Bon nombre des communiqués diffusés par le FLQ en 1970 comportent le tracé frustre des contours de ce dessin d’Henri Julien, pourtant réalisé au XIXe siècle pour illustrer Le Vieux Patriote, un poème de Louis Fréchette («Ces gens-là, voyez-vous, cela ne meurt jamais»).
Le Devoir propose une série en trois temps à l'occasion du 40e anniversaire de la Crise d'octobre. Aujourd'hui, troisième et dernier volet portant sur «l'un des activistes les plus fascinants de toute l'histoire du FLQ», Mario Bachand.
Québec — François Mario Bachand aurait-il signé son arrêt de mort en se retirant d'un complot du FLQ pour assassiner Robert Bourassa en Europe? C'est une des hypothèses principales de Michèle Bachand, soeur de ce felquiste de la vague de 1963, exécuté à 27 ans de deux balles de calibre 22 à la tête, le 29 mars 1971, à Paris. Une hypothèse suggérée aussi dans un document inédit de la GRC découvert par Le Devoir.
Le meurtre de Bachand, c'est le seul véritable de l'histoire du FLQ, si l'on admet que la mort de l'otage Pierre Laporte a été en partie accidentelle.
Trente-neuf ans plus tard, Michèle Bachand ne s'explique toujours pas ce qui a bien pu arriver à son frère, qualifié par l'auteur Louis Fournier de «l'un des activistes les plus fascinants de toute l'histoire du FLQ». Ce n'est pas faute d'avoir cherché la vérité sur cette mort violence, qui remue en elle toujours beaucoup d'émotion. Elle se souvient encore des funérailles au Père-Lachaise: «J'ai tellement pleuré. Je braillais comme une pauvre femme. Et les CRS [policiers français] qui bloquaient l'accès empêchaient les gens de nous parler...»
Le jour de l'assassinat, elle-même était en région parisienne. C'était son premier voyage en France, où elle avait atterri deux jours plus tôt. Une visite à son petit frère (d'un an son cadet), qui avait fui le Québec pour Cuba après la manifestation pour le «McGill français» de 1969. Manif monstre qu'il avait organisée, mais à laquelle il n'avait pu participer parce que la police l'avait arrêté six jours plus tôt. On l'accusait d'avoir volé du matériel à des taupes de la GRC, qui, lors d'une réunion de préparation à la manif, avaient été surprises en train de la filmer en secret. À sa sortie de prison en 1965 (il avait été coffré entre autres pour les bombes de Wesmount de 1963), Bachand était devenu un expert en manifs. Avant «McGill français», il fut derrière celle, fameuse, de la Saint-Jean 1968, qui avait tourné à l'émeute. On dit même que c'est lui qui avait amené les manifestants à lever Pierre Bourgault en triomphe.
Le 28 mars 1971, la veille du meurtre, Mario semble très nerveux. Il se confie soudain: «J'ai peur de me faire assassiner.» Michèle s'interroge: «Est-il malade? A-t-il une paranoïa?» Le lendemain, le pire advient. Michèle logeait à Meudon, au sud-ouest de Paris, chez François Dorlot, alors président de l'Association générale des étudiants québécois en France (il deviendra le mari de Louise Beaudoin) et qui savait où logeait Mario Bachand, c'est-à-dire à vingt minutes de voiture au nord, à Saint-Ouen, dans un petit appartement loué par un ami universitaire, Pierre Barral. Le 29, aux alentours de midi, Bachand reçoit la visite d'un couple de felquistes qu'il n'avait jamais rencontré. D'abord, les trois se rendent dans un bistrot. Puis ils reviennent à l'appartement pour dîner en compagnie de Barral et de sa femme. Ces derniers quittent les lieux pour l'université en milieu d'après-midi. Lorsqu'ils rentrent en début de soirée, ils trouvent le corps de Mario Bachand dans une marre de sang.
Enquête abandonnée
«Il a eu une fille qui a des enfants. Il serait grand-père aujourd'hui», soupire Michèle Bachand. Après le meurtre, la police française fait évidemment enquête. Les policiers tentent en vain de retrouver le couple de felquistes qui avait dîné avec Mario Bachand. En 1975, la justice française ferme le dossier concluant, sans déposer d'accusation, que le meurtre devait être l'oeuvre la Délégation extérieure du FLQ à Alger.
Dans un livre à paraître (Les Plages de l'exil, Stanké), l'ex-felquiste Jacques Lanctôt accuse des «Khmers rouges en herbe» d'avoir liquidé son ami. Il s'insurge: «On n'arrêtera jamais les coupables et leurs complices, même si aussi bien la police française que [celle de] Montréal ont toujours affirmé connaître l'identité des assassins.»
En 1997, dans une enquête à laquelle Michèle Bachand et Jacques Lanctôt collaborent, l'émission Enjeux de Radio-Canada retrouve à Montréal l'homme et la femme qui avaient rencontré Bachand à Paris, vers midi, le 29 mars 1971. L'homme refuse toute interview et se montre peu loquace. La femme rencontre les journalistes Alain Saulnier et Francine Tremblay, mais elle leur confie — et la chose a été enregistrée — qu'elle est tenue par un «pacte de silence».
