Le mardi 11 septembre 2001, j'étais dans mon bureau, une collègue de l'administration facultaire vint m'annoncer qu'un avion venait de frapper une des tours du World Trade Center. J'étais absolument convaincu qu'elle donnait foi à un autre de ces canulars circulant dans Internet. Je la suivis à son bureau, histoire de lui faire la démonstration de sa naïveté. La radio était ouverte : une émission spéciale de Radio-Canada.
C'était vrai. Puis, c'était la télé. Nous assistions, en direct, à l'impact d'un second avion sur la tour sud. Deux autres allaient s'écraser, l'un sur le Pentagone, l'autre ayant raté sa cible, dans un champ de Pennsylvanie. Une cascade d'images hallucinantes. C'était l'horreur. Massacre d'innocents. Dévastation des familles. Atmosphère de fin du monde. La vie s'était arrêtée. Le quotidien était dérisoire. Silence.
Le 12 septembre nous étions tous Américains. Nous étions tous Américains, ce jour-là, car l'humanité consiste précisément à se sentir en solidarité avec la victime, avec l'innocent. Ses qualités et ses travers sont sans importance. La victime est simplement un autre nous-mêmes, un frère, une soeur. Sa douleur fait écho à ce nous avons pour la plupart d'entre nous, ressentis, un jour : l'arrachement d'un être cher, la déchirure dans le tissu d'une vie jusque-là intact. En fait, ce jour là, nous n'étions ni Américains, ni Français, ni Canadiens. Simplement conscients, pour un instant, que ce qui nous unit est plus grand que ce qui nous sépare. Nous étions simplement unis dans l'humanité. Nous étions des humains.
Nous entrions dans un autre monde : celui de l'après 11 septembre. Il fallait non seulement enterrer les morts et panser les plaies, ramasser les décombres et reconstruire, il fallait comprendre. Le soir même, le président Bush nous offrait une réponse qui me laissa stupéfait : "America was targeted for attack because we're the brightest beacon for freedom and opportunity in the world ". Cette répartie aurait été géniale dans une bande dessinée. Le malheur est que c'était la réponse que proposait Georges W. Bush à ses concitoyens désemparés qui se demandaient : "Pourquoi ?", "Pourquoi nous ?".
Oui, je sais, ce n'était pas le moment pour l'autocritique. C'était le moment de la solidarité dans le malheur ! Mais...
L'illusion d'une connaissance sans faille
Quelques jours plus tard, les États-Unis déclenchaient l'opération "Justice infinie". Cette expression m'irritait. Je compris vraiment la source de cette irritation quand, sous la pression de leurs alliés musulmans, les Américains consentirent à renommer l'opération "Liberté immuable". Ils jugeaient l'expression blasphématoire. Je me rappelai alors l'insistance du père Évode Beaucamp à faire comprendre à une génération d'étudiants épris des idéaux de justice sociale que Dieu seul est juste, que Dieu seul peut établir la justice. Non, ce n'était pas du conservatisme larvé, c'était refus du blasphème. Il est, en effet, blasphématoire de s'attribuer ce qui appartient à Dieu seul.
L'enjeu est de taille, il est non seulement religieux. Il est également politique car ce blasphème ouvre la voie au fanatisme. Pourquoi ? En vérité, la réponse est fort simple. Celui qui reconnaît que Dieu seul est juste et que Lui seul établira la justice est contraint à la modestie, à la réserve. Il sait son action imparfaite. Il doute, implore Dieu pour connaître et faire Sa volonté. Il sait toutefois que les "voies de Dieu sont impénétrables", que "Dieu seul sonde les reins et les coeurs". Qui est-il pour énoncer des sentences irréformables ? En lui retentit la Parole : "Mes chemins ne sont pas vos chemins". C'est sous la crainte du jugement de Dieu que le croyant agit. Il reconnaît cet écart impossible à combler.
Le fanatisme religieux, qu'il soit chrétien, musulman ou hindou, pour ne retenir que les plus connus, s'alimente à illusion d'une connaissance sans faille du point de vue de Dieu.
