Documentaire ou fiction ? Comme il faut renseigner les champs, on écrira documentaire. Mais pour être honnête, ça se discute. Dans le doute, il aurait fallu s'abstenir. Mal aimé des codificateurs, le doute est en revanche permis, voire conseillé, pour les créateurs. Il procure à Cleveland contre Wall Street une vertu stimulante, sur le plan politique et artistique.
L'auteur de ce film, Jean-Stéphane Bron, un documentariste suisse parmi les plus vigoureux du moment, a donc traversé quelques lacs pour se rendre à Cleveland, Ohio, Etats-Unis, où la ville assignait en justice, le 11 janvier 2008, vingt et une banques de Wall Street, jugées par cette municipalité responsables des milliers d'expropriations immobilières consécutives à leur politique de crédits à risques.
Jean-Stéphane Bron, pour le dire autrement, arrivait à Cleveland en plein démarrage de la crise des subprimes, dont les conséquences - une crise financière mondiale comme on n'en a pas vu depuis 1929 - sont tristement connues.
C'est ce qu'on appelle avoir le nez creux : un sujet en or, si l'on ose dire, pour tout documentariste, d'autant que l'action en justice intentée par cette ville de Cleveland était sans précédent. Seulement voilà, la réalité est aussi, parfois, l'ennemie du documentariste. La procédure, bloquée par les arguments juridiques d'une kyrielle d'avocats stipendiés par les banques, se fait attendre. Pour dire le vrai, à l'heure où le film sort en première mondiale sur les écrans français, il n'a non seulement pas eu lieu, mais sa tenue est tout sauf certaine.
Qu'à cela ne tienne. Faute de procès, Jean-Stéphane Bron, avec l'accord de la municipalité et des parties civiles, l'a rendu possible pour les besoins de son film. Un procès de cinéma, donc, mais pas pour autant un faux procès. Car tout y est rigoureusement vrai. Le palais de justice, mis à disposition par la ville, le cabinet d'avocats mandaté par elle, les victimes, les acteurs, les témoins, et jusqu'à cet intrépide avocat venu de Chicago pour parler au nom des banques, qui n'ont quant à elles pas joué le jeu.
Plus que de jeu, terme bien désinvolte s'agissant d'une situation aussi dramatique, il faudrait pour être exact parler de dispositif cinématographique. Soit une situation établie par la mise en scène, à partir de laquelle tout ce qui se produit relève d'une réalité induite mais non simulée. A la limite, on peut penser que le cadre du cinéma ne fait ici que se substituer à celui, défaillant, de la justice, d'une manière encore plus radicale que ne le fait le genre purement fictionnel du film de procès.
Ce qui s'y déroule est de fait passionnant, pour deux raisons. La première tient dans l'histoire édifiante qui se décante au fur et à mesure des comparutions. Vous n'aviez rien compris à la crise des subprimes ? Ce film la rend claire comme de l'eau de roche. Il était une fois des banquiers très riches qui pour devenir plus riches encore inventèrent un moyen très efficace : accorder des crédits à taux exorbitants à une frange de la population démunie et non solvable, faire profiter de ces prêts regroupés en titres des actionnaires séduits par leur rentabilité, puis achever la bête en s'accaparant les biens des créditeurs incapables de rembourser.
A Cleveland, ville industrielle sinistrée du Middle West, vingt mille familles des quartiers défavorisés, à majorité noire, furent ainsi expulsées du jour au lendemain de leur maison.
L'autre intérêt du film consiste à poser ce constat, non sur le mode de la dissertation économique comme tant de films récents, mais à travers la présence charnelle des principaux protagonistes du drame et dans le cadre d'une joute rhétorique. Il en ressort de puissantes figures, et de vrais effets dramatiques.
Côté Cleveland, l'avocat Josh Cohen, homme de grande dignité habité par sa mission, Barbara Anderson, égérie noire de la lutte, Keith Taylor, ex-courtier en prêts hypothécaires repenti qui explique comment sa profession grugeait les pauvres gens avec l'aval des banques, ou encore le stupéfiant Michael Osinski, ingénieur informaticien et inventeur honteux du logiciel dont les banques se servirent pour mener la planète à la banqueroute.
Côté Wall Street, l'inénarrable témoin de la défense Peter Wallison, ex-conseiller de Ronald Reagan et chantre toujours convaincu de la dérégulation du marché, mais plus encore l'extraordinaire et méphistophélique avocat des banques, Keith Fisher. Tout en rondeurs et en esprit, ce maître de la sophistique capitaliste, apôtre quasiment lubitschien de la liberté d'entreprise définie comme droit naturel, emporte le morceau, confirmant qu'il ne saurait y avoir de bon film sans méchant qu'on soit tout prêt à aimer.
Qui dit procès, dit enfin jury et verdict. On laissera le spectateur découvrir l'un et l'autre, pour ne pas lui gâcher sinon son plaisir, du moins son édification morale et civique. Voilà, en un mot, un très bon film, qui aurait sans doute pu gagner à creuser davantage la convention de sa propre mise en scène, mais qu'on recommande chaudement.
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