La démocratie malade du cynisme ?

on reconnaît sur quel plan nous devons situer la réflexion sur le sentiment d’impuissance et de dépossession qui assèche la démocratie contemporaine

IDÉES - la polis


Mathieu Bock-Côté, L’Inconvénient, no.44, février 2011, p.
On a beaucoup glosé sur le cynisme ces derniers mois. Les sondages s’accumulent et confirment d’ailleurs son déploiement par effet de contamination. Celui qui ne confesse pas son cynisme est d’ailleurs immanquablement accusé de naïveté. Les Québécois ne croient apparemment plus en rien, ni en leur premier ministre, ni en leur chef de l’opposition. C’est la classe politique qui est discréditée dans son ensemble, avec le système dont elle est la représentante. On a quelquefois l’impression de voir surgir un antiparlementarisme nouveau genre, qui incite une partie croissante de la population à se sauver de l’espace public, à se réfugier dans l’abstention. L’espace public est déserté et ils sont en nombre croissant à ne plus le fréquenter, sinon pour se confirmer par une brève escapade protestataire qu’ils ne s’y trouvent plus vraiment chez eux. Aux dernières élections québécoises, le taux de participation a atteint de peine et de misère 55%. C’était un record pour le dernier siècle. Et c’était avant les scandales de l’année 2010.
Il suffit d’un peu de culture historique pour s’en convaincre, un tel désaveu de la classe politique, sans être absolument unique, a peu de précédents. Le Québec traverse une mauvaise, une très mauvaise passe. Au fil de la dernière année, plusieurs ont cherché à rapprocher le gouvernement Charest du régime Duplessis. Cette comparaison n’est pas adéquate et est plutôt symptomatique de la prégnance du mythe de la Grande noirceur, auquel la mémoire collective semble se raccrocher lorsqu’elle veut trouver dans l’histoire une page noire pour éclairer le présent. À quelques reprises, j’ai proposé une autre comparaison : avec le régime Taschereau, justement renversé à cause de son usure politique et de la corruption qui le gangrenait. À la fin de 2010, Le Devoir choisissait un comparateur historique encore plus lointain : le gouvernement Charest évoquerait le gouvernement de Lomer Gouin, à la fois pour son rapport trouble à l’éthique publique et pour son fédéralisme intransigeant.
Le cynisme est là, soit. Il est souvent mentionné de manière désapprobatrice. Mais ce terme permet-il vraiment de plonger au cœur du malaise politique québécois ? La réflexion sur le cynisme peut servir de porte d’entrée à une réflexion plus vaste sur la crise politique québécoise. Elle ne saurait épuiser la réflexion. D’ailleurs, ceux qui nous proposent une petite sociologie du cynisme des Québécois en viennent normalement à tenir un discours moralisateur sur la transparence et l’éthique, qui permettrait apparemment de « démocratiser la démocratie ». Grossièrement dit, le problème fondamental serait celui de la malhonnêteté de la classe politique. Par effet de contraste, certains s’imaginent désormais que « l’honnêteté » pourrait suffire comme projet de société – on parle encore plus souvent d’intégrité.
Évidemment, un peu plus d’intégrité ne ferait pas de mal. On préfère des politiciens honnêtes à des politiciens malhonnêtes. On constate toutefois à quels excès la croisade de la transparence peut conduire. Par exemple, il suffit qu’un ministre se trouve dans une salle avec un financier de son parti pour que le premier soit transformé médiatiquement en marionnette du second et coupable de ses éventuelles malversations. On épluche les comptes de dépenses, on exhibe sur la place publique la moindre facture apparemment compromettante. Un jour, on le devine bien, on exposera la vie intime des politiques sur la place publique, on fera le décompte des maîtresses des uns, des enfants illégitimes des autres et on reprochera aux élus toute forme d’aisance, comme s’il fallait les condamner à l’indigence matérielle dans l’exercice de leurs fonctions. On ajoutera que la transparence radicale exigée de plus en plus par les médias et les spécialistes de l’éthique publique est contradictoire avec l’exercice du pouvoir, avec la pratique du gouvernement - la politique n’est pas un décalque de la morale, tout simplement. On ne se surprendra pas ensuite de voir les hommes et les femmes de valeur se tenir éloignés de l’engagement public, pour éviter les éclaboussures à leur réputation, pour éviter de voir cette dernière ruinée par les ragots et les commérages qui dominent souvent la rumeur publique. La conséquence : la course aux postes sera monopolisée par des attachés politiques vaguement diplômés et semi-lettrés, véritables spécialistes de la comitologie partisane, où ils auront appris les intrigues des appareils, sans jamais rencontrer ne serait-ce que l’ombre d’un idéal.
