L'échec du multiculturalisme néerlandais

Après deux assassinats politiques, quelque chose s'est cassé dans le modèle des Pays-Bas

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Multiculturalisme - subversion intégrale! - 2

La Haye -- «C'est ici qu'est né et a grandi Mohamed Bouyeri», dit Sita Koenders. Malgré son sourire désarmant, cette femme dans la quarantaine est aux avant-postes de la lutte que mènent les Pays-Bas contre le terrorisme islamiste. Après quelques années à travailler dans les communications, elle a choisi de reprendre l'uniforme à Slotervaart. Cette banlieue multiethnique de l'ouest d'Amsterdam est tristement connue à travers le monde pour avoir vu grandir le jeune d'origine marocaine qui a poignardé sauvagement le cinéaste Theo van Gogh le 2 novembre 2004 pour un simple film qui dénonçait l'islam.
Quatre ans plus tard, la rue principale de ce quartier de 45 000 habitants, que les Néerlandais classent parmi les «quartiers noirs», est toujours aussi cosmopolite. On y vient de toute la Hollande pour acheter des produits du Pakistan et du Maroc. Les clients ne semblent pas entendre le bruit assourdissant des gros-porteurs qui survolent le quartier avant de se poser à l'aéroport Schiphol. Jour et nuit, Sita et ses collègues arpentent le quartier, où ils connaissent presque tout le monde. Ils font partie du dispositif sécuritaire destiné à prévenir la radicalisation des minorités ethniques et les émeutes comme celles qui ont éclaté en octobre 2007 lorsqu'un déséquilibré a été abattu après avoir tenté de poignarder deux policiers. En avril, les autorités ont aussi craint le pire lorsque le député de droite Geert Wilders, dont le Parti de la liberté a fait élire neuf députés, a diffusé sur Internet un court métrage assimilant le Coran à Mein Kampf.
Régulièrement, Sita s'habille en civil pour rendre visite aux femmes du quartier, des Marocaines qui ne parlent souvent pas le néerlandais mais avec qui elle est devenue amie. Elle s'est même fait imprimer des cartes de visite non identifiées à la police pour ne pas éveiller l'attention des maris, qui ne voient pas toujours d'un bon oeil une policière entrer chez eux. «Pendant des années, nous avons fait l'erreur d'accueillir des immigrants sans les intégrer à notre société, dit-elle. On ne leur apprenait même pas le néerlandais.»
Il n'y a pas si longtemps, on venait pourtant du monde entier pour admirer les Pays-Bas multiethniques. Le pays est toujours officiellement un paradis du communautarisme où fleurissent les associations, les écoles, les universités, et même bientôt un hôpital islamiques. Mais, après les assassinats de Theo van Gogh et de Pim Fortuyn, le leader de droite abattu par un militant animaliste, quelque chose s'est cassé dans le modèle néerlandais. «Contrairement à la France ou au Québec, longtemps nous n'avons pas eu une idée claire de ce que signifiait devenir Néerlandais, dit Wendy Asbeek Brusse, conseillère au ministère du Logement, des Communautés et de l'Intégration. Aujourd'hui, il faut écouter nos concitoyens qui s'inquiètent des ratés de l'intégration. Nous ne pouvons pas nous contenter de les traiter de racistes.» Et pour cause. En 2006, 65 % des Néerlandais jugeaient que la plupart des musulmans ne cherchaient pas à s'intégrer et la moitié estimaient leur mode de vie incompatible avec celui des Pays-Bas.
Tolérance ou indifférence
Dans les rues d'Amsterdam et de La Haye, on croise beaucoup plus de femmes voilées qu'à Paris ou à Francfort. Pourtant, ces dernières villes comptent plus de musulmans. Les Néerlandais découvrent sur le tard que leur vertu cardinale, la tolérance, peut aussi rimer avec indifférence. Comment expliquer autrement que la terre d'asile des huguenots et des juifs ait été pendant la Seconde Guerre mondiale le pays où sont morts le plus de juifs après la Pologne? Fondés jusque dans les années 60 sur un régime de stricte ségrégation religieuse, les Pays-Bas ont cru qu'ils pouvaient se contenter d'accueillir des immigrants sans se préoccuper d'en faire des Néerlandais. Selon une enquête réalisée en 2006, deux immigrants turcs sur trois disent qu'après le travail, ils ont principalement des contacts avec d'autres Turcs. Un sur trois n'a de contacts qu'avec des Turcs!
