Europe, démocratie, nations

Crise mondiale - fin du capitalisme


Paru sous le titre "Identité postnationale et Maastricht"
_ Jean-Marc Ferry
_ Toudi mensuel n°11, mai 1998

REPUBLIQUE - Avec le "non" danois, un certain charme européen s'est rompu. Qu'en pensez-vous?
Jean-Marc Ferry - Il se constitue un front anti-Maastricht qui va de l'extrême-droite à la gauche la plus ferme et qui a peut-être comme conséquence de pousser à approfondir la réflexion et la recherche. Il y a en effet actuellement un espace de non-participation des citoyens à l'Europe. Il ne s'agit pas d'indifférence ni d'un manque d'information - cette manière d'interpréter les choses comme si tout relevait toujours d'un manque d'explications a quelque chose à voir avec la tradition dogmatique du PS français . C'est plus profondément l'absence d'un imaginaire au sein duquel on pourrait œuvrer à la compréhension de la problématique européenne. Nous ne disposons pas d'un imaginaire politique susceptible d'anticiper sur le plausible en ce qui concerne la forme politique que pourrait prendre l'Europe.
REPUBLIQUE - La forme à laquelle on songerait spontanément, ce serait celle de l'Etat...
Etat-nation? Empire? Comment penser l'Europe?
Jean-Marc Ferry - Il est possible que du côté de ceux qui s'activent à la construction de l'Europe, on songerait à la construction d'un Etat fédéral. Mais il est clair qu'en ce qui concerne l'opinion publique telle qu'elle est représentée par les leaders d'opinion et les intellectuels, la formule de l'Etat européen est rejetée en France. La revue Commentaires suggère et esquisse un autre modèle pour la forme future de l'Europe, celui du Saint-Empire romain germanique, ou encore, des ligues hanséatiques. Tout en concédant que c'est là sans doute une image qui n'épouse pas la réalité de l'Europe actuelle, on insinue qu'elle pourrait quand même stimuler l'imagination, et ouvrir la réflexion sur un autre horizon que celui de l'Etat-Nation à la française. Cette idée de l'Empire comme modèle de l'Europe a été promue récemment par quelques brillants médiévistes qui se sont empressés de la présenter sous des parapluies d'évidences - ce n'est qu'heuristique, ce n'est que pour imaginer ce qui va se passer -, mais j'espère bien que l'idée de l'Empire comme modèle de l'Europe future est, si j'ose dire, assez courte pour que la plaisanterie ne soit pas gâchée!
REPUBLIQUE - Pourquoi toute cette agitation, soudainement?
Jean-Marc Ferry - Jusqu'ici, suivant en cela la doctrine de Jean Monnet et Maurice Schuman, tout s'est passé de manière technique, "fonctionnelle" et sur une stratégie discrète du fait accompli, sans que cela n'ait des répercussions réelles profondes à l'intérieur des espaces publics nationaux. Maintenant, avec Maastricht et le non danois, il n'en va plus de même. La presse a en quelque sorte pris le relais en présentant le Traité de Maastricht comme une véritable constitution. Mais en même temps, il nous est difficile de conceptualiser une Europe politique, du moins en France, car aucun modèle d'État ne semble convenir, qu'il s'agisse du modèle français de l'Etat unitaire, forme moderne du Royaume, ou même du modèle allemand de l'Etat fédéral, forme moderne de l'Empire. Même si l'on a posé des jalons pour un Etat fédéral européen, on se défend de mettre en cause les identités culturelles des nations ainsi que la souveraineté politique des Etats. Peut-être qu'en sous-main, on porte atteinte à cette intégrité, mais au niveau du discours, nous sommes dans une structure qui n'est pas centralisée : il n'y a pas d'Etat européen.
REPUBLIQUE - Ce que vous appelez identité postnationale n'est-il pas du fédéralisme adapté à la question de l'Europe?