Pourtant c’est bien mal comprendre les gens ordinaires (ils existent) que de les imaginer à ce point effarouchés par les rumeurs de corruption, comme s’ils s’attendaient a contrario à une pratique immaculée du pouvoir, sans excès ni accrocs. Il y a une forme de cynisme naturel – et éternel, en un sens ! - envers la classe politique. Le commun des mortels s’attend à ce que le pouvoir vienne avec les apparats du pouvoir et on devine que ceux qui désirent l’exercer ne sont ni des saints, ni des moines, même si à l’occasion, l’histoire nous fait la grâce d’une figure plus sobre - je ne peux m’empêcher ici de penser au Général de Gaulle qui a déjà rappelé à Michel Debré que « la France ne se gouverne pas en dinant en ville ». Mais je ne peux inversement m’empêcher de penser à Churchill qui a lui aussi incarné la grandeur politique sans avoir la discipline ascétique de l’homme de Colombey. On s’attend à ce que les copains favorisent les copains – on espère qu’ils ne favoriseront pas trop les coquins. La méfiance envers le pouvoir est chose naturelle – et probablement saine : elle limite la possibilité d’une hypnose collective et d’une absorption de l’individu dans la communauté, et de cette dernière dans l’État, qui prétendrait l’incarner parfaitement. Il va de soi, néanmoins, que la systématisation des pratiques de corruption peut virer à l’exaspération antiparlementaire. Nous y sommes peut-être. Mais peut-être pas.
Chose certaine, le malaise politique québécois ne se résume pas à cette expression de cynisme causée par la multiplication des « affaires », comme on dit en France. Il faut fouiller dans des strates sociologiques et politiques plus profondes de notre société pour expliciter les raisons fondamentales d’un malaise politique irréductible au cynisme tel que le définissent les journalistes. Il touche à une forme de dérèglement plus généralisé de notre système politique. On parlerait plus globalement, pour caractériser ce malaise, d’un sentiment d’impuissance politique, qui en est venu à irriguer la conscience collective, comme si nos sociétés voyaient le gouvernement des hommes s’effacer définitivement devant l’administration des choses. On pourrait aussi parler d’un sentiment de dépossession démocratique. Dans un cas comme dans l’autre, la question qui se pose n’est plus seulement celle d’un citoyen à la vertu anémiée, désormais étranger à son devoir civique, mais bien celle d’une crise des institutions, d’une crise du régime politique occidental.
La crise du régime démocratique
Une crise de régime. L’hypothèse peut surprendre tant la philosophie politique semble avoir fermé depuis longtemps ce vieux problème pourtant fondateur du questionnement classique sur la souveraineté et la démocratie. Elle traverse pourtant toutes les sociétés occidentales. Elle nous incite à ramener la philosophie politique des stratosphériques théories de la justice qui l’ont monopolisée depuis des années, surtout dans les universités, vers la question du pouvoir, et plus encore vers celle des modalités de son institutionnalisation. On pourrait parler d’un nécessaire abandon du paradigme rawlsien pour en revenir aux termes plus sobres de la philosophie aronienne, qui était aussi une sociologie des rapports de force au sein de la cité. Chose certaine, on reconnaît sur quel plan nous devons situer la réflexion sur le sentiment d’impuissance et de dépossession qui assèche la démocratie contemporaine.
