Le 7 octobre 1763, Georges III signait une proclamation pour le Canada dont la teneur venait de lui être expliquée par les lords de son Conseil privé. En tant que roi d’une monarchie constitutionnelle, il s’adressait pour la première fois à ses nouveaux sujets canadiens pour les accueillir sous sa protection et leur promettre une assemblée représentative. Conformément à un usage ancien de la Couronne d’Angleterre à l’endroit de ses dépendances et colonies, il laissait en place les lois sous lesquelles ses nouveaux sujets avaient vécu et prospéré depuis un siècle, soit depuis l’adoption de l’Édit de création en 1663.
Une telle décision était conforme à la politique coloniale du gouvernement anglais qui avait pris forme au cours du siècle précédent et qui reprenait les règles appliquées aux anciennes dépendances de la Couronne. En conséquence, les habitants des pays acquis par conquête ou par cession se voyaient reconnaître de plein droit le maintien de leurs lois et coutumes. Cette règle de droit colonial était claire et appliquée dans les colonies d’Amérique depuis plus d’un siècle, de sorte que George III ne faisait que s’y conformer en signant la proclamation rédigée par les lords de son Conseil privé. Il n’avait donc jamais été question d’innover, de nuire aux Canadiens, et de provoquer le chaos dans ce pays pour plaire à une poignée d’immigrants qui pourraient s’y installer. En tout cas, il n’y a pas de preuve à cet effet.
Toutefois, au cours de l’année suivante, soit le 17 septembre 1764, la proclamation de George III, interprétée et appliquée par des officiers coloniaux incultes, incompétents ou mal intentionnés, allait précipiter la province de Québec dans un chaos judiciaire invraisemblable. La population canadienne, médusée, en retiendra le sentiment d’avoir été livrée à la domination d’un tyran, capable de rayer d’un trait de plume la totalité de leurs lois et coutumes, pour leur en substituer d’autres, supposément supérieures, soit celles de l’Angleterre.
Malgré des apparences accablantes, George III n’avait pas été l’auteur de cette tragédie, l’esprit mal intentionné à l’origine de ce désastre. Non seulement n’avait-il jamais souhaité ni ordonné l’abrogation des lois et coutumes du Canada mais, plus encore, une telle question n’avait jamais été abordée et discutée à White-Hall : ni parmi les lords du Conseil privé, ni parmi les fonctionnaires et juristes ayant œuvré à la préparation et à la rédaction de la proclamation royale. Pour mieux comprendre le contexte légal des évènements, voyons d’abord, à titre de toile de fond, les règles du droit anglais relatives aux colonies de peuplement, puis celles appliquées aux colonies acquises par conquête, cession ou traité.
Conformément à la politique tracée pour les anciennes dépendances de la Couronne, les principes généraux du droit colonial anglais ont pris forme à partir de l’arrêt Calvin rendu en 16071, puis se sont précisés à l’occasion de cinq autres jugements rendus entre 1670 et 17222. Un éminent juriste de l’époque, le professeur William Blackstone, les a fort bien résumés dans un traité de droit préparé à l’intention de ses étudiants et édité à Oxford en 1765. Voici.
Blackstone précise, tout d’abord, qu’il y a deux sortes de colonies au regard du droit anglais, soit celles fondées dans des contrées sauvages et inhabitées par des colons anglais, puis celles acquises suite à des conquêtes ou des cessions. Il écrivait : «Il a été établi par notre jurisprudence, au cours du siècle dernier, que si des sujets anglais découvrent et colonisent un territoire inhabité, les lois de l’Angleterre y deviennent immédiatement en vigueur3». Le droit anglais étant le droit de naissance de chacun, les Anglais le transportent avec eux chaque fois qu’ils s’en vont coloniser des contrées inhabitées où il n’y en pas encore de lois. Mais pour ce qui est des pays acquis par conquête ou cession et qui, à l’évidence, possèdent leurs propres lois, le roi a compétence pour les modifier, mais il ne le fera pas et ces lois demeureront en vigueur, à moins qu’il ne soit forcé d’intervenir, comme par exemple les cas où les lois seraient contraires aux lois de Dieu, ou que les pays en question seraient habités par des Mahométans, fidèles d’un faux prophète.
Ce dernier cas ayant été jugé offensant, il fut corrigé à l’occasion d’une décision rendue par le Conseil privé de Sa Majesté en 17224. Depuis cette date, n’étaient donc modifiées ou abrogées que les lois contraires à la religion, aux lois de Dieu et de la nature, ou encore celles autorisant que des actes de nature criminelle, c’est-à-dire « mala in se », ne soient commis. Également, en cas de silence de la loi sur un sujet donné, le droit anglais pouvait être plaidé par un justiciable et appliqué discrétionnairement par le tribunal à titre de droit supplétif général. Les lois locales pouvaient donc être modifiées, à la pièce, au cas par cas, selon les nécessités du moment, mais jamais en bloc et de façon sauvage comme ce fut le cas pour l’Ordonnance du 17 septembre 1764.