Jean-Marc Ferry - Non, car ce concept, tel que je le pense, est un concept philosophique qui n'a pas d'implications institutionnelles politiques évidentes. L'identité postnationale, c'est une identité où la citoyenneté ne se définit pas seulement en référence à une appartenance nationale (mettons : la nation au sens de Renan). L'idée de nation chez Renan est à la fois communautarienne et volontariste (le fameux "plébiscite de tous les jours"). L'idée d'une histoire commune qui solidarise un groupe et qui crée les conditions de l'entente, permet de vivre ensemble, c'est le versant, de facture "communautarienne", de la théorie de Renan. On a surtout retenu la dimension volontariste, avec l'idée que la nation résulte des individus qui désirent se rattacher librement à elle. Dans le contexte de l'époque (1880), après la défaite française face à la Prusse, et l'annexion de l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne victorieuse, cela devait justifier la conception dite “ française ” de la nation. D'une façon générale, indépendamment du contexte politique de l'époque, une telle conception présente en tout cas l'avantage d'effacer les critères culturalistes relatifs à la communauté de langue, de race. On peut penser que, avec le postnational, l'identité politique doit se définir par quelque chose qui est au-delà de la nation.
Dépasser la souveraineté étatique mais...
Dans l'identité posnationale, quelle que soit l'appartenance nationale, on définit son identité par rapport à des principes universalistes comme la démocratie, les droits de l'homme etc. Le concept apparaît chez Kant, quand celui-ci imagine un Congrès des Etats : les Etats-Nations ne sont pas chez lui intégrés en un seul Etat supranational, car une telle monarchie universelle, comme il l'appelait, cet immense Léviathan serait éminemment dangereux pour la liberté. C'est un Congrès des Etats qui se confédèrent sur un ensemble de principes qui sont ceux d'une constitution républicaine propre à chaque Etat. Ceux-ci doivent pouvoir vivre ensemble sans se diluer dans une entité suprationale. C'est une illustration du postnational : l'identité des citoyens se définit sur les principes qui unissent les Etats.
REPUBLIQUE - Maastricht, n'est-ce pas cela?
Jean-Marc Ferry - Non. C'est la préfiguration d'une entité supranationale qui, sans pouvoir l'avouer, tente de se construire sur le schéma fondamental d'un Etat-Nation. Evidemment, c'est assez embrouillé par la rhétorique, parce que, au niveau des déclarations d'intentions ce n'est pas d'un Etat-Nation que l'on veut. Lorsque l'on regarde le contenu du traité, on a l'impression que se profile un paysage politique assez singulier, encore hybride. En ce qui concerne le domaine interne dans la CE, on s'achemine vers une formule fédérale ou communautaire assez fortement intégrée. Là, cela ressemble à l'Etat. En ce qui concerne la Défense et la Diplomatie, la structure politique est celle d'une confédération. La nouveauté apportée par Maastricht à cet égard, c'est une disposition qui remplace la règle de l'unanimité au Conseil par la règle de la majorité dans le domaine de la sécurité extérieure, des sanctions à prendre vis-à-vis d'un pays tiers et c'est un pas vers l'intégration. Dans la pratique, un Etat qui ne voudrait pas suivre le Conseil, personne ne pourrait le contraindre. C'est à cela que l'on pourra tester le noyau de souveraineté des Etats-Nations. Il y a un droit d'exception et donc cela donne quelque chose de complexe. Ce droit d'exception pourra être institutionnalisé.
REPUBLIQUE - Le principe de la souveraineté étatique doit-il être dépassé ou pas?
Jean-Marc Ferry - Oui, mais pas dans le sens d'un transfert vers le haut : il faut qu'il y ait partage de la souveraineté mais un partage qui accroisse la participation des citoyens. Notre conception de la souveraineté, qu'elle soit démocratique ou monarchique, résulte d'une longue histoire qui a été élaborée au cours du Moyen âge et de la Renaissance et est profondément inspiré du concept chrétien de la personne comme étant une, autoconsistante, indivisible, “ incommunicable ”, c'est-à-dire intransmissible ou inaliénable. Ce concept chrétien de la personne a été fort important au départ des théories modernes de la souveraineté, chez Jean Bodin et Thomas Hobbes, puis Jean-Jacques Rousseau.
