L'industrie de la construction gangrenée par le crime organisé

84218dc59bb68bd7ecae8ee098be934e

Ce qui frappe, c'est l'impunité

(Québec) La mafia italienne et les Hells Angels des sections de Québec, de Trois-Rivières, de Montréal et de Sherbrooke gangrènent l'industrie de la construction partout sur le territoire québécois à coup de millions de dollars, de menaces, d'incendies criminels, de voies de fait, voire de meurtres, déballe le discret conseiller spécial aux enquêtes de la Commission de la construction du Québec, Jean-Guy Gagnon, en entrevue au Soleil.
«Oui, il y a certains secteurs de l'industrie de la construction qui sont ciblés par le crime organisé.» Lesquels? La maçonnerie, l'excavation et le pavage, le coffrage du béton, les systèmes intérieurs (pose de gypse). La liste n'est pas exclusive.
Des détails? «Il y a le volet voirie et génie civil qui, de façon générale, est plus relié au niveau de la mafia italienne», certifie le policier de carrière. «À peu près partout, on contrôle l'offre de contrats. Il y a une rotation sur qui va avoir les contrats. Et un entrepreneur qui oserait se présenter dans ces secteurs, probablement qu'il ferait face à des menaces, de l'intimidation, même des actes de violence de la part du crime organisé.»
Dans les autres secteurs - industriel, institutionnel-commercial et résidentiel -, les mafieux italiens et les motards criminalisés se seraient acoquinés : «Généralement, ils essaient de s'entendre pour ne pas trop se piler sur les pieds.» Hors des grands chantiers de voirie, Jean-Guy Gagnon dénonce une présence majoritaire des Hells Angels qui ont «le monopole au niveau des bandes de motards criminalisés».
Jean-Guy Gagnon connaît la musique. Il a travaillé 29 ans au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), s'est concentré sur les enquêtes spécialisées et la lutte contre le crime organisé. Il a notamment bossé au sein l'escouade Carcajou durant la «guerre des motards» de la fin des années 90, a dirigé la section antigang puis est devenu le patron des opérations et numéro deux du corps policier avant de prendre sa retraite... et de reprendre aussitôt du service à la Commission de la construction du Québec (CCQ), à la demande expresse de la pdg Diane Lemieux. Il relève d'ailleurs directement de l'ancienne ministre péquiste. «Je n'ai pas pu refuser l'offre de Mme Lemieux», disait-il, mardi, en offrant au Soleil sa première entrevue de fond depuis sa nomination en 2011 - il devait également s'entretenir avec un quotidien montréalais un peu plus tard dans la journée.
Aucune ville à l'abri
Aucune localité du Québec n'est à l'abri de l'infiltration du crime organisé dans les entreprises de l'industrie de la construction, soutient-il. «On en a un peu partout.» Les équipes de la CCQ ont ouvert des dossiers en Abitibi, à Gatineau, à Québec, à Montréal, à Sherbrooke... «On a différentes régions qui sont touchées et c'est différents chapitres des Hells Angels qui sont touchés.»
Des membres emprisonnés des Nomads auraient encore un certain contrôle sur des activités économiques hors des murs. La section de Sherbrooke aurait étendu son emprise jusqu'en Abitibi. Les clubs de Montréal et de Trois-Rivières seraient aussi fort présents. Tout comme la section de Québec : «Il est assez actif», surtout depuis que le groupe s'est rebâti en incluant d'anciens Rock Machine, explique Jean-Guy Gagnon.
Les membres en règle - les full-patch - ne sont toutefois pas nécessairement exposés, prévient-il. Souvent, leurs relations «très proches» intimident, sèment la terreur. Le simple fait d'être ami du «gars-qui-a-des-patchs-dans-le-dos» suffirait à refroidir la concurrence.
Dans l'industrie de la construction, Jean-Guy Gagnon retrouve toutes les tactiques criminelles découvertes lorsqu'il luttait contre les motards criminalisés au sein du SPVM. Des «signes» qui permettraient aux enquêteurs de savoir à qui ils ont affaire. «Il y a un usage très rapide de la violence. Le fait qu'il y ait de la violence, qu'on protège des territoires, qu'on interdise à des entrepreneurs de venir soumissionner à des endroits, que la loi du silence soit aussi forte... Ce sont des éléments qui sont très comparables à ce qu'on voit au niveau du crime organisé.»
À Val-d'Or, par exemple, deux entreprises se partageaient le marché du pavage. Les autres compagnies qui voulaient soumissionner recevaient des appels douteux, subissaient des bris, des incendies criminels... En Estrie, à Montréal ou en Abitibi, les méthodes sont les mêmes. «Ça fait partie de la recette normale du crime organisé.»
