L’univers toujours vivant de Gilles Carle

Chronique de Louis Lapointe

Texte publié dans Le Devoir du lundi 30 novembre 2009
***
1914, la Première Guerre est déclenchée. Mon grand père, un jeune instituteur devient malgré lui agent d’enrôlement dans le village de St-Maurice, comté de Champlain en Mauricie. Cela lui permettra de se forger une nouvelle identité et de fuir vers l'Abitibi. Sous le nom de Jos Bourgeois, le nom de son cousin décédé, il embarque sur le train en direction d’Amos où avec ses frères il défrichera les plus belles terres de son rang à St-Mathieu. Mes ancêtres Lapointe ont toujours été agriculteurs et laitiers depuis leur arrivée en Nouvelle-France au milieu du 17e siècle.
En 1926, mon grand-père quitte Amos pour fonder la première laiterie industrielle de Rouyn-Noranda où mon père Roland naîtra quelques mois plus tard. Ils passeront le premier hiver dans un camp en bois rond. Avec ses frères, mon grand-père pasteurisera le lait, fabriquera de la crème glacée et du beurre. À cause de la mine Horne, la ville grossira rapidement et mon grand père aura constamment besoin de nouveaux employés. En 1935, il engagera Georges Carle, un beurrier de la région de Maniwaki. L’avenir des familles Lapointe et Carle sera alors définitivement scellé. Mon père deviendra le meilleur ami de Guy Carle, le frère aîné de Gilles et mon oncle Guy Lapointe mariera la soeur de Gilles, Madeleine.
Malgré leur amitié, jamais mon père n’acceptera de faire partie du clan de Guy et Gilles Carle. Il aura le sien avec ses hommes forts et ses propres rites d’initiation. Mon père se voit déjà à la tête de la plus grosse laiterie de Rouyn-Noranda, où il succédera à mon grand-père. Les choses ne se passent malheureusement pas comme il le souhaitait. Malgré les insistances de mon grand-oncle, préfet du comté de St-Maurice et homme de main de Maurice Duplessis, mon grand-père refusera pour des raisons morales de devenir l’agent officiel de Nil Larrivière, candidat de l’Union-Nationale dans le comté de Rouyn-Noranda. Le chef sera impitoyable, mon grand-père se verra refuser le renouvellement de son permis et perdra sa laiterie qui sera reprise par des amis du régime, les Dallaire.
Croyant ne plus avoir d'avenir à Rouyn-Noranda, comme Gilles et Guy Carle, mon père partira pour le sud de la province afin de compléter ses études. Après avoir terminé son cours classique à l’Académie de Québec, il s’inscrit aux HEC. C’est là qu’il rencontre son ami le poète et cinéaste Pierre Perrault. S’estimant trop à l’étroit dans cette école, d’un commun accord, ils quittent tous les deux la même journée. Perrault s’inscrira en droit, mon père entrera à la Banque Royale.
À l’invitation des frères Carle, mon père participe aux activités du Cercle de la Nouvelle-France, l'ancêtre de l'Hexagone, où il fait la connaissance de Gaston Miron, Olivier Marchand, de mon oncle Jacques Plessis-Bélair et de sa sœur Andrée qui lui présentera ma mère Simone. Guy Carle y rencontrera également sa future épouse, Marcelle Cusson.
En 1965, mon père quitte Montréal et la Banque Royale et revient à Rouyn-Noranda pour devenir gérant de la Caisse populaire. Il le demeurera jusqu’à sa retraite en 1987. Son ami Guy Carle l’a précédé à Rouyn quelques années plus tôt où il deviendra gérant de la ville à l'instigation de mon père. Je le revois encore déroulant les grandes cartes de la Ville, parlant fièrement de son plan directeur. Une ville qu'il avait déjà secrètement cartographiée dans sa jeunesse avec son frère Gilles, changeant tous les noms des rues pour confondre ses ennemis.
Sans le savoir, comme les habitants du Plateau Mont-Royal habitent l’univers de Michel Tremblay, nous habitions l’univers de Gilles Carle et côtoyions chaque jour tous ses personnages. À l'époque de notre arrivée en 1965, Rouyn était un vaste terrain de jeu dont le cap d’Ours constituait le principal lieu mythique. Les rues Principale et Perreault en étaient demeurées le centre d'attraction et la cabane inclinée du père Bissonnette, celui de Lise Bissonnette, une véritable caverne d'Alibaba.
