De Hitler à Trump

Koestler et le journalisme

Tribune libre

     Le journalisme, tel que pratiqué en Allemagne dans les années 1920 et 1930, a-t-il concouru à la montée de l’extrême droite et aux tragédies subséquentes ? Arthur Koestler (1905-1983), un écrivain hongrois naturalisé sujet britannique, qui a travaillé pour des journaux de langue allemande durant ces mêmes années, semble le croire. Il écrit en 1951 dans un de ses ouvrages autobiographiques, La Corde raide :


« Il y a une différence fondamentale entre le journalisme anglo-saxon et allemand (…). Les correspondants de presse britanniques et américains tendent, au moins en théorie, à un compte rendu impersonnel et objectif des faits. Les inclinations politiques et les particularités individuelles doivent être réduites au minimum ; l’expression d’opinions et de jugements est le privilège des éditorialistes et des chroniqueurs. Le journalisme allemand, surtout sous la République de Weimar, avait une attitude diamétralement opposée. Son point de départ était la Weltanschauung (ce terme allemand, appliqué à une personne, désigne la manière de voir, de sentir le monde, sous-jacente à la conception que cette personne se fait de la vie ; autrement dit : sa philosophie de l’existence [1]) du correspondant et la philosophie politique du journal pour lequel il travaillait. Sa fonction n’était pas de rapporter des faits (cette besogne était dédaigneusement laissée aux agences de presse), mais de prendre prétexte des faits pour exprimer des opinions et prononcer des jugements d’augure.


     – Les faits, disait un célèbre rédacteur allemand, ne sont pas bons pour le lecteur, quand on les lui sert crus ; il faut les lui cuire, les lui mâcher et les lui servir dans la salive du correspondant.


     Nourri à ce régime, le public allemand n’acquit jamais une vision empirique des événements mondiaux ; il n’apprit jamais à regarder les faits en face et à peser les témoignages. Son optique de la réalité était déformée par la Weltanschauung ; et plus on s’adonne à la Weltanschauung, plus facilement on devient la proie des faux messies.


     Cette tendance à la subjectivité déterminait non seulement le contenu, mais aussi le style du journalisme allemand. Un correspondant à l’étranger devait être plus littérateur que reporter et avoir un « style personnel ». L’un des plus célèbres correspondants de la presse Ullstein, Richard Katz, n’étonna pas outre mesure lorsqu’il rédigea un éditorial de première page en vers réguliers. Les éditoriaux de la plupart des journaux allemands paraissaient en première page, marquant ainsi la priorité donnée aux commentaires sur les informations. (…)


     Les rédacteurs en chef dans leurs bureaux de Berlin, Vienne et Prague préféraient les épices aux faits nus ; ils supprimaient les chiffres et conservaient les adjectifs, en ajoutant même de leur cru. Ces journaux étaient les plus sérieux d’Europe centrale ; la responsabilité n’était donc pas uniquement mienne, mais le fait d’une culture qui perdait rapidement contact avec la réalité. La demande d’épices et de paillettes tenait d’une mentalité qui, quelques années plus tard, se baignait avec délices dans les flots troubles de la mystique nazie. » [2].


     De cette culture en perte de contact avec la réalité, dont parle Koestler, les leaders religieux de tout acabit en redemandent, car elle concourt à mieux assimiler et digérer les fadaises des livres saints. De plus en plus fanatisés dans nombre de pays, les croyants ont été pour beaucoup dans l’élection de Donald Trump et de Jair Bolsonaro.


     Les quelque trois années qui précédèrent la prise du pouvoir par les nazis en 1933, le groupe Ullstein (quatre journaux et une douzaine de périodiques) vira à droite et s’aryanisa (plus de la moitié des membres du personnel étaient Juifs). Koestler poursuit :


« Chaque phase de ce phénomène de décomposition se reflétait dans l’usine d’opinion publique où je travaillais : le ton de nos journaux changea par degrés. Une nouvelle rubrique consacrée aux minorités allemandes en dehors du Reich commença de paraître régulièrement dans la Vossische Zeitung. (…) C’était le symbole du glissement d’orientation, à demi conscient, du cosmopolitisme au pangermanisme. L’attitude du journal envers les puissances occidentales se raidit. Nous avions toujours critiqué le traité de Versailles ; à présent, la critique modérée faisait place à un étalage de revendications. Les éditoriaux devinrent grandiloquents, chauvins et bornés. Il ne fut pas nécessaire d’instruire les rédacteurs et correspondants à l’étranger dans la nouvelle tendance. Une fois le ton donné, ils suivirent automatiquement et comme par instinct. » [3]


