Débat sur la dette et faux-semblants

Crise mondiale — crise financière


Lettre de Wall Street | LEMONDE

Entre idéologie et enjeux politiques, le débat sur le rehaussement du "plafond" de la dette, aux Etats-Unis, donne le sentiment d'un théâtre d'ombres. Rien ou presque des paroles et des actes des protagonistes qui ne soit empreint d'intérêts masqués, rien ou presque qui ne se fonde sur la conviction que l'oubli ou l'ignorance sont plus forts que tout. Deux exemples frappants illustrent ce mélange d'instrumentalisation et d'amnésie volontaire qui laisse de côté les questions de fond et commence à lasser une opinion qui peine à suivre un débat où la sincérité des protagonistes n'est pas la caractéristique majeure.
Commençons par les républicains. Formellement, ils prétendent faire de la réduction de la dette - plus exactement de son taux par rapport au produit intérieur brut (PIB) - une affaire de "principes". Or c'est largement une posture. Leur vrai cheval de bataille - qu'imposent pour le moment leur frange radicale du Tea Party et certains grands lobbies qui financent leurs élus - est la réduction massive du train de vie de l'Etat afin de l'empêcher d'agir, ce qui n'est pas la même chose.
On avait déjà évoqué la manière dont les élus républicains bloquent nominations et financements des agences fédérales pour favoriser la dérégulation ("Prix Nobel ? Incompétent !", Le Monde du 22 juin). Rarement attitude aura été rendue aussi visible que dans la décision récente de la commission de la Chambre dite de l'allocation des crédits (appropriations committee) de refuser de voter le budget de la Securities & Exchange Commission (SEC), le gendarme des marchés.
De la crise, cet organisme était sorti très discrédité. La SEC n'avait-elle pas enquêté à six reprises sur l'escroc Bernard Madoff sans aboutir ? Laissé la bulle de la dette immobilière enfler inconsidérément jusqu'à son implosion ? Pour beaucoup, son sort était scellé : elle serait au mieux profondément réformée, au pire vouée au dépérissement. L'administration Obama a hésité et fini par... la doter de prérogatives accrues.
La loi Dodd-Frank de régulation financière lui allouait plus d'enquêteurs et des spécialistes mieux formés pour déceler les fraudeurs en col blanc et les spéculateurs à risques. La majorité républicaine à la Chambre a cependant annulé sa dotation de 222,5 millions de dollars (158 millions d'euros) supplémentaires prévue dans son budget 2012, pour le maintenir inchangé (soit, en dollars constants : - 2,5 %). Motif invoqué : face à "un déficit fédéral cumulé dépassant 14 000 milliards de dollars de dettes", dépenser moins devient un impératif impérieux pour tous.
Or il s'agit là d'une entourloupe. Si la SEC est un organisme public, son financement ne l'est pas : il provient en totalité des contributions obligatoires des 35 000 acteurs des marchés américains. Ce sont eux qui cotiseront moins, et l'agence qui sera moins à même de poursuivre leurs brebis galeuses. Le déficit public n'en aura pas été réduit d'un seul cent. Pire, a noté Robert Khuzami, le numéro deux de la SEC, son organisme est un contributeur net au budget de l'Etat, de par les amendes qu'il impose aux financiers irrespectueux de ses règles : plus il peut les poursuivre, plus il ramène d'argent aux contribuables. Bref, au prétexte de "réduire les dépenses publiques", on creuse un peu plus le déficit...
Du côté des démocrates, le débat met en exergue une alliance de facto proprement ahurissante : celle de la Maison Blanche et des agences de notation. Ahurissante, quand on se souvient de ce que ces mêmes démocrates ont pu dire, il y a trois ans, lorsque l'opinion manifestait un rejet suraigu des acteurs de Wall Street et que l'autorité de ces agences, dont ils sont les clients et financiers, semblait irrémédiablement détériorée. Ces Standard & Poor's, Fitch et autres Moody's étaient accusées d'avoir laissé les AIG, Fannie Mae, Freddie Mac et compagnie s'endetter à risques pour des montants astronomiques sans jamais dégrader leur notation, d'avoir agi de même avec les sociétés de crédit sans foi ni loi et autres établissements qui structuraient leurs titres "pourris". C'était un temps où le secrétaire au trésor, Tim Geithner, assurait que, sous son administration, "la dépendance des investisseurs et des régulateurs aux agences de notation sera réduite".
Depuis, ces agences n'ont cependant été que très peu régulées. Et elles font aujourd'hui la pluie et le beau temps sur le marché mondial de la dette. Le rôle de ces chantres de la résorption des déficits à coups de coupes claires a enflé au point de dicter leur loi à des Etats tétanisés par la menace que représente une possible dégradation de la notation de leur dette. Et, alors qu'elles menacent Washington de le faire, comment réagit le même M. Geithner ? Plutôt que de se souvenir de ses propos féroces d'antan à leur égard, il s'empresse d'essayer de tirer un profit politique de leurs menaces pour amener les républicains à accepter un accord sur les modalités de la résorption du taux d'endettement américain moins conforme aux souhaits de sa fraction radicale du Tea Party. Obama-Standard & Poor's même combat : qui l'eût cru ?
En attendant, les vrais problèmes de l'endettement américain, ceux d'une société vieillissante qui ne produit plus que 10 % de ce qu'elle consomme et dépense immensément plus qu'aucune autre en frais militaires et de santé (pour un résultat, dans ce dernier domaine, très inférieur aux pays comparables), restent loin du débat public.
cypel@lemonde.fr

Sylvain Cypel


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