Heureux celui qui craint Dieu !
Le mal à l'état pur
Dans l'après 11 septembre, le terrorisme est devenu le grand repoussoir. La figure du mal à l'état pur. Loin de moi l'idée de le banaliser ou de le justifier. Ceux qui s'attaquent délibérément à des innocents, à des non-combattants, dans le but de semer l'effroi salissent la cause qui est la leur et se déshonorent. Néanmoins, le caractère repoussant de cette pratique ne rend pas caduques des distinctions élémentaires : comprendre n'est pas justifier !
Il importe de comprendre. Il y des usages du terme "terroriste", qui font obstacle, à la compréhension, à l'analyse, au diagnostic qui préside normalement à l'élaboration d'une thérapeutique adéquate. On pourrait dire la même chose des termes "fondamentaliste", "fanatique", "extrémiste". Ils ne servent souvent qu'à mieux nous démarquer d'eux, à les repousser. Au mieux, c'est notre désarroi qui s'exprime, au pire notre volonté d'échapper à l'âpre exercice de l'autocritique. Quand comprendre et justifier se confondent, l'autocritique est perçue comme occasion de donner raison à l'adversaire.
Ceux qui croient que c'est par les armes qu'on viendra à bout du terrorisme se trompent ou tentent de nous berner. La nature même du terrorisme le rend pratiquement inexpugnable. On ne peut empêcher la détermination de s'allier à l'imagination pour se mettre au service de la haine !
Mais il y a bien pire et bien plus dangereux que le terrorisme. C'est la sympathie qu'il suscite, la quasi-légitimité que lui accordent des populations qui font les frais de réformes économiques sauvages, de changements culturels imposés de l'extérieur ou de l'impuissance de la "communauté internationale" à faire en sorte que les rapports de force cèdent le pas au droit.
Le fossé qui sépare les idéaux au nom desquels nous prétendons agir et les conséquences concrètes de nos actions, ou de nos inerties, nourrit le discrédit sur ceux-ci. La rhétorique des droits de la personne est subversive car pleine de promesses. Promesse de s'y conformer soi-même, promesse d'en faire bénéficier autrui, promesse que nos politiques contribuent à leur développement, promesse que nos intérêts nationaux ne soient plus le maître mot de la politique, promesse que la "communauté internationale" se donne les moyens d'une justice internationale sans clause d'opting out...
Dans l'après 11 septembre, la mise en garde de la Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, Mme Louise Arbour, adressée aux belligérants du conflit opposant Israël au Hezbollah est un geste qui suscite l'espoir. Qualifier l'autre partie de "terroriste" ne donne pas un blanc-seing pour échapper à des accusations de crimes de guerre. Le geste était nécessaire dans un contexte ou la rue arabe croit, à tort ou à raison, qu'Israël bénéficie de l'impunité.
Les institutions de la justice internationale ont sensiblement évolué au cours des 10 dernières années. Leur autorité s'impose progressivement. Elles bénéficient d'un prestige croissant malgré les ratés qu'implique la mise en place d'un tel exercice. Leur développement et leur efficacité témoigneront, si l'on veut y mettre le prix, du sérieux de notre engagement à l'égard des valeurs sur lesquelles nos démocraties disent se fonder.
Encadré(s) :
Ben Laden
Y a-t-il encore urgence d'arrêter ben Laden? Pour les pays impliqués dans sa traque, la question se pose. Les États-Unis et le Pakistan peuvent-ils vraiment courir le risque de perdre de nombreux soldats pour aller le chercher en zone patchtoune? Peut-on l'arrêter, le traduire devant un tribunal pénal international et lui offrir la tribune d'un procès hypermédiatisé ? Peut-on courir le risque de le tuer et d'en faire un martyr ? Les chercheurs et auteurs [Pierre-Louis Malfatto et Élisabeth Vallet->1922] se sont penchés sur la question.
Bernard Keating Ph.D., professeur d'éthique à l'Université Laval
Avons-nous fui l'âpre exercice de l'autocritique ?
Par Bernard Keating
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