     Un phénomène similaire a été observé avant l’élection de Donald Trump en 2016 et de Jair Bolsonaro en 2018, puis durant leur présidence. Plusieurs journaux ont suivi leurs lecteurs à droite, de plus en plus désinformés qu’ils étaient par les réseaux sociaux. À la suite de la défaite de Trump en 2020 et de l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021, plusieurs médias se sont ressaisis et ont laissé tomber l’ex-président. Mais où en seraient-ils aujourd’hui si Trump l’avait emporté ?


     Cela dit, ne doutons pas de la qualité des journaux de langue allemande d’aujourd’hui. Mais si Koestler revenait à la vie, il constaterait que la presse écrite vit actuellement une crise dans les pays démocratiques. Pour rapporter professionnellement les faits, il faut les ressources humaines et financières nécessaires. Or, à cause de la guerre déloyale que lui livrent les GAFAM, ces champignons numériques qui s’approprient les articles de journaux et qui empochent le gros des revenus publicitaires en ligne, la presse écrite manque de moyens. Une situation aggravée par la multiplication des sources d’information douteuses sur le Web.


     Pour plusieurs, la sécurité des pays démocratiques et la liberté seraient même en jeu. Ainsi, quelque 25 ans après la fin de la guerre froide [4], le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, exhortait le gouvernement canadien à faire preuve de vigilance relativement à la cyberguerre que mènent les Russes. Dans le monde interconnecté d’aujourd’hui, précisait-il, les États doivent se défendre contre les tentatives étrangères de faire basculer l’opinion publique, non seulement à l’étranger, mais également au sein de leur propre population, ajoutant que c’est lorsqu’on rapporte les faits que la vérité l’emporte. Le ministre canadien de la Défense de l’époque, Harjit Sajjan, rappelait quant à lui que la bataille de l’information a depuis longtemps été un outil dans les conflits mondiaux, mais qu’internet fournit aujourd’hui à ces tactiques une plus large portée [5].


     Nombreux sont les experts aujourd’hui à estimer que des blogueurs russes rétribués par Moscou auraient concouru, à coups de fausses nouvelles et de contre-vérités, à faire gagner en 2016 les républicains aux États-Unis et les brexiters en Grande-Bretagne [6]. La désinformation politique s’est accentuée en 2023 au Canada, et c’est Pierre Poilievre et le Parti conservateur qui en récoltent les fruits.


     Comme le rappelait le texte collectif “Presse écrite en péril” : « En cette ère de fausses nouvelles et de propagande, le meilleur rempart contre cette tendance inquiétante demeure la collecte rigoureuse d’informations et les véritables enquêtes journalistiques. […] Nos médias écrits sont le fer de lance de l’information partout au Canada et des éveilleurs de conscience indispensables. » [7] Les préoccupations du gouvernement Trudeau relatives à la sécurité nationale devraient l’inciter à s’appuyer sur eux pour éclairer l’opinion des Canadiens. Voilà pourquoi il faut contraindre les grandes entreprises comme Google et Meta à redonner aux journaux une grande partie de l’argent qu’ils leur subtilisent.


     Si les Elon Musk libertariens [8] de ce monde s’aventuraient à dire honnêtement leur Weltanschauung, ce ne serait pas édifiant, eux qui assimilent la terre à une jungle, où les forts l’emportent sur les faibles.


Sylvio Le Blanc






[1] Arthur Koestler, œuvres autobiographiques, Éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1994, 1406 pages. Note de Corinna Coulmas, page 165. https://www.amazon.fr/Oeuvres-autobiographiques-Arthur-Koestler/dp/2221071840




[2] Arthur Koestler, œuvres autobiographiques, Éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1994, pp. 165-166. https://www.amazon.fr/Oeuvres-autobiographiques-Arthur-Koestler/dp/2221071840




[3] Idem, p. 207.










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