Il y a aujourd'hui éclatement de la souveraineté qui va être partagée entre différentes instances et même être diluée dans le corps social. J'aurais même tendance à penser que plus on fait de progrès dans la démocratie, plus le concept de souveraineté, paradoxalement, recule. Ce concept a été fortement pensé par Rousseau qui est le père de la démocratie entendue comme souveraineté populaire. Le langage de Rousseau le signifie bien : le Souverain est un Sujet, un “ moi ”, un “ corps moral ” uni par la volonté générale (qui possède les attributs de la personne : une, identique, autonome), un Sujet grand format. C'est là-dessus qu'ont été élaborées les théories des démocraties modernes et l'idée d'autonomie chez les Modernes.
Cette idée d'autonomie, plus spécifiquement rousseauiste et plus française qu'anglaise, a servi à construire un système politique sur l'idée que la volonté se ramasserait en un sujet : le peuple, s'exprimerait dans la loi et serai rendue effective dans l'Etat, de telle manière que la société soit autonome, c'est à dire capable d'agir sur elle-même. Dans cette vue des choses, on part du bas, de la souveraineté populaire et, de là, on transforme complètement ce corps social à partir de l'expression générale qu'est la loi. On tend ainsi à canaliser et organiser ce que Hannah Arendt nommait la puissance, soit la ressource essentielle de la légitimation politique qui ne peut pas être seulement ramassée dans l'idée d'une volonté une, car il s'agit de flots de communication, qui, de façon sporadique, avec des variations imprévisibles et des orientations diverses, concourent à former l'opinion publique ainsi que la volonté politique. Or, chez Rousseau, le présupposé d'unité tend à nier la pluralité foncière des sources de l'opinion. Si bien que, comme un retour du refoulé, ces sources de l'opinion, qui sont autant de ressources du pouvoir, se retrouvent à l'extérieur du système politique, sous une forme canalisée par les partis et la presse. Ceux-ci ne sont pas liés à la souveraineté mais à la représentation. Ils ont directement affaire avec l'opinion. Parallèlement aux procédures démocratiques stricto sensu, telles que les élections générales, les délibérations parlementaires, les votes législatifs, s'est constitué tout un dispositif d'agences organisant l'opinion publique. On parle de la presse comme d'un quatrième pouvoir. Et cela est en rapport avec l'histoire des démocraties. Le projet démocratique est déjà entré en crise au 19e siècle, avec l'irruption de la question sociale et l'avènement des sociétés de masses. La souveraineté ne peut plus être canalisée dans les expressions formelles classiques de la démocratie.
Cela passe par des instances beaucoup plus informelles. Cet aspect de la souveraineté diluée dans des flux de communication inorganisée ne peut vraiment être reconnu que dans un espace public, et en des termes qui ne peuvent plus être seulement ceux des élections, mais dans des procédures plus naturelles. Au fond, la souveraineté est déjà diluée à l'intérieur de chaque Etat-Nation. Et ce problème n'est pas vraiment pris en charge. Peut-être y a-t-il là un rapport avec le thème du déficit démocratique dont l'Europe est injustement le bouc émissaire, dans la mesure où elle serait le support du refoulé de cette problématique de la mise en cause de la souveraineté dans nos sociétés? Certes, il y a un grave déficit démocratique au niveau européen, surtout si l'on attend des instances supra- nationales qu'elles soient quelque chose comme un Etat.
Le déficit démocratique est patent mais il est déjà présent dans nos Etats et projeté sur l'Europe. On a harmonisé le droit, constitutionnalisé les traités, et cet édifice politique important, c'est seulement maintenant qu'on en discute. Tout cela s'était fait selon la logique de la négociation au sommet, sur des voies quasi-diplomatiques. Mais depuis quand élabore-t-on une Constitution selon des procédures qui obéissent au modèle de la diplomatie plus ou moins secrète, plutôt que sur la voie démocratique de délibérations publiques ? Le modèle diplomatique ne convient pas du tout à l'ambition d'une Constitution politique de l'Europe.
REPUBLIQUE - La crise de la souveraineté au sein des Etats se répercuterait au paroxysme au niveau européen?