Nous découvrions alors la ferme de Guy Carle, à quelques kilomètres de la ville, qui était une sorte de microcosme. Un monde fascinant avec le même esprit que nous allions retrouver plus tard dans les films de Gilles Carle. Entouré de sa femme Marcelle et ses enfants Daniel, Pierre, François, Élizabeth et Patrice, Guy Carle avait reproduit la partie magique de l'univers de jeunesse de Gilles avec ses campements, ses chiens, chats, poules, chevaux, la petite chasse, les collets à lièvres, les chutes, les sentiers, la colline, le boisé, la « slam » de mine de l’autre côté de la montagne. Un monde à la fois réel et imaginaire auquel m’initiait Pierre, le deuxième fils de Guy, qui fut longtemps mon meilleur ami.
L’univers que décrit Gilles Carles dans Les Mâles, Les Plouffe, Maria Chapdelaine, c’est celui de mes grands-parents, de mon père, c’est devenu le mien un jour de mai 1965. Les corps Célestes, c’est celui de mon beau-père Conrad Morasse, celui de Duparquet, ville ouverte, là où a vécu pendant quelques années ma future épouse, Ginette. Étonnamment, même si mon beau-père n’a jamais rencontré Gilles Carle, il n’en est pas moins un personnage très « carlien», dans le plus pur sens du terme, avec sa propre vie qu'il mène à sa guise. Un chasseur invétéré et un véritable patenteux qui a passé une partie de sa jeunesse dans les camps de bûcherons du nord de l'Abitibi. Lui et son restaurant, la Morasse Poutine, sont devenus des références incontournables à Rouyn-Noranda.
Les modèles se répètent. Tous ceux qui ont connu les frères Carle, savent que le duo des frères Daniel et Donald Pilon, c’est le duo Guy et Gilles. C’est aussi les deux plus vieux fils de Guy, Daniel et Pierre. L’humour des Pilon est celui des frères Carle. Les défis qu’ils se lancent constamment sont ceux des frères Carle. Leur vision des femmes est celle des frères Carle.
Il y a quelques années de cela, alors que Gilles, Gaston Miron, mon oncle Guy Lapointe et mon père étaient réunis dans un petit café de la rue St-Denis, Gilles a raconté qu’il s’était inspiré de mon père pour créer le personnage d’Ovide dans les Plouffe, un personnage auquel je m’étais immédiatement identifié, tant il m’était familier.
Ce modèle-là s’est aussi répété. Lorsqu’Ovide dit qu’il n’« y a pas de place, nulle part, pour les Ovide Plouffe du monde entier », je ne peux faire autrement que de penser à ma propre situation. Mon père disait de Gilles qu’il avait un regard différent des autres, qu’il ne regardait pas le monde du même œil, qu’il percevait les archétypes en chacun de nous. C'était là sa plus grande qualité. C'est grâce à ses personnages véridiques qu'il nous touchait, qu'il nous influençait.
Quand je suis allé accueillir le prince Charles il y a quelques semaines à la caserne des Black Watch, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Ovide et à Guillaume Plouffe dans la scène du passage du couple royal à Québec, à mon père qui avait lui-même reçu Pierre Trudeau avec des œufs et des tomates à Rouyn en 1968, même s’il était alors un notable de la place. Un secret qu'il nous a longtemps caché.
Quand j’ai serré la main de Patrick Bourgeois, je me suis rappelé de mon grand-père, Jos Bourgeois, alias Rodolphe Lapointe, qui, en remettant en cause l'ordre des choses, avait, dans une certaine mesure, changé le cours de l'histoire et permis cette rencontre entre les Carle et les Lapointe, sans qui mes cousins Philippe et Martin n'existeraient pas, probablement moi non plus d'ailleurs. Qui aurait présenté mon père à ma mère sans cette amitié née à Rouyn-Noranda en Abitibi?

Featured bccab87671e1000c697715fdbec8a3c0

Louis Lapointe534 articles

  • 888 931

L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





Laissez un commentaire



1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    30 novembre 2009

    Du Carle ça ressemble beaucoup, selon moi, à du Fellini :
    «...Fellini, désormais débarrassé de l'héritage néoréaliste, plonge dans ses souvenirs d'enfance avec Les Clowns (I Clowns) en 1970, téléfilm sorti aussi dans les salles de cinéma, Fellini Roma en 1972 et, surtout, Amarcord en 1973, qui évoque son adolescence à Rimini, sa ville natale.»
    Extraiit de Wikipédia