Israël et les exigences surréalistes du Pentagone

Géopolitique — Proche-Orient



Quelques remarques du nouveau secrétaire à la défense Leon Panetta, hier en route pour une visite en Israël (avant un passage à Bruxelles, pour une réunion des ministres de la défense de l’OTAN), ont douloureusement résonné dans les oreilles des dirigeants israéliens. En un mot, Panetta reproche à Israël son isolement actuel, à cause du “printemps arabe“ et tout ce qui s’ensuit, et recommande avec insistance à ce pays de reprendre les négociations avec les Palestiniens et de se réconcilier avec l’Egypte et la Turquie. Venant du Pentagone et des USA, cette recommandation peut sembler assez peu ordinaire, notamment à cause de la politique erratique et maladroite de Washington vis-à-vis des derniers événements, qui a constitué une des causes de l’isolement d’Israël, peut-être la cause fondamentale de cet isolement. Mais cette sorte de contradiction typiquement washingtonienne n’est ni la première, ni la dernière.
Le Guardian du 3 octobre 2011 fait rapport des déclarations de Panetta.

«In a blunt assessment made by Leon Panetta, the US defence secretary, as he was travelling to Israel, he said the ongoing upheaval in the Middle East made it critical for the Israelis to find ways to communicate with other nations in the region in order to have stability. “There's not much question in my mind that they maintain that [military] edge,” Panetta told reporters travelling with him. “But the question you have to ask: is it enough to maintain a military edge if you're isolating yourself in the diplomatic arena? Real security can only be achieved by both a strong diplomatic effort as well as a strong effort to project your military strength.” […]

»The Pentagon chief said Israel risks eroding its own security if it does not reach out to its neighbours. “It's pretty clear that at this dramatic time in the Middle East, when there have been so many changes, that it is not a good situation for Israel to become increasingly isolated. And that's what's happening,” he said. Panetta said the most important thing was for Israel and its neighbours “to try to develop better relationships so in the very least they can communicate with each other rather than taking these issues to the Streets”.»