«Quand j'étais enfant, mes parents allaient à l'église catholique, ils m'envoyaient à l'école catholique, ils avaient des assurances catholiques et faisaient même le détour pour acheter dans des magasins catholiques, dit le ministre des Affaires européennes Frans Timmermans. Nous n'avons jamais développé de conscience nationale à propos de la citoyenneté. [...] Mais nous disons aujourd'hui qu'il est inacceptable qu'un immigrant ne respecte pas la loi et qu'il ne parle pas néerlandais. Le seul slogan qui rallie tout le monde aujourd'hui, c'est: "Les nouveaux venus doivent parler notre langue."»
Depuis quelques années, les rapports se sont empilés décrivant l'évolution d'un régime ressemblant parfois à une forme d'apartheid où les femmes immigrantes sont souvent enfermées à la maison et ne parlent pas un mot de néerlandais. Le gouvernement a lancé de vastes programmes destinés à assurer l'intégration des immigrants. Une quarantaine de quartiers ont été désignés à la rénovation urbaine. Au coeur du dispositif, les Pays-Bas exigent dorénavant de tous les nouveaux venus qu'ils apprennent le néerlandais. Les politiques ont longtemps été incitatives, mais elles sont devenues obligatoires. Depuis 2007, un immigrant ne peut plus faire venir sa famille si celle-ci ne possède pas un minimum de connaissance de la langue et des coutumes du pays. Des cours sont aussi obligatoires pour les 250 000 étrangers âgés entre 16 et 65 ans qui vivent aux Pays-Bas depuis moins de huit ans. Une mesure dont l'application pose évidemment problème. Sans compter que de nombreux immigrants se demandent pourquoi, si les Néerlandais tiennent tant à leur langue, ils passent spontanément à l'anglais dès qu'ils parlent à un étranger.
Un nouveau «pilier» musulman
Malgré ces efforts récents d'intégration, certains immigrants s'inquiètent de voir les Pays-Bas reproduire avec les musulmans leur vieux système fondé sur la ségrégation religieuse. Arrivés aux Pays-Bas comme des Turcs ou des Marocains, ils s'étonnent de se retrouver tout à coup affublés d'une identité musulmane. «Je viens d'une famille laïque, et pourtant les responsables néerlandais ne cessent de me qualifier de musulmane, dit la journaliste d'origine turque Senay Ozdemir. Je ne m'étais jamais perçue à travers l'islam. À force d'être identifiés ainsi, les immigrants finissent par se définir comme des musulmans. Le multiculturalisme néerlandais va trop loin. Ça ne rend pas service aux immigrants.» La journaliste, qui a fondé le magazine SEN, en a notamment contre les campagnes de recrutement que mène la police aux portes des mosquées. «Les mosquées ne sont pas des centres communautaires. Recruter des jeunes immigrants dans les mosquées, c'est laisser croire que l'islam est une identité en soi. Il faut cesser d'identifier tous les immigrants à l'islam.»
Telle n'est pas l'opinion de Job Cohen, qui demeure l'un des principaux défenseurs du multiculturalisme néerlandais traditionnel. Le maire d'Amsterdam, où l'homosexualité est devenue une identité au même titre que la religion ou la nation, va jusqu'à proposer d'intégrer les immigrants turcs et marocains à partir de leur religion en constituant un nouveau «pilier» musulman, comme cela existait dans les années 50 pour les catholiques, les protestants et les juifs.
En réalité, ce «pilier» est déjà bien en place. En apparence, la petite école primaire Yunus Emre, dans le quartier du Transvaal à La Haye, est une école comme les autres. Logés dans des locaux temporaires avant d'aménager bientôt dans un immeuble neuf, les 286 élèves s'y tiraillent comme n'importe où ailleurs lorsque retentit la sonnerie de la récréation. Seule différence: les petites filles y portent un peu plus le foulard islamique que dans le quartier environnant, largement composé d'immigrants turcs et marocains. Yunus Emre est une des 45 écoles islamiques que comptent les Pays-Bas. Chaque jour, la journée commence et se termine par une prière et l'école respecte rigoureusement les fêtes musulmanes et le ramadan.