Jean-Marc Ferry - Ce qui est en crise par rapport à la démocratie, c'est une certaine conception de la démocratie conçue sur le modèle d'une subjectivité imaginaire - le peuple de Rousseau -, car cette souveraineté est en réalité intersubjective. Mais cela n'empêche que restent vivants les idéaux démocratiques, indépendamment des formules dans lesquelles ces idéaux ont été pensés. Les idéaux démocratiques sont liés aux droits civils fondamentaux ou droits-libertés (par exemple l'inviolabilité du domicile), aux droits sociaux fondamentaux (par exemple les allocations de chômage) et aux droits civiques fondamentaux ou droits-participation (le droit de vote). Ce que met surtout en avant Rousseau, ce sont les droits-participation. Les ressources critiques existent toujours – du moins l'espère-t-on – et cela permet d'ouvrir un débat sur l'Europe.
Les citoyens, la politique et l'Etat
Le postnational ce n'est pas seulement le dépassement du statonationalisme français : l'identité postnationale est aussi postétatique évidemment mais la difficulté tient à ce que l'identité politique postnationale, cela ne signifie pas du tout une suppression des Etats-Nations et même au contraire. Il y a malentendu à assimiler le thème du postnational au thème du supranational.Le supranational reproduit, à un autre niveau, sur une plus grande échelle, le nationalisme.Penser la construction européenne sur le modèle de la construction nationale, viser à régionaliser ce qui n'est pas supranational, c'est reproduire le nationalisme à la puissance deux.L'identité postnationale passe, au contraire, par l'affirmation des Etats car il ne s'agit pas d'établir la puissance supranationale sur la ruine de l'Etat-Nation.
REPUBLIQUE - Si vous dites que la souveraineté est en crise, il faut que l'on dépasse les Etats mais par quoi?
Jean-Marc Ferry - De fait, il y a transfert de souveraineté. Cela ne présente pas que des avantages même sur un plan technique.Le pouvoir monétaire, cela expose l'ensemble de la CE à un marasme économique. Avec la monnaie unique, on ne peut plus faire des ajustements par taux de changes mais par niveaux d'emplois comme aux USA entre les différents Etats. Mais aux USA, il y a aussi un Etat fédéral qui assure en continuité les transferts. Cela permet que l'Etat qui doit faire ces ajustements par le niveau de l'emploi - il ne peut plus le faire par un taux de change puisqu'il y a une seule monnaie -, ait en compensation une espèce de transfert budgétaire des Etats par le budget fédéral vers lui-même. L' l'Europe n'a pas un grand pouvoir budgétaire. Pour répondre aux difficultés économiques et sociales qui résulteront de la monnaie unique et des ajustements qu'elle impose, on peut craindre qu'il faille centraliser le budget et la fiscalité en même temps. Quand on songe qu'il y a aussi concentration du pouvoir policier avec les accords de Schengen, on se rend compte qu'il y a une possible concentration des principales fonctions de la souveraineté étatique pour le domaine intérieur.
REPUBLIQUE - Après tout pourquoi cela serait-il si triste qu'il y ait transfert de la souveraineté nationale?
Jean-Marc Ferry - Du moment que cela ne se traduit pas uniquement par une perte de participation politique... Ce qu'il y a de dramatique, c'est la perte de participation des citoyens.Une sorte d'effet pervers serait d'offrir, en contre-partie des transferts de la souveraineté nationale, une belle constitution de l'Etat européen qui surgirait des eaux toute ruisselante de démocratie. Alors, on aurait l'Etat européen avec un parlement européen et un président de la Commission responsable, donc un Etat - effet de la ruse de la raison - ou de la déraison! - européenne.Ceux qui sont antieuropéens récriminent, au nom du déficit démocratique, et on leur refilerait un Etat européen, soit le contraire de ce qu'ils veulent! La conséquence de cela, c'est qu'il faut peut-être essayer de penser la politique en dehors de l'Etat. Ne peut-il y avoir de politique que dans l'Etat? C'est là que le thème de l'identité postnationale s'élève à la forme de l'identité postétatique.Il faut concevoir la forme politique au-delà de la forme Etat.Est-ce que c'est pensable concrètement? On peut essayer, au niveau du concept, de voir comment cela peut se penser même si c'est assez compliqué.Paul Thibaud critique une certaine duplicité de la dynamique européenne qui prétend être fonctionnelle mais qui construit un Etat européen, affaiblit les Etats-Nations. Cette dynamique européenne serait antipolitique (cela ne veut pas dire chez lui seulement antidémocratique). Il vise un certain technicisme qui consiste à construire l'Europe de manière purement fonctionnelle, destructrice pour les politiques nationales mais qui ne donne pas de sens politique, ne fait rien pour l'identité politique.Selon lui, seul l'Etat national est capable de donner du sens proprement politique, de dire à la collectivité de référence ce qu'elle est et ce qu'elle veut, ce pourquoi elle élabore des projets communs. Pour Thibaud, la dynamique européenne, ou bien amène à l'Etat européen et c'est monstrueux, ou bien amène à l'affaiblissement des Etats-Nations, ce qui est antipolitique. Pour lui, le politique est donateur de sens et est dans l'Etat.