Les milieux les plus “durs” israéliens ont réagi avec amertume et vigueur aux propos de Panetta. Encore une fois, DEBKAFiles (le 3 octobre 2011) donne une bonne idée de ces réactions, surtout venues des milieux de la sécurité nationale. L’argumentation développée se fait en plusieurs points.
• Si Israël est isolé, ce qui est un fait indéniable, c’est parce que ce pays a suivi les recommandations de Washington (ce que DEBKAFiles a d’ailleurs souvent reproché à Netanyahou), en suivant la politique de Washington. D’ailleurs, observe justement DEBKAFiles, «The United States – and not just Israel – appears to be increasingly isolated in the Middle East with the resulting curtailment of its leeway for determining events.» En recommandant une ligne plutôt conciliante mais surtout hésitante et incertaine vis-à-vis du “printemps arabe”, – comme eux-mêmes faisaient, – les USA ont ôté à Israël l’argument de sa fermeté et de sa force sans rien gagner en échange, mais au contraire en paraissant faible et désorienté. DEBKAFiles cite en exemple, comme attitude exemplaire vis-à-vis du “printemps arabe”, la politique suivie par l’Arabie Saoudite, – extrêmement ferme.
• DEBKAFiles va jusqu’à accuser les USA d’une complète hypocrisie, interprétant (un peu audacieusement) la phrase de Panetta «Real security can only be achieved by both a strong diplomatic effort as well as a strong effort to project your military strength» comme un reproche fait à Israël de n’avoir pas attaqué l’Iran pour avoir une position de force, alors que les USA empêchent Israël d’attaquer l’Iran depuis 2007. C’est une interprétation extrêmement sollicitée, qui marque surtout le reproche majeur de ces milieux extrémistes israéliens contre le gouvernement israélien de n’avoir pas réalisé cette opération.
• Le reproche majeur de l’hypocrisie et de l’incohérence US fait dans cette appréciation se trouve substantivée notamment dans la critique de l’actuelle politique US en Libye, en Syrie et en Egypte. Dans ces trois pays, les USA sont accusés par les Israéliens de soutenir les islamistes, ceux qui se trouvent chez les “rebelles” libyens, ceux qu’on trouve dans l’opposition syrienne anti-Assad, et les Frères Musulmans en Egypte que les USA voudraient voir participer au prochain gouvernement. Ce faisant, les USA affaiblissent et éloignent leurs “alliés naturels”, comme les militaires en Egypte, qui sont découragés par cette politique US de maintenir la “ligne Moubarak”.
• Enfin, il y a le reproche majeur d’avoir “assigné” à Erdogan et à la Turquie un rôle majeur d’influence dans les pays arabes, basé sur un antagonisme forcené contre Israël. («President Obama chose to assign Turkish Prime Minister Tayyip Erdogan the role of bridge to Muslim forces in the region.») De ce point de vue, selon cette perception israélienne, la Turquie remplacerait, dans les plans US, l’Iran qui polarisait jusqu’alors l’opposition anti-Israël. L’argument est faiblard, sinon complètement sollicitée : les USA ne peuvent à la fois être complètement isolés au Moyen-Orient, exactement comme Israël, et en même temps continuer à manipuler leurs pions comme s’ils dominaient le Moyen-Orient ; à cet égard, on jugera un peu court, sinon complètement déformé par la vindicte perceptible dans l'argumentation, l'affirmation concernant Erdogan, – lequel est tout ce qu'on veut sauf un “pion” dans les mains de quiconque, surtout des USA…
(On notera que dans une autre analyse, le 2 octobre 2011, DEBKAFiles rapporte que la marine turque effectue des manœuvres de pression et d’intimidation contre des navires marchands israéliens en Méditerranée orientale, près de Chypre. DEBKAFiles écrit que l’OTAN est très inquiète de la chose, ainsi que les USA. Le SACEUR de l’OTAN, l’amiral Stavridis s’est rendu en Isaël puis en Turquie, et a demandé aux Turcs qu’ils cessent cette politique de pression. DEBKAFiles note : «Turkish harassment of Israeli cargo vessels began after those interchanges, indicating that the Erdogan government has no intention of meeting exasperated US and NATO efforts to cool rising tensions in the eastern Mediterranean.» C’est au moins la démonstration de la très faible influence des USA sur la Turquie, ridiculisant l’affirmation ci-dessus qu’Erdogan est un pion des USA…)
