Radicalisation

Comment Lunel est devenu "djihad city"

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La soumission française devant l'islam radical

Où en est Lunel aujourd'hui, trois ans après qu'une vingtaine de jeunes de cette petite ville de l'Hérault ont rejoint l'Etat islamique en Irak et en Syrie ? Dans "Le chaudron français", récit fouillé et intime d'une "faillite de l'Etat", les journalistes Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon font le point. Entretien.

Pourquoi Lunel est devenu Lunel, la ville française qui a fourni le plus gros contingent de jeunes partis rejoindre les rangs de l’Etat islamique en Irak et en Syrie ? Près de quatre ans après les premiers départs en novembre 2013, beaucoup se posent encore la question. Parmi eux, le journaliste du Parisien, Jean-Michel Décugis, un enfant du pays qui "aime sa ville", cette petite commune de 25.000 habitants située dans l’Hérault, non loin des circuits idylliques de la Camargue, transformée au fil des ans en "djihad city". Sur place, certains accusent le journaliste de revenir "mettre le feu", de dire, raconter une nouvelle fois cette histoire française de gamins français devenus terroristes pour de vrai. "Si on n’explique pas, on ne comprendra pas comment on est arrivé à cette radicalisation", confie quant à lui Jean-Michel Décugis. Pour comprendre, il a fouillé avec le journaliste du Point, Marc Leplongeon, dans ses souvenirs et les nombreuses pièces du dossier d’instruction. Un travail de mémoire et de recherche qui a abouti à un livre, Le chaudron français, récit fouillé et intime d’une "faillite" d'état.

Le chaudron français, Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon, (éd. Grasset)

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Marianne : Entre novembre 2013 et décembre 2014, plus d’une dizaine de jeunes de Lunel sont partis nourrir les rangs de Daech en Irak et en Syrie. Presque 1 habitant pour 1000, écrivez-vous. La plupart sont morts. Quelle est la situation sur place aujourd’hui ?

Jean-Michel Décugis : Il y a des choses qui ont changé. Au niveau de la mosquée par exemple, la mosquée Al-Baraka (accusée d’avoir été dans un premier temps complice des départs, ndlr). Les responsables ont mis beaucoup de temps à trouver un imam qui tienne vraiment la route, qui parle français notamment – c’était l’un des reproches. Aujourd’hui c’est le cas. Quand nous avons fait notre enquête en 2016 il n’y avait plus d’imam, les pratiquants avaient déserté la mosquée, il ne restait que les plus radicaux. C’est donc une vraie nouveauté. L’État a également mis les moyens. Lunel a presque été mis sous tutelle, il y a d’ailleurs toujours un sous-préfet qui est nommé, chargé entre autres de faire la médiation entre les différents acteurs.

Une partie du problème cependant demeure, la municipalité et le maire (qui en est à son troisième mandat et souhaite se représenter) restent dans un déni total. Actuellement, le projet phare de la mairie est en effet de financer la rénovation... des arènes. Le projet devrait coûter environ 10 millions d'euros, une somme énorme pour Lunel qui divise même parmi les fans de tauromachie. Aucun projet d'envergure n'est en revanche prévu pour désenclaver le centre-ville déserté où se concentrent les populations les plus démunies.

"La radicalisation n'est pas apparue en 2013 à Lunel"

Qu’est-ce qu’il y a dans ce "chaudron français" dont Lunel est devenu un symbole ? D'où tire-t-il son origine ?

Jean-Michel Décugis : La radicalisation n’est pas apparue en 2013 à Lunel. Ce qu’il faut savoir c’est que la ville, située entre Nîmes et Montpellier, est devenue dans les années 80/90 une plaque tournante du trafic de drogue qui focalisait, alors, toutes les attentions. A l’époque tout le monde était très content que les religieux aillent à la rencontre des populations et règlent leurs problèmes ; de toxicomanie, d’échec scolaire etc. A Lunel, ces missions très importantes, de santé publique, d’éducation, ont été déléguées, abandonnées en ce qui concerne la communauté issue de l’immigration maghrébine, de confession musulmane, aux figures locales du mouvement tabligh, (un courant ultra rigoriste né en Inde, ndlr), qui était à ce moment là en charge de la salle de prière. Ce n’est donc pas un hasard si on a constaté dès lors un repli identitaire et religieux.

A cela s’ajoute la déception née de la "marche des beurs" qui n’a pas permis de faire aboutir les revendications de la population sur l’égalité des chances, l’égalité des droits. A Lunel comme ailleurs, il n’y a pas eu d’intégration ni de représentation de ces générations, pourtant nées en France, au sein de l’élite, des municipalités, malgré l'accession de la gauche au pouvoir et la proximité de SOS Racisme avec le PS de François Mitterrand.

La politique de la ville a ensuite fini par créer un apartheid entre les populations, un apartheid territorial, social, ethnique. Aujourd’hui en France vous avez des quartiers complètement guettoïsés, il n’y a plus de mixité. Quand on emploie des termes comme "communautarisme", on a l’impression de dire des gros mots. Mais c’est une réalité d’une partie de la France. D'autant que sur le terrain, certains maires prêchent la laïcité mais continuent d'acheter la paix sociale et de gouverner en fonction de leur électorat. Ce qui s’est passé à Lunel, hélas, n’est pas un cas isolé.

"Attention à l'effet boomerang de tous nos renoncements"

Quelles conclusions tirez-vous de votre enquête ?

Jean-Michel Décugis : La solution ne peut pas être uniquement sécuritaire. Il y a un vrai travail de prévention à faire. La radicalisation touche tout le monde, y compris des personnes intégrées, des gens inconnus des services, etc. Ce n’est pas en multipliant les lois, en mettant tout le monde en prison qu’on va s’en sortir, qu’on va régler le problème des convertis par exemple, comme Raphaël à Lunel, qui a grandi dans une famille de confession juive et qui est mort en Syrie en 2014, ou le problème des jeunes adolescentes endoctrinées. Or qu’est-ce qui a été fait aujourd’hui en matière de déradicalisation et de prévention ?

Rien. On a une association qui a été condamnée au tribunal (Sonia Imloul, ancienne responsable d’une des principales cellules de déradicalisation a été condamnée à quatre mois de prison avec sursis pour détournement de fonds public, ndlr). On a un centre de déradicalisation qui a été fermé. On fait par conséquent ce qu’on a toujours fait au risque de subir de nouveau les conséquences : l’effet boomerang de tous nos renoncements.