Stephen Harper règne en maître: les ministres jouent les seconds violons, les comités n'ont plus la cote et les débats sont ignorés. Négligé, méprisé, le Parlement en arrache.
Ottawa -- «Notre démocratie parlementaire est dysfonctionnelle quand nous élisons des gouvernements minoritaires et elle perd sa pertinence quand nous élisons des gouvernements majoritaires.» Le constat du politologue Peter Russell est brutal. Le système est malade et la complaisance n'est plus de mise.
Le professeur n'en peut plus de l'incapacité des politiciens à se défaire de la mentalité propre à un gouvernement majoritaire. Toutes leurs actions visent cette majorité, ce qui les rend incapables de faire preuve d'esprit de coopération en situation minoritaire. Élire un gouvernement majoritaire ne serait pas une solution, dit-il, puisque le premier ministre peut presque ne pas tenir compte du Parlement tant il contrôle tous les leviers du pouvoir. «Dans un cas comme dans l'autre, les citoyens sont incapables d'avoir un vrai Parlement fonctionnel», déplore-t-il en entrevue. Aucun autre Parlement dans le monde, dit-il, ne se trouve dans une pareille impasse.
Professeur à l'Université de Calgary et mentor de Stephen Harper, Tom Flanagan ne s'émeut pas. La démocratie parlementaire traverse une «phase différente au cours de laquelle, au lieu d'être unidimensionnel, le Parlement est très compétitif». Selon lui, il en sera ainsi tant que le gouvernement sera minoritaire et la faute n'en revient pas qu'au chef conservateur. «M. Harper, comme premier ministre, est vraiment partisan et porté à l'affrontement. Ce n'est peut-être pas le premier ministre idéal pour promouvoir l'entente multilatérale. Mais les libéraux ne sont pas mieux puisqu'ils refusent de faire fonctionner le Parlement. Ils ne songent qu'à reprendre le pouvoir.»
Il reste qu'élus, journalistes, experts et citoyens ont le sentiment depuis longtemps que quelque chose ne va pas et, pour les experts, le principal facteur demeure la concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre. Stephen Harper n'est pas seul en faute. Le phénomène a démarré bien avant lui, sous Pierre Elliott Trudeau, et il s'est poursuivi sous tous les premiers ministres qui lui ont succédé, conservateurs comme libéraux.
Sous le premier ministre libéral Jean Chrétien, le journaliste Jeffrey Simpson parlait même d'une «dictature amicale» (The Friendly Dictatorship», titre du livre qu'il a écrit sur le sujet en 2001). «La concentration est toutefois devenue plus évidente sous M. Harper. Si je devais réécrire mon livre, je décrirais Jean Chrétien comme un grand décentralisateur comparativement à son successeur, car lui était prêt à déléguer beaucoup de responsabilités à ses ministres. [...] Stephen Harper, en revanche, contrôle tout, y compris les petits détails», dit M. Simpson en entrevue.
M. Harper n'est ni seul ni le premier, mais sous son règne, «la centralisation du pouvoir est telle que le bureau du Conseil privé [le ministère central] s'est pratiquement transformé en une bureaucratie parallèle soumise aux ordres du bureau du premier ministre», renchérit la politologue Jennifer Smith, de l'Université Dalhousie.
On ouvre les livres
Directeur de la Chaire en administration publique et gouvernance à l'Université de Moncton, Donald Savoie a écrit de multiples ouvrages sur les rouages du gouvernement fédéral et la concentration du pouvoir qui y sévit. Selon lui, Stephen Harper n'est pas pire que d'autres. Ce qui ne veut toutefois pas dire que l'état de notre démocratie parlementaire n'est pas préoccupant. Pour Donald Savoie, il y a bel et bien crise et celle-ci a plusieurs facettes. L'une d'elles est «l'incapacité du Parlement à garder le gouvernement responsable alors qu'il en a déjà été capable».
Lors de la période des questions, il est de plus en plus fréquent qu'un ministre se lève pour répondre à des questions qui concernent un autre ministère que le sien. Faire des annonces à l'extérieur du Parlement est maintenant la norme, même pour des projets de loi, surtout ceux en matière de justice.