Premier phénomène à circonscrire : la mise en place d’une forme de féodalisme postmoderne. En fait, on assiste à l’éparpillement de la représentation politique, à son morcellement sous la pression de corporatismes de plus en plus nombreux qui ne consentent plus à situer leurs revendications politiques ou sociales dans les paramètres élargis du bien commun. On le sait, il y a de plus en plus de groupes qui sont parvenus à se faire reconnaître par les médias en tant qu’interlocuteurs du segment de la population qu’ils prétendent représenter, souvent de manière exagérée, d’autres fois de manière carrément fantasmatique. Mais les corporatismes qui émergent et sont cooptés par le milieu médiatique à la manière d’interlocuteurs indispensables du débat public se trouvent ensuite récupérés par la démocratie managériale qui doit accepter la multiplication de tels groupes pour parvenir à une gestion maximale de la société, tout en donnant l’impression d’y associer les composantes de la société réelle, qui parviendraient ainsi à un certain degré « d’autogestion ».
On pourrait aussi parler d’une confiscation du débat public par un nombre croissant de groupes de pressions et d’intérêts catégoriels, qui réactivent la figure de la société civile sous le signe de la démocratie participative. Cette dernière prétend même déclasser la démocratie parlementaire, apparemment désuète et déformant la représentation politique à travers la logique des partis, qui ne seraient plus capables d’agréger adéquatement les intérêts sociaux. La médiation parlementaire ne serait plus nécessaire. Ce n’est plus à la mise en concurrence des grands projets de société que la démocratie doit servir mais à la maximisation des représentations catégorielles au sein de l’espace public, où chacun est appelé à se positionner par rapport à des institutions devenues strictement instrumentales. Corollaire de tout cela : c’est finalement l’autorité de l’État comme dépositaire d’un bien commun transcendant les intérêts particuliers qui est disqualifiée.
La démocratie managériale vient ainsi légitimer sa prétention à une gestion maximale du social. Le prix à payer : un désabusement de la classe moyenne et des classes populaires, qui ne disposent pas de lobbies particuliers pour les représenter et qui sont trop occupées à travailler pour faire de l’activisme militant, en jouant le rôle du parfait citoyen conscientisé. Car si la véritable démocratie passe par la société civile et par les différentes instances de « consultation citoyenne », ce sont les élections qui sont au même moment dévalorisées, et qui sont présentées à la manière d’un moment consultatif comme un autre. Il y a désormais deux classes de citoyens : ceux qui militent et ceux qui travaillent. On en oublie peut-être une troisième : celle qui gagne sa vie en militant. Chose certaine, cette nouvelle « aristocratie » des représentants et des militants joue un rôle déterminant dans la formation de l’opinion publique à l’heure de la digestion médiatique de l’espace public.
Deuxième phénomène à circonscrire : la bureaucratisation du politique et les prétentions hégémoniques de l’expertocratie. C’est une réalité qui n’épargne aucune société occidentale, l’emprise croissante sur la société d’une expertocratie qui se constitue sur un déni : celui du bon sens, qui est normalement la boussole populaire suivie par les gens ordinaires pour se mouvoir dans l’existence. Dans le bon sens, l’expertocratie ne voit qu’une accumulation désordonnée de préjugés, de stéréotypes, d’idées fausses, qu’il s’agirait désormais d’évacuer de l’espace public. Le bon sens, qui relève d’une connaissance préscientifique et surtout, prétechnocratique, des codes de la vie en société, devrait réguler de moins en moins les rapports sociaux. La rationalisation de l’ordre social passerait nécessairement par sa détraditionnalisation. La conséquence : de moins en moins de domaines de la vie en société se dérobent à la prétention reconstructrice des ingénieurs du vivre-ensemble qui entendent quadriller intégralement les rapports sociaux.
Nous sommes contemporains de ce que j’ai appelé la société laboratoire, où l’existence collective est reconvertie dans une forme d’expérimentation utopiste par la bureaucratie thérapeutique. Plus rien ne doit se dérober à la rationalisation des rapports sociaux sous le signe de l’utopie égalitaire que mènent les agences spécialisées qui prétendent désormais rééduquer la population, réformer ses mentalités, la faire passer du sens commun au vivre-ensemble, qui se réclame selon les circonstances de la santé publique, de la sécurité alimentaire, de l’ouverture à la diversité ou de la modernisation des mentalités. Il y a là une tentative d’infantilisation générale de la population, qui devrait désormais se confier à ses experts, les seuls à même de comprendre les subtilités et la complexité de la société contemporaine.
