est plus crue. Nous tuons. Nous bombardons des véhicules remplis de combattants. Qu'il s'agisse probablement de criminels lancés à l'assaut de populations désarmées ne change rien à ce constat : nous avons beau affirmer que "nous n'interviendrons pas au sol", c'est bien au sol que sont tués ces soldats.
Nous sommes de fait engagés dans des combats terrestres, même si nous frappons - pour l'instant - depuis le ciel. Pour le justifier, la diplomatie française invoque les petites lignes du contrat, celle que l'on signe sans toujours bien les lire : la résolution 1973 stipule que pourront être prises "toutes les mesures, y compris militaires, visant à protéger les civils".
Nous y sommes : il s'agit d'une guerre "humanitaire". Nous lançons des opérations militaires destructrices contre un pays qui ne nous a pas attaqués, qui ne menace pas nos intérêts, autrement dit nous sommes totalement en dehors de la doctrine militaire telle qu'elle a été élaborée, en particulier par le Livre blanc sur la défense en 2007. Notre seul motif d'emploi de la force est la violation du droit humanitaire par le pays en question. Nous sommes dans un cas parfaitement pur du fameux "droit d'ingérence", concept qui triomphe paradoxalement à l'heure où son concepteur a quitté le ministère des affaires étrangères... Or, ce concept de droit d'ingérence pose de très nombreux problèmes qui ont d'ailleurs conduit à sa mise à l'écart du droit international, au profit d'une formule plus consensuelle : "La responsabilité de protéger."
Les dangers de ce droit d'ingérence, droit laissé à la discrétion des puissants pour attaquer qui ils souhaitent, ont été souvent soulignés. Le cas le plus flagrant d'ingérence dangereuse fut, en 2003, l'intervention américaine en Irak. La France fut à l'époque le pays qui s'est dressé contre cette intervention et en a souligné les effets pervers. Croit-on aujourd'hui qu'un tel principe est moins dangereux quand c'est la France qui l'applique ?
Ne faisons pas de mauvais procès à ceux qui ont lancé cette opération. Accordons-leur le mérite d'avoir agi selon leur conscience, pour épargner des vies humaines. Reste qu'il faut maintenant dépasser le stade de l'émotion et, pour conduire cette guerre et peut-être d'autres, élaborer une doctrine. Quelle est-elle et qui doit la formuler ? Nous menons une guerre humanitaire. Nous attaquons un régime en vertu de la conception que nous nous faisons de la dignité humaine. Bravo. Mais ce principe est-il applicable partout ? Doit-il fonder notre politique étrangère et guider toutes nos décisions ? En d'autres époques, la question pourrait être théorique mais, en ces temps de révolte arabe, elle est tout à fait concrète. Devons-nous nous préparer à agir demain en Syrie, au Yémen, en Algérie ? Dans le même ordre d'idée, il ne faut pas espérer non plus quitter l'Afghanistan où notre présence continue de garantir le respect des populations civiles...
L'autre hypothèse est que nous ne puissions ni ne voulions être partout les champions de nos principes humanitaires. En clair, cela signifierait que nous devrions choisir. Mais choisir qui et pour faire quoi ? Est-ce une prérogative exclusive et discrétionnaire du président de la République ? Faut-il qu'une situation tire des larmes à l'Elysée pour qu'on envoie nos soldats ?
Tous ces choix engagent fortement la France et ne sont pas sans risques. Le consensus international qui nous portait se délite aujourd'hui et les pays arabes commencent, avec d'autres, à exprimer leurs réserves. Par ailleurs, quelle que soit la supériorité ponctuelle de notre armée dans une offensive frontale, il faut penser aux nuisances graves - évidemment d'abord le terrorisme - auxquelles on s'expose en intervenant contre des personnages sans scrupules ni limites comme le colonel Kadhafi.
Je ne prétends pas qu'il faut s'en dispenser. Mais pour continuer d'agir et le faire dans l'unité, quelles que soient les surprises, bonnes ou mauvaises, que nous réserve la suite des opérations, il faut un débat national sur les fondements de notre action militaire. L'Assemblée ne doit pas seulement être consultée a posteriori sur une opération particulière. Elle doit pouvoir conduire sur ce sujet une réflexion générale et qui fasse participer l'opinion publique. Il ne s'agit pas d'entraver l'exécutif mais de lui donner un mandat clair et des limites. Le sentiment qu'il a d'être engagé dans une guerre juste ne saurait tenir lieu ni de doctrine ni de consentement national.
Nous attendons certes d'un président de la République qu'il ait du coeur et les nerfs pour décider une offensive militaire. Nous avons aussi besoin de sentir qu'il est capable de résister à la pure émotion. Notre héritage républicain nous confère des responsabilités internationales particulières et tous les peuples se tournent naturellement vers nous dès que leur liberté est menacée. Quelle réponse devons-nous et pouvons-nous leur apporter ? C'est cela qu'il faudra un jour que les Français décident. Ensemble.
Il est également ex-président d'Action contre la faim (2002-2006) et ex-vice-président de Médecins sans frontières (1991-1993).

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Jean-Christophe Rufin, écrivain, ancien ambassadeur de France à Dakar (2007-2010)

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Jean-Christophe Rufin, médecin, écrivain et diplomate. Né en 1952, il a été l'un des pionniers de Médecins sans frontières. De 2007 à 2010, Jean-Christophe Rufin a été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie. Membre de l'Académie française depuis 2008, il est l'auteur de nombreux romans dont "Rouge Brésil" (Gallimard, 2001), qui lui a valu le prix Goncourt, et "Katiba" (Flammarion, 392 p., 20 €).





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