La notion de reddition de comptes est pourtant intimement liée au principe du gouvernement responsable. Donald Savoie rappelle que cela veut dire un premier ministre et des ministres qui rendent des comptes au Parlement. «C'est beaucoup moins évident maintenant. Les hauts fonctionnaires et les ministres sont devenus responsables envers le premier ministre.»
Ciel orageux
Et il y a le Parlement actuel, où sévit un climat d'intense acrimonie. À son départ définitif du Parlement en 2005, l'ancien chef néodémocrate Ed Broadbent invitait ses collègues «à réfléchir sérieusement au manque de courtoisie dont [ils avaient] été témoins quotidiennement à la Chambre des communes, lors de la période des questions». Malheureusement, peu l'ont écouté, car les choses n'ont fait qu'empirer.
«Le Parlement est devenu une arène plutôt qu'une législature, une arène où le gouvernement se vante et l'opposition conteste», résume Peter Russell. Il fut pourtant une époque, se souvient Jeffrey Simpson, où il y avait aux Communes des débats qui étaient suivis avec intérêt. «Mais le premier ministre ne prend pas la Chambre des communes au sérieux pour la tenue des débats publics nationaux, ce qui favorise la marginalisation du Parlement», avance-t-il. De l'avis de Simpson, «il a perdu de vue le rôle du Parlement comme intermédiaire entre le gouvernement et le peuple».
Même l'étude des projets de loi est escamotée. Quand les partis veulent montrer qu'ils prennent un projet de loi au sérieux, ils offrent généralement de l'adopter rapidement. On limite le temps de débat, on précipite l'étude en comités, court-circuitant une de leurs fonctions fondamentales: débusquer les erreurs et les mesures inadéquates. Au Sénat de sauver la mise.
Pour les députés, cela veut dire être réduits au rôle de simples exécutants.
Députés en figuration
La perte d'influence des députés ne date pas d'hier cependant, et c'est une décision qu'ils ont eux-mêmes prise en 1968 qui a le plus contribué à ce déclin. Cette année-là, ils ont tout simplement abandonné leur pouvoir le plus important, celui d'accorder ou non au gouvernement le droit de dépenser.
Jusqu'à cette date, les députés pouvaient prendre tout le temps voulu pour étudier en comité les crédits de chaque ministère. Pour mettre fin à cette incertitude, le gouvernement Trudeau a offert une plus longue période des questions et des budgets de recherche accrus aux membres de l'opposition, mais à la condition qu'ils acceptent une échéance pour l'adoption des crédits. Une fois celle-ci passée, les crédits seraient considérés comme acceptés, étude ou pas. Les députés ont acquiescé et, aujourd'hui, le gouvernement en fait à peu près à sa tête.
Donald Savoie croit aussi que la multiplication des fonctionnaires au Parlement n'aide pas cet état des choses, car ils se retrouvent à faire le travail que l'opposition et les députés devraient faire, c'est-à-dire surveiller la gestion financière du gouvernement.
Malgré tout, certains pensent qu'il pourrait en être autrement. Député conservateur sous Brian Mulroney, ardent défenseur de réformes démocratiques, Patrick Boyer s'est présenté sans succès aux dernières élections. Selon lui, des réformes en profondeur seront nécessaires, mais les députés ont un pouvoir qu'ils «n'exercent pas parce que la discipline de parti les arrête, parce qu'ils ont peur des représailles». «Pour exercer ce pouvoir, il faut adopter l'état d'esprit que le rôle exige et il faut comprendre ce rôle. Le député ne dirige pas le pays, comme trop de gens qui briguent des suffrages le croient. Le député surveille et exige des comptes de ceux qui gouvernent.»
Il faudra davantage pour venir à bout de cette crise, tout le monde en convient et chacun a son remède: réforme du mode de scrutin, affirmation des députés, clarification des conventions parlementaires, refonte en profondeur des structures, réexamen des règles parlementaires, leadership désintéressé de la part des chefs de parti susceptibles de prendre le pouvoir. Personne ne croit cependant que ce soit pour demain.
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Collaboratrice du Devoir
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