On pourrait pourtant dire, à la suite de Marc Crapez, que le bon sens est présupposé par la nature même du régime démocratique, dans la mesure où ce dernier prête, du moins en théorie, aux gouvernés, une forme d’autonomie morale qui vient justement fonder leur prétention à la souveraineté populaire. Le bon sens vient limiter la prétention des ingénieurs sociaux à toujours se substituer aux pratiques sociales traditionnelles, aux habitudes, aux coutumes, aux mœurs. Le bon sens endigue naturellement la prétention à la bureaucratisation intégrale des processus sociaux. Les classes moyennes et les classes populaires, encore une fois, ressentent cette intrusion bureaucratique dans leur existence comme une forme de déni d’autonomie particulièrement radical en plus d’y voir une complication inutile de la prestation des services gouvernementaux, lorsqu’elles sont en position d’en réclamer, d’en « consommer ».
Troisième phénomène à circonscrire : la judiciarisation du politique, qui accompagne sa bureaucratisation, en quelque sorte. Elle participe à ce même désaccouplement du pouvoir d’avec l’idéal de la souveraineté populaire qui semble être la tendance dominante de l’époque. On considère désormais que la rationalité juridique serait globalement supérieure aux formes classiques de la rationalité démocratique pour assurer la gestion des revendications sociales et identitaires dans une société complexe, aux identités multiples, composites, plurielles. En fait, le pluralisme culturel et identitaire devrait se déprendre de la fiction homogénéisante de la souveraineté populaire et trouver un nouvel espace institutionnel pour se déployer, mieux à même de l’accueillir.
Ce qu’on appelle le chartisme, c’est-à-dire la survalorisation des chartes de droits, présentées désormais comme textes fondateurs du « vivre-ensemble », entend reconfigurer radicalement les rapports sociaux en décentrant la communauté politique de toute référence fondatrice à la norme majoritaire, à la fois sur le plan culturel et social. On le sait, la judiciarisation du politique s’est surtout imposée à propos des questions identitaires, culturelles et morales, que l’individualisme libertaire qui caractérise notre époque cherche à soustraire à tout prix au domaine de la délibération publique. Désormais, la souveraineté populaire est assimilée à une grossière tyrannie de la majorité dont les groupes minoritaires, qui se sont constitués dans la dynamique soixante-huitarde, seraient victimes. La transposition des revendications politiques dans le domaine des tribunaux permettrait ainsi de les soustraire aux pressions populaires – on dit même populiste - et de particulariser leur traitement, en désavouant à la fois la régulation démocratique et la régulation par les mœurs.
Évidemment, le prix à payer est encore une fois très élevé : les questions culturelles et identitaires sont justement celles qui aujourd’hui, réaniment le plus manifestement la dimension existentielle et passionnelle de la politique. On le voit surtout avec la question de l’identité nationale, qui traverse toutes les sociétés occidentales en les amenant à questionner leur « modernisation pluraliste », leur multiculturalisation. Selon les pays, d’autres enjeux culturels et identitaires peuvent aussi investir le débat public dans la mesure où ils évoquent l’enraiement du processus de transmission culturelle. En les expulsant du domaine public, on provoque évidemment l’exclusion symbolique de ceux qui croient ces questions fondamentales et qui voudraient les placer au cœur du jeu politique. On disqualifie les acteurs sociaux qui chercheraient à polariser l’espace public autour des « nouvelles questions culturelles ». On vide l’espace public de sa charge existentielle et on se contente de fournir une définition instrumentale, gestionnaire même, du politique. Par ailleurs, cette judiciarisation du politique amène les groupes sociaux à formuler leurs revendications non plus dans le langage du politique mais dans le langage du droit, et plus encore, des « droits fondamentaux ». On en constate chaque jour la conséquence : le débat politique se durcit, dans la mesure où le refus de capituler devant les « droits fondamentaux » est souvent considéré comme une atteinte à l’humanité de ceux qui s’en réclament. On devine bien que c’est la discussion sur le bien commun qui est déstructurée par cette nouvelle dynamique politique.