Le Devoir a aussi parlé à cette femme au téléphone, samedi. Outrée, elle s'est bornée à dire: «Il n'est absolument pas question que je vous parle de cela. Je vais raccrocher.» Elle n'a depuis jamais répondu à nos appels ni à nos messages. Lundi, nous nous sommes rendus sur les lieux de travail de l'homme: «Il est en vacances en ce moment. Il n'est pas joignable, c'est sûr et certain», nous a certifié une adjointe. Cet homme est l'un de ces deux militants du FLQ, surnommés «Salim» et «Salem», que le journaliste Pierre Nadeau avait croisés, en juin 1970, dans un camp d'entraînement palestinien en Jordanie. «Nous allons orienter notre tactique vers l'assassinat sélectif», avaient-ils alors déclaré à Nadeau. «Ces deux-là sont nommés dans plein d'enquêtes. C'est quand même louche qu'ils ne se prennent pas d'avocat pour se défendre», lance Michèle Bachand, soulignant que le meurtre est prescrit en France et ne peut faire l'objet d'aucune accusation au Canada.
Trois hypothèses
Selon elle, il y a au moins trois hypothèses concernant la mort de son frère. La première, celle d'Enjeux, privilégie la thèse d'un règlement de compte interne au FLQ. Bachand aurait irrité ses collègues felquistes en se présentant, dans diverses interviews, comme le «secrétaire général du FLQ». Dans des lettres de février et mars 1971, les felquistes pirates de l'air Pierre Charette et Alain Allard, en exil à Cuba, parlent d'une «épuration nécessaire». Raymond Villeneuve tient le même langage dans ses réponses. Ils évoquent aussi «des problèmes avec F. B.». Jacques Lanctôt se souvient avec douleur que Charette avait même avoué, à Cuba, être «le père spirituel» de la mort de François Mario Bachand.
Une seconde hypothèse laisse Michèle Bachand dubitative: celle d'un coup de la GRC. C'est entre autres ce que conclut l'essayiste ontarien Micheal McLoughlin dans Last Stop Paris, the Assassination of Mario Bachand and the End of the FLQ (Viking, 1998). Sa thèse: Bachand a été victime d'un complot ourdi par la GRC, commandé par Pierre Trudeau lui-même, le solliciteur général Jean-Pierre Goyer et John Starnes, chef des services secrets canadiens! Selon McLoughlin, le felquiste «Salem» et une complice auraient été embauchés par la GRC pour faire le travail. Ce livre, qui repose sur une recherche documentaire importante, mais dont la clé de voûte est une série d'«interviews confidentielles», s'est attiré nombre de critiques: Starnes menace McLoughlin de poursuite. Tout comme Louise Beaudoin, alors ministre de la Culture dans le gouvernement Bouchard, puisqu'elle et son mari ont un rôle ambigu sous la plume de McLoughlin.
La troisième hypothèse recoupe la première et précise la nature de la dispute au sein du FLQ de l'après-Octobre. Elle concorde avec ce qu'on peut lire dans un mémo de la GRC daté du 30 avril 1971, que Le Devoir a trouvé — caviardé — dans les archives du Centre d'analyse et de documentation (voir notre article d'hier). Il fait état de rencontres à Paris pour «fomenter un complot visant à assassiner le premier ministre du Québec, soit» Robert Bourassa. Début 1971, il avait été annoncé que ce dernier effectuerait une mission européenne du 7 au 22 avril. «Pour une raison qui est inconnue à la source [de la GRC], [Bachand] préférait se retirer d'un tel projet alléguant que [Bourassa] servait mieux les destinées du F.L.Q. en restant au pouvoir.» Les initiateurs du complot, lorsqu'ils apprirent le retrait de Bachand, qu'ils prirent conscience qu'il «en savait beaucoup trop et également [qu'il] aurait consulté d'autres personnes pour connaître leur point de vue sur le projet», modifièrent leur plan. «[X] aurait décidé un deuxième complot et cette fois-ci [Bachand] en était l'objet.»
Après sa sortie de ses 22 mois de prison, en 1965, Mario Bachand avait accordé une interview à Judith Jasmin sur les ondes de Radio-Canada (enregistrement qu'on peut trouver dans les archives Internet de la société d'État). La journaliste lui demande s'il croit avoir payé «trop cher» pour ce qu'il a fait. Sa réponse: «Voyez-vous, si on place l'idéal socialiste au-dessus de tout, non. Parce qu'il faut être prêt à payer de notre vie pour le socialisme.» Peut-être, mais sans doute n'avait-il jamais imaginé sa fin telle qu'elle survint en 1971. Fin qui reste encore une troublante énigme.
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Avec la collaboration de Dave Noël, recherchiste du Devoir à Québec
Octobre 70 et ses suites - 3
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