Cet incident de l'intervention de Panetta, pris par les Israéliens activistes et extrémistes pour un double jeu hypocrite et cynique des USA, prouverait plutôt, à notre sens, que même les Israéliens n’ont pas vraiment perçu la façon dont fonctionne aujourd’hui le pouvoir aux USA. Il n’y a aucune ligne directrice, aucun “double jeu”, etc., notamment vis-à-vis de la situation au Moyen-Orient et du “printemps arabe”. On a pu avoir une belle démonstration de cette impuissance et de ce désordre complets, assortis de la fragmentation complète du pouvoir US. Devant l’ONU, Obama fait un discours, sur la question palestinienne, que Netanyahou aurait pu reprendre mot pour mot. Ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est le plus complet cynisme qui règne, dans le chef d’un président réduit aux acquêts minables de la recherche d’un électorat pour une réélection bien compromise : Obama n’a fait ce discours que pour rassembler l’électorat juif aux USA, et les fortunes juives pour son soutien – absolument rien d’autre en fait de “pensée politique”. La “sortie” de Panetta, elle, concerne les intérêts du Pentagone, qui veut garder ses liens avec Israël mais qui veut aussi, aussi fortement et peut-être même plus, éviter une détérioration supplémentaire de ses liens avec ces deux pays qui étaient deux formidables points d’appui stratégiques de sa politique au Moyen-Orient : l’Egypte et la Turquie. Panetta demande donc l’impossible à Israël, dans une situation où les USA portent évidemment l’essentiel des responsabilités pour ce qui est des influences extérieures (on ne parle pas de la dynamique intérieure du “printemps arabe” qui est un facteur également essentiel et ne dépend certainement pas d’une hypothétique “politique US”) ; “l’impossible”, c’est-à-dire rester l’Israël dont le Pentagone a besoin, puissant et militairement dominateur au Moyen-Orient, et en même temps suffisamment arrangeant pour se réconcilier avec la Turquie et l’Egtypte.
“Arrangeant” avec la Turquie, par exemple ? Panetta sait-il que pour se réconcilier avec la Turquie, Israël doit aller a Canossa et s’excuser platement auprès d’Erdogan, à propos de l’affaire de la “flottille de la liberté”, c’est-à-dire perdre la face par rapport à ses positions antérieures, – et perdre évidemment et complètement, du même coup, les pauvres restes de sa position de force au Moyen-Orient… Mais Panetta se fout de cette sorte de contradictions, puisqu’il obéit au Système, dans ce cas suivant les recommandations de la bureaucratie du Pentagone préoccupée de sa seule logique interne de puissance, sans soucis des vérités extérieures. De toutes les façons, les pressions US, c’est-à-dire du Pentagone, sur Israël, aboutissent à cette sorte d’impasse par contradiction directe. Le Pentagone veut conserver des positions de puissance qu’il n’a d’ores et déjà plus et, pour cela, fait porter le poids de cette contradiction sur ses alliés les plus privilégiés, disons sur ses “annexes extérieures” dont Israël est la plus évidente, en exigeant pour ce cas d’Israël qu’il rétablisse à lui seul la situation antérieure. La mission que Panetta assigne à Israël est donc complètement absurde et (bis repetitat) Panetta s’en fout puisque cet aspect-là de la logique des situations ne l’intéresse pas.
La même indifférence à la logique des situations, aux véritables intérêts et enjeux, pousse effectivement les USA à soutenir les islamistes, éventuellement en Syrie, en Libye et en Egypte, plongeant Israël dans l’horreur supplémentaire d’une contradiction qui détruit toute sa politique maximaliste développée depuis 9/11 et réduit à mesure sa “position de force” qu’il devrait pourtant conserver selon les “plans” (!) US. Washington répondrait éventuellement, s’il reconnaissait honnêtement sa contradiction politique, qu’il n’a pas le choix devant l’ampleur des dégâts et les pressions politiques, – ce qui, d’ailleurs, serait reconnaître sa déroute et son isolement dans la région. Israël reconnaîtrait alors qu’il se trouve désormais dans une situation où sa sécurité militaire et matérielle (la quincaillerie militaire, sur laquelle est basée toute sa politique de force) dépend d’une force militaro-politique (les USA) en complètes perdition et déroute, qui lance des initiatives désespérées dans tous les sens, sans ne tenir plus aucun compte des intérêts réels de ses “annexes”, dont Israël est le fleuron.
Curieuse dichotomie : dans la rhétorique, un soutien presque hystérique de Washington à Israël, aussi bien du pauvre président Obama que du Congrès plongé dans le désordre de son impuissance face aux questions les plus pressantes (économie, maintien de la cohésion intérieure). (Cela, avec l’habituelle aide financière venue d’une dette colossale et d’une monnaie réduite au papier sur lequel elle est imprimée, et l’obligation d’acheter la quincaillerie US.) Dans la vérité de la situation, une force de pression grandissante sur Israël pour une politique constituée d’axes absolument contradictoires, donc une politique impossible à appliquer. Le soutien de Washington à Israël tend à faire de plus en plus partie d’un univers qui n'a plus le moindre rapport, même fortuit, avec la vérité de la situation, tandis que le “printemps arabe”, lui, met en pleine lumière cette “vérité de la situation”. Israël est en train de mesurer combien le pouvoir d’influence (le lobbying à Washington) poussé à l’extrême, basé sur la corruption et la rhétorique terroriste, contient, à son terme, un double pervers qui contient peut-être, lui, les germes de sa perte.
Mis en ligne le 4 octobre 2011 à 06H48


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