Il y a deux présuppositions chez lui : 1) le politique est donateur de sens sauf à se renverser en son contraire; 2) le politique ne peut résider que dans l'Etat. Cela me semble problématique du point de vue de l'identité postnationale.Comment peut-il penser dans ce cadre le politique européen? Cela me paraît difficile. Pour la première présupposition - le politique est donateur de sens - , je ferais l'hypothèse que nous assistons à un phénomène de dissociation au sein du politique entre une fonction technique, organisationnelle, et une fonction critique qui a elle des finalités éthiques, ce que Thibaud nomme le politique en général.Il y a dissociation du politique dans ces deux fonctions.
2) Pour la deuxième présupposition - la politique ne peut résider que dans l'Etat - je dirais que l'Etat réalise au moins autant la première fonction technique que la fonction éthique et même que l'Etat est de plus en plus spécialisé dans la fonction technique et qu'il a moins à voir avec la fonction éthique ou critique.A qui attribuer cette fonction critique? C'est là que l'Europe peut jouer un rôle par la formation d'un espace public européen.Il me semble que l'on peut justifier l'espace public européen par rapport à la réalisation de l'identité postnationale.Le schéma postnational entend préserver l'intégrité des Etats-Nations : l'intégrité culturelle et la souveraineté politique.L'identité postnationale entend concilier l'unité du cadre politique de la CE et la pluralité des identités nationales. Là, on évite le modèle de l'Etat-Nation européen.
Pour dépasser vraiment le nationalisme
Il faut éviter également le danger de l'Empire, la domination d'un Etat sur les autres et donc se mettre en quête d'un élément de cohésion qui ne cherche pas à homogénéiser l'espace culturel européen, qui assure cohésion mais pas intégration. Il faut, je crois, concevoir une médiation entre la pluralité des identités culturelles et l'unité du cadre juridique. Cette médiation ne peut être qu'une culture politique partagée. Chaque nation européenne a sa culture politique. On n'interprète pas la démocratie de la même manière mais cela n'empêche que les Européens fassent respecter les mêmes droits fondamentaux, mais avec des versions nationales chaque fois différentes.Il faut que cela se rencontre et se confronte. On peut admettre qu'il existe des cultures politiques compatibles dans l'espace communautaire mais pas encore adaptées les unes aux autres car on ne s'est pas encore confronté. Cela pourrait permettre la cohésion de la CE.
Car la démocratie ne fonctionne pas seulement grâce à des principes et règles abstraites mais grâce à des valeurs partagées qui naissent de la pratique de ces principes.C'est seulement à ce moment que la démocratie existe : c'est à ce moment que Tocqueville parle de la démocratie concrète en Amérique. Il s'agit de cette réalité positive, communautaire, jadis exercée en Amérique au niveau des communes et des associations régionales. Cependant, la culture qui ferait la cohésion politique de l'Europe, n'est pas encore partagée. Un scénario plausible et acceptable de la création d'un espace public européen, c'est que les conflits ne manqueront pas de surgir lorsque seront mises en cause les normes européennes.C'est là que les principes prendront chair, comme le principe de subsidiarité et aussi lorsque des principes comme celui de l'harmonisation, de l'eurocompatibilité joueront de manière antagonique par rapport au principe de reconnaissance mutuelle ou encore le principe de communautarisation avec le principe d'exemption.Il y aura des conflits d'intérêts qui auront aussi objectivement la forme de conflits de principes parce que la Constitution n'est pas encore claire. Il y a des principes contradictoires qui la travaillent et ces principes contradictoires ne sont que la forme théorique de conflits d'intérêts probables. Simplement, au lieu que nous soyons dans l'état de nature des relations internationales, on est déjà dans un espace civilisé. Cette civilisation des relations internationales intra-communautaires fait que les conflits d'intérêts ne peuvent pas mettre en oeuvre une pure logique du rapport des forces. Il faudrait en outre souhaiter que ces conflits ne soient plus seulement de la compétence de la Cour de justice mais puissent aussi être traités par les profanes : pas seulement par les Etats et les représentants politiques, mais aussi tous les groupes sociaux qui entreraient dans cet espace de discussion un tel espace public n'étant pas seulement celui des conflits d'intérêts gardant la forme de conflits stratégiques, mais un espace de conflits d'interprétation qui devraient se dénouer dans des procès d'argumentation publique.