Des vies seraient fauchées : «Ça peut aller jusqu'au meurtre», lance-t-il. «Il y a des accusations de meurtre dans certains dossiers qui sont devant les tribunaux.»
«On a beaucoup de difficulté à recruter nos plaignants», enchaîne-t-il. «Nos plaignants nous parlent de peur. Ils ne veulent pas venir témoigner par crainte de représailles physiques, ou de représailles économiques, dans le sens qu'ils ne pourront plus travailler dans l'industrie parce qu'ils vont être barrés.»
Cas d'intimidation
«On a aussi porté à ma connaissance plusieurs cas d'intimidation faite auprès de nos employés, de nos inspecteurs. C'est un autre signe. On a vécu la même chose au niveau de la guerre des motards dans les années 95 où le crime organisé voulait déstabiliser le système judiciaire.» Des inspecteurs rapportent des voies de fait, des offres de pots-de-vin, l'encerclement par des groupes d'individus hostiles... Une grosse pierre, décorée d'un message menaçant, a récemment fracassé la fenêtre d'un employé de Gatineau. Voilà qui réveille des souvenirs pour le spécialiste du crime organisé qui y perçoit «beaucoup, beaucoup de similitudes» avec la guerre qui opposait les motards à la fin des années 90.
Attention. Il ne faudrait pas mettre tous les entrepreneurs dans le même panier. «C'est quand même minoritaire.» La plupart ne cherchent qu'à travailler légalement, évalue-t-il. «C'est une industrie où on a des gens honnêtes qui veulent faire vivre leur famille... Et il y a des cas pathétiques; il y a des familles qui ne sont plus capables de travailler.» Le crime organisé a pris le contrôle d'entreprises, en a éliminé d'autres.
Des millions de dollars à blanchir
«Notre système économique pourrait être mis en danger. Ces gens-là arrivent avec beaucoup d'argent; on parle de millions de dollars. Ils achètent des compagnies, ils essaient d'acheter des concurrents, ils veulent contrôler certains secteurs du marché, et tout ça se fait évidemment dans un climat de violence.»
Le crime organisé québécois a des millions de dollars à investir dans l'industrie de la construction, vraiment? Le conseiller spécial aux enquêtes de la Commission de la construction du Québec (CCQ), Jean-Guy Gagnon, est affirmatif. Il veut convaincre : dans certains dossiers, jusqu'à 500 000 $ de billets de banque aurait circulé. «En liquide», insiste-t-il.
«Il y a toujours des tentatives d'infiltrer l'économie légale. L'industrie de la construction est propice à l'infiltration du crime organisé. C'est une belle voie pour blanchir de l'argent.» Les entrepreneurs ont besoin de fonds pour faire rouler l'entreprise, soumissionner, payer les factures. Les travailleurs changent souvent de chantiers, plusieurs sont temporaires, les contrats sont parfois espacés ou concentrés sur quelques mois. «C'est une industrie qui n'est pas facile», fait valoir Jean-Guy Gagnon. «Pour le crime organisé, ça peut devenir des cibles bien intéressantes.» Les billets de banque feraient fureur.
Les entreprises en difficulté financière seraient souvent dans la mire. Les propriétaires en manque de fonds rencontrent des investisseurs grâce à des amis, les croisent sur les terrains de golf. Parfois, le service comptable de l'entreprise recommande d'augmenter artificiellement les dépenses pour diminuer les profits déclarés au fisc; on entre alors dans le monde de la fausse facturation.
Déclaration d'employés qui ne travaillent pas, obtention de factures pour des commandes irréelles... «Les stratagèmes ont évolué», observe-t-il.
Dépenses irréalistes
Dans plusieurs contrats, la CCQ remarque à l'inverse que les dépenses déclarées par les entrepreneurs sont totalement irréalistes, sous-évaluées. Il est impossible que l'entrepreneur ait réussi à réaliser le contrat à ce petit prix. Pour prendre un marché, ils présentent des soumissions «hors compétition». Et payent tout en cash.
La main-d'oeuvre fraîchement sortie des prisons serait parfois mise à contribution. «On a des cas concrets de motards, ou des amis de motards, qui sont entrés dans des compagnies avec aucune compétence et ont travaillé.»
Plusieurs entrepreneurs légitimes se plaindraient à la CCQ de ne pouvoir obtenir de contrats sans payer les travailleurs en argent sonnant, regrette Jean-Guy Gagnon. «Il faut un marché libre d'intimidation et de violence», un marché de «libre concurrence».
Notons au passage que la CCQ évalue que «l'industrie de la construction est un secteur d'activité important au Québec qui génère quelque 47 milliards $ d'investissements chaque année. Des centaines de milliers de personnes et d'entreprises y exercent leurs activités.»


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé