Les chiffres sont écrits à l'encre sur la paume de sa main, comme s'il était un enfant préparant une antisèche pour un examen : 1.035 morts, 6.233 blessés, à 2h, lundi matin (28 juillet). Il efface quotidiennement ces chiffres et les met à jour.
Cette semaine, le Pr Mads Gilbert a quitté l'hôpital de Shifa, dans la Bande de Gaza, pour prendre de brèves vacances dans son pays, la Norvège, après deux semaines ininterrompues à soigner les victimes de la guerre. Son collègue et compatriote, le Pr Erik Fosse, était censé venir le remplacer à Gaza, mais Israël l'empêchait, encore en milieu de semaine, de le faire. Fosse, lui aussi, a passé la première semaine de l'Opération Bordures Protectrices à Shifa et voulait y revenir.
Gilbert et Fosse avaient aussi travaillé à Shifa durant l'Opération Plomb Fondu, en 2008-2009, après quoi ils avaient publié leur livre déchirant, Eyes in Gaza, un best-seller international. A présent, ils soutiennent que la guerre actuelle dans la Bande de Gaza est encore plus terrible que la précédente, en ce qui concerne les dommages causés à la population civile.
Les deux hommes ont la soixantaine. Ils étaient des admirateurs d'Israël dans leur jeunesse, mais la première guerre du Liban en 1982 - lors de laquelle ils se sont portés volontaires pour soigner les blessés palestiniens - a modifié leur point de vue et changé leur vie à jamais. « C'est à ce moment-là que j'ai vu pour la première fois la machine de guerre israélienne », se souvient Gilbert.
Fosse dirige une organisation humanitaire qui s'appelle NORWAC (Norwegian Aid Committee), qui fournit une assistance médicale aux Palestiniens et est financée par le gouvernement norvégien. Gilbert, qui est un volontaire indépendant, et Fosse ont tous deux consacré une bonne partie de leurs vies à aider les Palestiniens, et Gaza est devenue un deuxième foyer pour eux. Lundi après-midi, nous avons rencontré Fosse, un chirurgien cardiaque, à Herzliya après son retour de vacances en Norvège, sur son chemin de retour vers Gaza. Les images décrites par ces deux hommes devraient peser lourdement sur la conscience de tout être humain.
« Durant Plomb Fondu, je pensais que ce serait l'expérience la plus horrible de ma vie », dit Gilbert, « jusqu'à ce que j'arrive à Gaza, il y a deux semaines - qui était encore plus épouvantable. Les données révèlent qu'il y a 4,2 victimes palestiniennes par heure [.] Plus d'un quart des morts sont des enfants, plus de la moitié sont des femmes et des enfants. Les Forces de Défense Israéliennes [Tsahal] admettent que 70% sont des civils, l'ONU dit 80%, mais de ce que j'ai pu voir à Shifa, plus de 90% sont des civils. Cela signifie que nous parlons d'un massacre de la population civile.
« Shoujaiyeh a été un véritable massacre », poursuit-il. « Durant Plomb Fondu, je n'ai pas vu cette sorte d'attaque contre des immeubles d'habitation : à l'époque, c'était plutôt les structures publiques qui étaient attaquées. La brutalité, le mal intentionnel infligé aux civils et la destruction sont plus terribles que lors de Plomb Fondu. Je ne suis pas impressionné par le fait que les gens soient prévenus 80 secondes à l'avance d'évacuer leurs habitations. C'est inhumain. Le spectacle de Shoujaiyeh est plus terrible que tout ce que nous avons vu durant Plomb Fondu.
Regardez Shoujaiyeh - ça ressemble à Hiroshima. Jamais je ne m'habituerai au spectacle d'un enfant blessé pour lequel nous ne disposons pas de moyens adéquats pour le soigner. Nous utilisons une anesthésie locale, en raison du manque de médicaments, et nous n'en avons même pas assez pour cela ».
Gilbert, qui enseigne à l'Université de North Norway, est également furieux après ce qu'il considère comme des dommages intentionnels aux hôpitaux. Il ne reste rien de la réhabilitation de l'hôpital d'al-Wafa ; l'hôpital des enfants Mohammed al-Dura, à Beit Hanoun, a été pilonné par l'armée, et un enfant de deux ans et demi hospitalisé dans l'unité de soins intensifs a été tué. Quatre personnes ont été tuées dans l'hôpital al-Aqsa. Gilbert a visité l'hôpital des enfants et a vu la scène de ses propres yeux. Neuf ambulances ont été attaquées ; des membres du personnel médical ont été tués ou blessés. Pour Gilbert, ces incidents constituent des crimes de guerre.
Le docteur a été particulièrement impressionné par la détermination et le comportement des habitants, en premier lieu par les équipes médicales locales. A Shifa, aucun employé n'a reçu de salaire depuis quatre mois ; au cours des huit mois précédents ils n'ont reçu que la moitié de leur salaire. Même les employés dont les maisons ont été détruites restent à leur poste. Leur dévotion au travail dans de telles conditions l'a étonné.