Ceci serait profondément différent par rapport à la politique des lobbies (qui seraient déjà 3.000). La souveraineté générale de Rousseau en prend un coup! C'est par le moyen de la publicité (au sens de Kant) qu'on supprime l' arbitraire des pressions de groupes privés. La publicité donne une potentialité plus raisonnable à la solution des conflits.Dès que la lumière de la publicité est sur quelqu'un, celui-ci ne peut plus ne pas se sentir engagé par les arguments qui furent engagés dans la discussion. Quand c'est en public, on est obligé de tenir compte des arguments. La publicité n'est pas une force morale.Elle a peut-être des vertus pédagogiques.La publicité n'est pas la moralité.Mais toute action dont la maxime est contradictoire avec l'exigence de la publicité est, comme dirait Kant, nécessairement injuste.Il y a un rapport étroit entre la force d'un argument et sa validité logique : l'argument porte d'autant plus fort qu'il est plus universel. Un argument peut être fort parce que celui qui l'énonce est fort, mais ces contingences sont neutralisées par la publicité de même que les compromissions injustes.La tâche d'un intellectuel c'est d'exiger cette publicité et toutes les conditions de la formation d'un espace publique européen parce que c'est à cette seule condition que les transferts de souveraineté nationale ne se traduiront pas automatiquement pas en perte de souveraineté populaire.
REPUBLIQUE - Cette culture ne pourrait-elle pas se substituer aux cultures des nations, déboucher sur une culture également homogène reconduisant, plus subtilement et à plus long terme, le même principe nationaliste que vous dénoncez, à savoir la congruence de l'appartenance politique et de l'appartenance culturelle?
Une culture de l'unité sans uniformisation
Jean-Marc Ferry - Sur le papier, ce modèle d'une identité postnationale est opératoire. Mais quand on y regarde de près, on peut se poser la question de savoir si une culture politique partagée qui permettrait de fonder la citoyenneté européenne ne pourrait manquer d'avoir des conséquences sur chaque culture nationale. Cela ne poserait un problème que dans la mesure où cela se ferait de manière non pas naturelle mais de manière constructiviste.Il y aurait une manière de bâtir l'espace européen de manière constructiviste par le moyen de médias transversaux transmettant des styles de vie européens standardisés, avec, par exemple, la même histoire racontée dans des feuilletons, les mêmes enseignements... Cela pourrait susciter des résurgences régionalistes ou nationalistes. Si, au contraire, les choses se font naturellement, cela n'est pas pathogène. Cela pose un problème. On ne peut pas ne pas penser à l'intuition d'Hegel selon laquelle il ne fallait pas que l'Europe se constitue dans une unité étatique parce que son universel est pluraliste et que la vie de l'esprit européen consiste dans le conflit. On peut être d'accord avec cette idée si l'on précise que "conflit" n'est pas synonyme de guerre : la compétition doit être plus médiatisée à travers le langage, les arguments, les discours, les argumentations. Cela peut être aussi rapproché de cette idée de Kant dans son Essai sur la Paix Perpétuelle : il ne voulait pas supprimer l'instinct de guerre mais le sublimer dans la compétition disciplinée, la concurrence réglée.Il ne la pensait cependant pas en termes communicationnels ni non plus comme un dialogue entre les divers esprits nationaux, non comme une concurrence culturelle mais comme une concurrence économique. Cependant jamais Kant ne voulut supprimer cette guerre qui fait que les arbres poussent beaux et droits là où ils sont groupés car ils doivent s'élever tous vers la lumière au nom de leur propre nécessité égoïste. Certes, la motivation est parfaitement égoïste mais cela produit la civilisation et celle-ci profite à tout le monde. La pensée de Kant, ce n'est pas "ou bien la paix ou bien la guerre", mais c'est le régime de la civilisation et c'est cela que l'on peut transporter dans le concept hégélien de la concurrence entre les cultures. Leur identité ne va pas disparaître dans la confrontation si l'on conçoit cette communication comme une forme sublimée de la lutte pour la reconnaissance, une forme dédramatisée par rapport à la lutte à mort.