Dernier phénomène à circonscrire : la neutralisation du débat public par le politiquement correct – d’autres parlent de la rectitude politique. Il y en a encore aujourd’hui pour reprendre étrangement la thèse de Daniel Bell qui affirmait il y a quelques décennies que nous serions contemporains de la fin des idéologies. Cette thèse était reprise d’une autre manière il y a quelques années par Fukuyama qui nous annonçait la fin de l’histoire et l’avènement définitif de la démocratie libérale. C’était une grave erreur d’analyse, qui négligeait l’avènement d’une nouvelle idéologie dominante, ayant pris forme à travers la sensibilité et les catégories idéologiques associées aux radical sixties. Une idéologie dominante qui conjugue le multiculturalisme, la mondialisation, l’individualisme libertaire, le langage des droits, la sacralisation de la diversité. Une idéologie qui représente une forme de normalisation gestionnaire du radicalisme hérité des radical sixties – en France, on parlerait plutôt de la pensée 68 – et qui a migré de la gauche radicale jusqu’au centre-gauche depuis une vingtaine d’années, principalement sous la poussée des partis associés à la troisième voie européenne, qui conjuguaient un certain social-libéralisme à un radicalisme contre-culturel.
En un sens, on pourrait parler de la puissante hégémonie d’un centre mou, à condition de préciser que le centre de gravité de nos sociétés s’est déplacé loin à gauche depuis une trentaine d’années, sauf sur les questions économiques, où prédomine un social-libéralisme qui fait plus ou moins consensus. La conséquence de cela, c’est évidemment que des positions parfaitement respectables il y a quelques années sont désormais assimilées au racisme, à la xénophobie, au sexisme, à l’homophobie. L’espace public est balisé et c’est dans un couloir idéologique très réduit que les partis comme les mouvements sont appelés à évoluer, à moins de « déraper », comme le décideront les nouveaux censeurs qui se permettent de distinguer qui est un interlocuteur public respectable et qui ne l’est pas. L’aseptisation du débat public est alors inévitable de même que sa technicisation. Les classes populaires, culturellement conservatrices, sont ainsi expulsées du débat public. La sensibilité majoritaire de nos sociétés sur le plan culturel n’est plus tolérée dans le débat public. La société occidentale n’est pas idéologiquement pacifiée. Mais la polarisation politique est refoulée vers les marges du débat public, là où elle ne peut plus s’exprimer que de manière protestataire.
Le politiquement correct est une machine à diaboliser, un dispositif idéologique qui assure la traduction du malaise politique généré par le renversement des valeurs et la dislocation des fondements historiques de la communauté politique dans le langage de l’intolérance, et qui permet l’imperméabilisation du débat public par rapport aux tendances qui risqueraient de le contaminer à partir de valeurs ou de pratiques sociales plus traditionnelles, susceptibles d’entraîner l’avènement d’un discours critique envers la religion de la diversité, qui s’est imposée à la manière d’un nouveau dogme dans les sociétés occidentales. En fait, le politiquement correct assure la pathologisation du sentiment populaire et du malaise qui en est venu à s’investir en lui – il crée par ailleurs les conditions nécessaires à une mutation thérapeutique du politique où l’expertocratie, alliée à la juristocratie, sont appelés à rééduquer la population et faire « évoluer ses mentalités » pour l’amener à se défaire de son vieux fond historique qu’elle s’entête à chercher à investir dans le débat public.
La fin de la Révolution tranquille
Cette sociologie à gros traits permet d’apercevoir les causes plus profondes d’un malaise politique dont le cynisme n’est qu’une conséquence lointaine. La question posée, on l’a vu, est celle du pouvoir, de la souveraineté, de sa redistribution et de son réaménagement. Ces causes prennent formes, de manière diverses, bien entendue, dans toutes les sociétés occidentales. Elles forment tout un système qui transforme radicalement la donne politique, qui désubstantialise la démocratie, qui l’évide de son contenu, pour en fournir une définition minimale, sinon tout simplement dénaturée. En fait, si nous reprenons les catégories les plus classiques de la philosophie politique, on peut dire que le régime démocratique est aujourd’hui disqualifié par l’émergence d’une nouvelle oligarchie. On pourrait aussi dire que la souveraineté populaire est ramenée à sa part minimale. Nous ne sommes plus vraiment en démocratie même si les vieilles formes institutionnelles de la démocratie libérale sont encore en place. Leur maintien masque toutefois un réaménagement des rapports de pouvoir et une redéfinition du principe de légitimité dont elles sont investies.