Le professeur Blackstone ajoute par la suite la précision suivante : «Nos plantations en Amérique sont de la deuxième sorte, ayant été acquises au siècle dernier par droit de conquête et expulsion par la force de ses habitants, (singulière justice dont je ne traiterai pas maintenant), ou encore par traités. En conséquence, la common law anglaise, comme telle, n’a aucune autorité ou légitimité dans ces colonies qui ne font pas partie de la mère patrie, mais constituent des dominions distincts, bien que dépendants5». Autrement dit, ces colonies ne font pas partie du royaume d’Angleterre, mais en sont des dépendances gouvernées par leurs propres lois pour tous les sujets d’intérêt local.
Ces règles, simples et claires, ont été appliquées de façon systématique dès le début du XVIIème siècle. Elles étaient connues des ministres, des juristes, et des fonctionnaires du Board of Trade and Plantations. Même dans le cas de colonies conquises, puis subséquemment peuplées de colons anglais, les lords du Conseil privé persistaient à appliquer la règle stipulant que les colonies acquises par conquête, traité et cession conservaient leur statut originel et continuaient à être gouvernées par leurs propres loi, et ce, malgré bien des tentatives de la part des colons anglais d’y substituer le droit de leur pays d’origine6. Ainsi, lorsque des assemblées coloniales votaient l’introduction de lois anglaises, le gouverneur envoyait le dossier à Londres où les lords du Conseil privé les désavouaient, à moins que la justification en soit établie.
L’histoire coloniale de la Jamaïque, bien documentée, nous fournit plein d’exemples de cette longue bataille entre des colons anglais et la mère patrie pour l’introduction du droit anglais. D’abord colonisée par les Espagnols, la Jamaïque a été conquise par les Anglais en 1655. Les colons espagnols, peu nombreux, ont tous été expulsés, et les esclaves, inquiets pour leur sécurité, ont pris la fuite, trouvant refuge dans la forêt tropicale.
Jouissant d’un climat et d’un sol favorables à la culture de la canne à sucre, les colons anglais y ont accouru nombreux. Certains, considérablement enrichis, sont retournés vivre à Londres, laissant la gestion de leurs plantations à des intendants. Ces riches planteurs, établis à Londres et en mesure de s’offrir les services des meilleurs avocats, ont tenté, pendant des dizaines d’années, de convaincre les lords du Conseil privé d’autoriser l’introduction du droit anglais dans leur colonie, entièrement anglicisée. Mais la réponse était toujours la même : «En tant que colonie acquise par conquête, votre droit demeure celui en vigueur à l’époque de son acquisition». Étonnant quand on considère les théories extravagantes qui subsistent encore au sujet de la Proclamation royale de 1763.
Après bien des échecs, le gouvernement métropolitain a, en 1729, autorisé l’assemblée législative de la Jamaïque à voter la mise en vigueur d’une partie importante du droit anglais dans la colonie suite à un engagement de voter un revenu annuel récurrent de £ 8,000 pour couvrir la liste civile de la couronne7. Mais ce succès de la Jamaïque a été exceptionnel. Beaucoup d’autres colonies de l’Angleterre n’y parviendront que beaucoup plus tard. Ces exemples nous permettent de mieux comprendre ce qui s’est passé à White-Hall entre mai et octobre 1763 lorsque le projet de proclamation royale pour le Canada a été élaboré. Tous les lords du gouvernement, ceux des Board of Trade and Plantations, les fonctionnaires et juristes qui ont participé à la confection de ce document connaissaient la jurisprudence, appliquée rigoureusement depuis plus de cent-cinquante ans, qui prescrivait que les colonies conquises conservaient leurs lois et coutumes, à l’exception de celles contraires à la religion, aux lois de Dieu et de la nature, ou permettant la commission d’actes de nature criminelle [mala in se]. Pourquoi y aurait-il eu un revirement complet de la jurisprudence pour sceller le cas du Canada qui n’était peuplé que de colons français vivant sous un système légal hautement avancé et reconnu pour l’un des plus modernes de l’époque ? George III serait-il devenu subitement méchant et malfaisant ? Examinons.