Quant à l'affirmation selon laquelle des dirigeants du Hamas se cachent à Shifa, les deux Norvégiens disent qu'ils n'ont pas vu un seul homme armé ou de dirigeants de l'organisation ; quelques ministres du Hamas sont venus rendre visite aux blessés.
Gilbert dit que durant l'opération Plomb Fondu également, Tsahal a essayé d'effrayer le personnel médical en prétendant que des militants armés se cachaient dans l'hôpital, mais la dernière personne armée que les Norvégiens ont vue à Shifa était un médecin israélien, durant la première Intifida, il y a des années de cela. Gilbert déclare avoir dit à cet homme que la loi internationale interdit d'introduire des armes dans les hôpitaux.
De la même manière, il réfute l'accusation selon laquelle le Hamas se sert de la population civile comme d'un bouclier humain, et ajoute : « Où les clandestins antinazis se cachaient-ils aux Pays-Bas et en France ? Et pourquoi cachaient-ils leurs armes ? »
« Je ne soutiens pas le Hamas » dit Gilbert. « Je soutiens les Palestiniens et aussi leur droit à choisir de mauvais dirigeants. Et qui a choisi Netanyahou et Liberman ? Ils [les Palestiniens] ont le droit de se tromper. Cela fait 17 ans que je me rends régulièrement à Gaza. Plus on les bombarde, plus le soutien pour la résistance grandit. La tentative de dépeindre le Hamas comme Boko Haram est ridicule. J'ai le sentiment que Boko Haram c'est Tsahal, qui viole la loi internationale. Comment ses commandants peuvent-ils être fiers de tuer des civils ?
« L'Histoire les jugera et je pense que Tsahal n'en sortira pas grandi, vu les faits sur le terrain. J'en appelle aux Israéliens : Levez-vous ! Faites preuve de courage ! Israël s'oreiente dans une direction pire que l'Afrique du Sud - et ce serait une façon honteuse de quitter la scène de l'Histoire. »
Fosse est plus mesuré, peut-être parce qu'il n'a travaillé que depuis le début de l'invasion terrestre de Gaza ; à Shifa, il a mené environ 10 opérations par jour. Il loue l'expertise des médecins de Gaza avec lesquels il a travaillé.
Fosse considère que sa mission va au-delà de la salle d'opération et qu'il doit lancer un cri d'alarme au monde, après que Gaza a été vidé de toute présence internationale par Israël. Il dit que la plupart des blessés qu'il a soignés ont été touchés par des missiles guidés de précision, et il est par conséquent certain que les nombreuses blessures dont ont été victimes les enfants et les civils étaient intentionnelles.
Dans le livre norvégien, ils ont présenté des photos de tireurs d'élite de Tsahal portant des chemises sur lesquelles étaient inscrites ces légendes : « Smaller - Harder [Plus petit - plus dur] » et « One Bullet - Two Killed [Une balle - deux tués] ». Cette fois-ci, ce sont des missiles intelligents qui tuent les enfants. Mais pour Fosse, le siège de Gaza par Israël est même plus grave pour ses habitants que la guerre. C'est la raison pour laquelle le Hamas est plus agressif maintenant.
« Pendant sept ans, toute la société [à Gaza] a été mise en pièce. Il n'y a pas de commerce, pas d'exportations, aucune échappatoire. La seule occupation pour gagner de l'argent est la contrebande et cela détruit la société. Cela détruit Gaza en tant que société normale. Le siège a créé une mince couche de personnes qui se sont enrichies de cette contrebande - tous les autres sont pauvres. Cela sape les structures de la société et c'est le plus gros problème de Gaza.
« Je me suis souvenu des conversations que j'ai eues avec des chirurgiens palestiniens de mon âge. Pendant des années, ils ont vécu dans un Gaza ouvert qui avait d'excellentes relations avec les docteurs israéliens. Ils ont toujours rêvé de revenir à cette situation. A présent, ces mêmes docteurs se rassemblent autour du poste de télévision et se réjouissent lorsque des roquettes tombent sur Israël. Je leur ai dit : Mais Israël réagira. Et ils ont répondu : Cela n'a plus d'importance. Nous allons mourir de toute façon. Il vaut mieux mourir sous les bombes.
« Ils ont perdu tout espoir. Il est choquant de voir ces gens perdre leurs enfants, et ils s'en fichent désormais. Israël perd maintenant des soldats afin de préserver une situation à laquelle le monde entier s'oppose. C'est un crime contre une énorme population civile », ajoute Fosse.
« Vous avez volé leur avenir et ils sont désespérés. Le Hamas n'a pas beaucoup de soutien, mais il y a un immense soutien pour le sentiment qu'il n'y a plus rien à perdre. Et de l'autre côté, il y a une société en Israël qui s'en fiche. C'est très triste. Vous, qui avez connu l'Holocauste, êtes devenus racistes. A mon avis, c'est une tragédie. Pourquoi faites-vous cela ? Vous franchissez toutes les limites éthiques - et à la fin, cela détruira également votre propre société ».
Gideon Levy
Israël a volé l'avenir de Gaza... et son espoir
Par Gideon Levy
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