Tout cela est normal, explique le directeur Abdelsadek Maas, puisque aux Pays-Bas chaque confession est libre d'avoir ses propres écoles. Financée à 95 % par l'État, Yunus Emre est tenue de respecter l'essentiel des programmes définis par le ministère de l'Éducation. «Mais nous pouvons les adapter, précise le directeur, un Néerlandais converti à l'islam. On n'apprendra pas ici la même histoire des croisades que dans les autres écoles. Les écoles religieuses ont le droit d'enseigner leur propre version de la création.»
À chacun sa version des croisades et de l'origine du monde. Au lieu de choisir l'école laïque (fréquentée par seulement 30 % des élèves), les Pays-Bas subventionnent massivement des réseaux catholique, protestant, juif et musulman. Les musulmans ont déjà 45 écoles primaires, deux écoles secondaires, deux universités islamiques et même deux chaînes de télévision subventionnées par l'État. Sans oublier les organisations sociales et bientôt des hôpitaux. Nourriture halal, salles de prière, imams en permanence et médecins au choix selon le sexe du patient, voilà à quoi ressemblera l'hôpital islamique qui devrait ouvrir ses portes l'an prochain à Rotterdam. La banque Rabobank songe quant à elle à proposer des «prêts halal» sans intérêts afin de satisfaire aux exigences des musulmans orthodoxes. Les services sociaux s'organisent souvent autour des mosquées. «Dans les années 70 et 80, les fidèles venaient seulement pour prier, dit l'imam de la petite mosquée Oumma à Slotervaart. C'est aujourd'hui devenu un lieu de réunion et d'action communautaire.»
«On parle trop de religion»
Mohammed Cheppih dirige le projet de la nouvelle Mosquée des Polders, qui entend réunir les musulmans au-delà de leurs origines nationales. Pour l'une des premières fois, les prêches seront en néerlandais et non pas en arabe. C'est une sorte de Vatican II, dit-il. Cela, tout le monde s'en félicite. Dans un ancien immeuble à bureaux, il veut par contre faire de sa mosquée «un complexe où il y aura des cours et des services sociaux». Il se plaint d'ailleurs des réticences de l'État à subventionner des projets liés à l'islam. Des pressions auxquelles les municipalités résistent de moins en moins, déplore Senay Ozdemir.
Dès l'an 2000, le sociologue Paul Scheffer avait fustigé un système de «vaste tolérance et de faible intégration, accroissant les inégalités et l'aliénation et menaçant la paix sociale». Aujourd'hui, le sociologue est devenu une référence. Héritiers d'un système où les confessions ne se mélangeaient pas, les Pays-Bas cherchent aujourd'hui désespérément à tisser des liens avec leur population immigrante. Dans les milieux musulmans, on pense même à créer des partis politiques islamiques. Certains évoquent la démocratie chrétienne. Une comparaison qui ne tient pas, dit le député libéral Jan Boekesteign. «Les chrétiens se sont depuis longtemps éloignés de la Bible alors que certains musulmans s'en tiennent à une interprétation stricte du Coran.»
Sa collègue socialiste Sadet Karabulut n'hésite pas à dire que, dans son pays, «on parle trop de religion au lieu de parler d'intégration. On est en train de créer un nouveau pilier musulman. Les jeunes filles arrivent ici sans voile et elles s'en font une identité une fois aux Pays-Bas.» Son parti, qui prône depuis toujours l'assimilation des immigrants plutôt que le multiculturalisme, a aujourd'hui le vent dans les voiles.
Plusieurs députés n'hésitent pas à remettre radicalement en question le modèle multiculturel néerlandais, un modèle qui a fait beaucoup de «dégâts», affirmait l'an dernier au Figaro le travailliste René Cuperus. «Au lieu de contribuer à faire accepter l'immigration, le concept de société multiculturelle alimente dangereusement le ressentiment et la xénophobie des autochtones, allant jusqu'à suggérer que ces derniers ne sont ni plus ni moins qu'une minorité parmi les minorités.»
Il n'est pas certain que les Néerlandais aient trouvé la façon d'intégrer le million et demi d'immigrants qui ont défrayé la manchette ces dernières années. Mais ils s'entendent au moins sur une chose: le temps n'est plus à cultiver les différences mais au rassemblement. D'aucuns parleraient même d'identité nationale...
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Correspondant du Devoir à Paris
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Christian Rioux était en partie invité par le ministère néerlandais des Affaires étrangères.


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