Pendant près de cinq mois, des notes, des mémorandums, des lettres, des procès-verbaux se sont accumulés dans les dossiers des fonctionnaires, des lords et des ministres8. Tous ces papiers, témoins impartiaux des travaux de l’époque, puis versés aux archives publiques, ont été scrutés, lus, relus, analysés par de nombreux historiens cherchant à faire la lumière sur les origines de la Proclamation royale, parfois même intéressés à y trouver une preuve tangible de l’intention délibérée de George III et ses ministres d’abroger d’un trait les lois et coutumes du Canada. Mais parfois, les silences sont plus éloquents que les mots : aucune preuve n’a jamais été retrouvée confortant l’idée d’abandonner une jurisprudence coloniale bien établie pour abolir d’un trait les lois et coutumes du Canada. Et, d’ailleurs, ce n’est pas dans la manière des Anglais de déroger à des habitudes : il n’y a rien de plus prévisible que la conduite d’un Anglais.
La Canada étant une colonie acquise par traité, la jurisprudence coloniale relative au maintien de ses lois et coutumes s’appliquait. Tous les intervenants connaissaient cette jurisprudence. Soulever l’idée d’abroger les lois du Canada pour les remplacer par celles de l’Angleterre était impensable : c’était virer l’ordre juridique à l’envers. Si un lord du gouvernement s’était aventuré à soulever la question, il aurait étonné tout le monde. Des demandes d’explications auraient fusé de partout. Les collègues ministres auraient voulu connaître les motifs d’un tel changement à une politique si bien établie. Il y aurait eu des discussions, des débats, des oppositions, des dissidences, des demandes d’avis juridiques. On ne tourne pas le monde à l’envers sans en fournir des motifs graves, voire impérieux. Tout ce remue-méninge aurait filtré abondamment dans les notes, mémorandums, lettres et procès-verbaux des lords, juristes et fonctionnaires. Mais il n’y a rien dans les archives ! Ce silence est en soi une preuve éloquente que l’idée de changer les lois du Canada n’a jamais été soulevée par aucun membre du gouvernement métropolitain. En ce sens, il y a des déclarations en hauts lieux confirmant que personne n’a discuté de changer les lois et coutumes du Canada.
Lord Hillsborough, président du Board of Trade and Plantations, avait été le premier responsable de la rédaction de la version finale de la proclamation à la fin septembre 1763. Il avait été personnellement au cœur des discussions ministérielles, les 29 et 30 septembre, lorsque le document a été révisé en comité9. Puis, l’année suivante, lorsque la nouvelle est arrivée à Londres que les autorités locales, à Québec, avaient abrogé les lois du Canada, Hillsborough a spontanément déclaré qu’aucun lord n’avait soulevé une telle possibilité10. Personne n’était mieux placé que lui pour le savoir et en témoigner. Son témoignage corrobore l’absence d’archives écrites.
Également en ce sens, et conformément à la procédure de rigueur lorsqu’un document devait porter la signature du roi, son procureur général, Charles Yorke, a consigné dans son rapport, après examen de la légalité du document, qu’il n’y avait rien trouvé de contraire à la loi11. S’il y avait constaté la moindre illégalité, ou possibilité de mettre Sa Majesté dans l’embarras, il aurait retourné le document au Conseil privé avec ses motifs de s’objecter à ce que le roi le signe. Une erreur de sa part en ce sens pouvait, à l’époque, enclencher une procédure d’impeachment qui aurait pu le conduire jusqu’à l’échafaud. Tous les juristes au service de Sa Majesté connaissaient les précédents en semblable matière. Ils avaient intérêt à garder l’œil bien ouvert et à ne pas se tromper. Mais il y a plus encore. Voici.
L’intervention directe de lord Mansfield, juge en chef du royaume, nous en fournit un témoignage des plus éloquents. Au cours de la soirée du 23 décembre 1764, il reçoit, impromptue, la visite de quelques personnes tout juste arrivées du Canada. Ces visiteurs tenaient à rencontrer le juge en chef pour l’informer d’une affaire de la plus haute importance, à savoir la révocation des lois du Canada et leur remplacement par les lois de l’Angleterre. On a aucune idée de l’identité des visiteurs en question, mais on peut présumer qu’il s’agissait de personnes dignes de confiance aux yeux de lord Mansfield puisque dès le lendemain matin, 24 décembre, il écrivait au premier ministre Grenville pour l’informer de cette situation qu’il jugeait inquiétante et inusitée. Voici ce que rapportait lord Mansfield – le plus grand juriste anglais du XVIIIième s. – dans sa lettre au premier ministre :
« Depuis notre dernière rencontre, j’ai eu quelques nouvelles générales du Roi, et par la suite, mais fort distinctivement, de quelques personnes qui m’ont rendu visite hier soir. Il s’agit d’une plainte au sujet d’un gouvernement civil, et d’un juge d’ici envoyé au Canada. Est-il possible que nous ayons aboli, d’un trait, les lois des Canadiens, leurs coutumes, et leurs formes de judicature ? Quelque chose qui n’aurait jamais dû être tentée ni même souhaitée. L’histoire du monde ne donne aucun exemple d’une conduite aussi irréfléchie et injuste de la part d’aucun conquérant, encore moins de la Couronne d’Angleterre qui a toujours laissé intactes les lois et usages des peuples conquis, avec seulement quelques changements lorsque l’exercice de la souveraineté est en cause. Il est possible que les principales parties de ce rapport soient erronées, mais la nouvelle m’a laissé tellement remué que je ne peux m’empêcher de vous écrire à l’instant pour vous en faire part. Vous pouvez facilement prendre information auprès du Board of Trade pour savoir si une mesure a été prise, ici et expédiée là-bas, pour imposer, d’un trait et en bloc, un droit nouveau, et inconnu des Canadiens12 ».