REPUBLIQUE - Vous êtes contre le Traité de Maastricht?
Jean-Marc Ferry - Je suis contre la procédure du Traité de Maastricht parce que ce n'est ni un traité ni une constitution. Si c'était seulement un traité, la procédure de ratification serait trop démocratique (on pourrait s'en tenir au débat parlementaire), si c'est une constitution ,une telle procédure ex post est encore insuffisante. Le traité de Maastricht fait courir un risque à l'Europe en ce qu'il se prétend être l'agenda de sa Constitution et en ce que la façon dont il se fait accepter n'est pas digne d'un texte constitutionnel. Si la sensibilité démocratique est forte en Europe le Traité de Maastricht devra être rejeté à cause de cette dissonance cognitive liée à la procédure, alors que le contenu lui-même n'est pas mauvais?
REPUBLIQUE - Il est chez nous ratifié dans l'indifférence générale et cela est peut-être dû à l'inanité de l'Etat belge...
Jean-Marc Ferry - Si le Traité de Maastricht est important, s'il a de fortes implications politiques, ce que je crains c'est que ce soit après que cela se casse la figure, parce que les nationaux ne s'apercevront qu'après que c'était important . Et il est difficile qu'une population puisse savoir d'avance quels seront les implications d'un traité de cette importance. On peut imaginer que l'Italie va l'adopter sans problème parce que si certains éléments du traité ne conviennent pas aux Italiens, ils ne les appliqueront jamais, ce qui se produit déjà pour les lois nationales : il y a toutes sortes de moyens de le neutraliser.
L'honneur de la tradition française
Je crois que c'est l'honneur de la tradition et de l'esprit des Français que de faire un peu le contraire de ce que je me laissais aller (peut-être à tort) à imaginer des Italiens. Je souhaite que le Traité de Maastricht ne passe pas comme une lettre à la poste mais qu'un front critique se constitue qui correspondrait à ce qu'il y a de moins mauvais dans notre esprit national : le sens de l'autonomie politique, le refus que les dogmes constitutionnels tombent du ciel supranational sans qu'il y ait le moindre processus démocratique. Là, Rousseau doit retrouver toute sa force. On ne découvre pas dans la tradition française certains aspects communautaires empruntant beaucoup d'éléments anglo-saxons, comme la volonté de remplacer la volonté populaire ou la volonté générale par la jurisprudence. Il y a des théories du droit très modernes qui reviennent à dire : comment prétendre se laisser fixer par des textes de lois au surplus élaborés par des pères fondateurs anciens. Qu'est-ce qu'un texte? N'y a-t-il pas quelque illusion positiviste à vouloir retrouver l'intention du législateur? La signification que le droit reçoit dépend de l'interprétation reçue à une époque donnée. Au nom de la constitution vivante, on va déconnecter la production des normes communautaires de la procédure démocratique de la volonté du souverain. Parce que ce serait positiviste et primairement républicain! La réalité du droit c'est alors une décision du juge qui tient compte de la situation, de l'esprit du temps, du sens commun - avec tout le dogmatisme que cela comporte. Mais cela est étranger à la culture politique française et la CE emprunte beaucoup de ce point de vue aux USA. La France ne peut pas s'y sentir à l'aise et la plupart des critiques adressées à l'Europe au non du déficit démocratique ne visent pas les pouvoirs publics mais l'autorité de la Cour européenne de Justice qui fait la constitution a coups de jurisprudence, ce qui n'est pas ressenti comme légitime dans un contexte français.