Quoi de plus éloquent ! Lord Mansfield était d’ailleurs particulièrement au fait de l’état du droit en matière coloniale. Pendant toute sa carrière, d’abord comme jeune avocat, puis à titre de procureur général du roi, il a été impliqué dans de nombreux litiges entre les gouvernements coloniaux et le Conseil privé de sa Majesté. Il confirme très bien que la politique du gouvernement impérial avait toujours été de respecter les lois et coutumes des pays conquis, à l’exception des adaptions nécessaires à l’exercice de la souveraineté. En fait, il s’agissait de la pratique bien connue à l’endroit des dépendances et colonies de la couronne.
Les lords et juristes qui ont œuvré à la confection de la proclamation de 1763 connaissaient très bien la ligne de conduite du gouvernement depuis plus de cent-cinquante ans. Aucun d’eux n’a même songé à y déroger. Si un seul avait signifié son intérêt d’y déroger, il y aurait eu des questionnements, des discussions, des débats, des dissidences, des avis juridiques qui auraient laissé des traces dans les archives, c’est-à-dire dans les notes, les lettres, les procès-verbaux, les avis juridiques écrits. Mais, répétons-le, il n’y a rien ! L’état du dossier prouve que les lords du gouvernement n’ont jamais songé à s’écarter de la pratique établie afin d’abroger les lois et coutumes du Canada, et que la Proclamation royale signée par George III le 7 octobre ne pouvait être interprétée comme une rupture complète avec le droit établi.
Malgré la clarté et la simplicité du droit en la matière, le Conseil colonial à Québec a voté en 1764 une ordonnance prenant pour acquis que la Proclamation royale aurait abrogé d’un trait les lois et coutumes du Canada ; mais il l’a fait sans droit, arbitrairement, sous les conseils du juge Gregory et du procureur général Suckling, deux incompétents insurpassables. En droit, on appelle ça un «fait de puissance». Le lecteur intéressé à en savoir plus sur le sujet peut consulter en ligne notre article : « L’Ordonnance du 17 septembre 1764 ».
Mais que valent des faits prouvés contre des mythes ? Les avocats, les juges, et la plupart des historiens répètent à satiété que les lois et coutumes du Canada ont été abrogées en 1763. C’est bête, mais la dynamique coloniale c’est ça !
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec,
Constitutionnaliste,
Historien du droit et des institutions.
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4 commentaires
Me Christian Néron Répondre
8 janvier 2015Aux commentaires précédents : il y aura un article à l'Acte de Québec ( 1774 )
qui abrogera explicitement toutes les ordonnances adoptées suite à la
Proclamation royale de 1763.
Archives de Vigile Répondre
5 janvier 2015M. Néron
Vous devez prendre connaissance du Livre de M. Jacques de Baudoncourt HISTOIRE POPULAIRE DU CANADA de 1886 que vus retrouverez sur le site Canadiana la vraie histoire. Le Canada vendu au Canadiens français et la cession du Nord-Ouest au Canada. Nos lois devaient être respectées, mais une certaine classe très influente en a décider autrement.
Archives de Vigile Répondre
2 janvier 2015J'aimerai savoir la suite y a t'il eu une correction suite aux décisions du juge Gregory et du procureur général Suckling..
Claude Richard Répondre
20 décembre 2014Et alors, est-ce que le gouvernement anglais a désavoué l'ordonnance du Conseil colonial de 1764 pour véritablement rétablir les "lois et coutumes" du Canada (ou de la Nouvelle-France)? S'il ne l'a pas fait (ce que je crois), cela équivaut à l'établissement d'un droit nouveau par défaut, et par conséquent à une mise en coupe de la population du Québec à l'époque. C'est, je crois, l'essence de la pensée de Maurice Séguin. Détrompez-moi si j'ai tort.