REPUBLIQUE - Et que pensez-vous de l'argumentation qui consiste à dire que, sur le plan de l'opportunité, c'est une façon d'éviter que les Allemands ne tentent d'abuser de leur puissance, qu'il vaut mieux les avoir dedans que dehors...
Jean-Marc Ferry - C'est curieux d'utiliser un argument de type nationaliste en faveur de l'Europe : on en arrive aux premières justifications de l'Europe lorsque fut édifiée la CECA. Peu nous importe que le capital financier soit plutôt allemand du moment qu'au niveau de la répartition il y ait un équilibre entre les différentes grandeurs. Je crois que l'Europe ne peut pas être une Europe capitaliste qui serait aux mains des grandes décideurs économiques et qu'il faudra domestiquer le capitalisme au niveau de l'Europe comme on l'a fait à l'intérieur des Etats-Nations. Il faut combattre aussi le monétarisme qui a triomphé sur la base d'un diagnostic très superficiel de l'échec du keynésianisme. Il me semble que le keynésiansime n'a échoué que par rapport à la limitation que pouvait représenter la différence des monnaies nationales sur une échelle réduite qui était celle des Etats-Nations. Comme Michel Albert l'a bien montré, l'Europe offrait justement la chance de faire retrouver à la politique keynésienne toute sa force : l'effet multiplicateur d'une dépense ne se perdrait plus en importations comme dans le contexte qui a fait tant souffrir les socialistes français de 81. Pour Albert c'était l'Europe qui était la grande chance de relancer le keynésianisme.
Dans le système actuel, des banques centrales vont avoir un rôle disciplinaire très important pour faire respecter les équilibres, pas seulement sur les taux de change mais aussi les coûts salariaux, les prix, l'équilibre de la balance des paiements courants. Ce pouvoir de discipline repose sur des base doctrinales monétaristes qui font aussi la religion du FMI lequel impose aux pays endettés du tiers-monde des politiques de "vérité", d'austérité. Pour nos pays encore relativement confortables passe encore, mais il est étrange de demander à des gens au seuil de la pauvreté de produire des efforts pour rétablir l'équilibre... La banque centrale a la même conception que le FMI. L'union monétaire est réalisée mais pas sur les bases envisagées par Michel Albert. Les outils à la disposition de la CE on n'en fait pas l'usage qu'il préconisait. C'est un peu triste pour les Européens de l'Ouest mais pire encore pour ceux de l'Est. Il n'est certainement pas question pour les responsables de faire preuve, vis-à-vis de l'Est, de générosité keynésienne. Si l'on évalue les besoins de la Russie en prenant comme critères les efforts financiers que l'Allemagne de l'Ouest a consentis pour l'ex-RDA, c'est scandaleusement dérisoire, toutes proportions gardées. Et c'est grave parce que ces pays doivent passer à d'autres régimes et qu'ils ont été habitués à des formes d'Etat social. Même si les élites dirigeantes sont acquises aux dogmes libéraux, on aura beau leur chanter "liberté", "liberté" ! ils penseront surtout "solidarité". Les Polonais nous reprocheront de les laisser tomber; ce à quoi les responsables français sont habitués...
La Pologne avec d'autres région de l'Europe du centre, ce serait comme une sorte de no man's land entre la CEI et la CE, une région encore pauvre et mal armée pour réussir sa reconversion. L'ancien Empire russe va se reconstituer puisque l'Europe ne donne pas aux républiques de la CEI le soutien financier dont elles ont besoin. Elles vont se tourner ailleurs et se replier sur elles-mêmes. Gorbatchev était tourné vers l'Ouest. Eltsine se tourne vers l'Est et ne regardera plus du côté de l'Europe. Eltsine va demander aux USA tout ce qu'il pourra en tirer et reconstituera sa zone d'influence en direction de l'Asie: c'en est fini de la "maison commune européenne". Ne conviendrait-il pas, au nom de la démocratie et de la solidarité, de repenser en profondeur le projet européen?
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Le texte de cette conversation a été établi par Jean-Marc Ferry et la rédaction de RÉPUBLIQUE


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