Notre exploration du cynisme et du malaise politique occidental serait pourtant incomplète si nous ne nous penchions pas sur le contexte historique et politique québécois qui vient les radicaliser. Car si le Québec connaît les mêmes problèmes que l’ensemble des sociétés occidentales, emportées par la grande mutation idéologique associée à l’héritage des radical sixties, il traverse une crise historique et politique qui lui est propre. Cette crise québécoise tient à son incapacité de sortir du cycle de la Révolution tranquille, manifestement épuisé. Cela se traduit aussi dans son incapacité d’ouvrir un nouveau cycle, qui permettrait au peuple québécois de se donner un nouvel élan, sous le signe d’une politique de refondation.
Fin de cycle historique. J’entends par là le sentiment d’un dérèglement généralisé des paramètres fondateurs de l’espace public délimitant les débats politiques qui prennent forme à travers ses grandes structures de polarisation. On le voit notamment avec la stérilisation de la question nationale à partir de laquelle l’espace public s’est reconfiguré depuis une quarantaine d’années au Québec. Or, il semble évident que les Québécois ne parviendront pas à la résoudre, s’ils parviennent à la résoudre un jour, dans la configuration politique actuelle - la chose devrait préoccuper principalement les souverainistes, d’ailleurs. En un sens, la question nationale telle qu’elle est actuellement configurée congestionne l’espace public et contribue à l’appauvrissement du débat politique davantage qu’elle ne l’alimente, davantage qu’elle ne permet de traduire dans le débat public les contradictions réelles qui traversent et travaillent la société québécoise. Autrement dit, les termes officiels de la polarisation politique ne correspondent plus aux conflits réels qui polarisent sociologiquement et idéologiquement la société québécoise. Il y a un décalage manifeste entre l’espace public et les préférences populaires, qui ne parviennent plus vraiment à y prendre forme.
À cause de cela, plusieurs cherchent à redéfinir les termes du débat public. On le voit notamment avec l’enthousiasme suscité par son hypothétique réalignement dans une perspective gauche/droite. Mais l’apprentissage de ce clivage est plus difficile que prévu, d’autant plus qu’il se limite actuellement à une discussion exclusivement centrée sur la conservation, la rénovation ou la révocation du modèle québécois. En fait, le clivage gauche/droite qui émerge et par lequel plusieurs cherchent à débloquer le débat public, et par lequel, surtout, on cherche à faire le bilan de la Révolution tranquille et de son cycle historique en en sortant enfin, est contenu exclusivement dans une discussion sur la taille et le rôle de l’État, comme si cette question ne s’était pas émancipée de la controverse historiquement circonscrite entre la social-démocratie et le libéralisme économique. Le réalignement de l’espace public selon le clivage gauche/droite ne permet pas, pour l’instant, de sortir des paramètres historiques de la Révolution tranquille.
Le problème est là : la discussion, nécessaire par ailleurs, sur l’héritage de la Révolution tranquille, ne peut être tenue exclusivement dans une discussion sur le rôle de l’État sans s’ouvrir à plus ou moins court terme sur une problématique plus générale, qui amènerait les Québécois à redéfinir leur rapport à leur expérience historique. Si le débat gauche/droite reconduit la technocratisation des choix politiques associés à l’héritage du modèle québécois, et s’il ne s’ouvre pas à un réinvestissement existentiel de l’activité politique, ce qui impliquera probablement une remise en question un certain consensus officiel qui prédomine sur les questions culturelles et sociales, il risque en fait de radicaliser le sentiment d’impuissance historique qui traverse la conscience collective.
Le Québec a l’allure d’une société qui peine de plus en plus à formuler politiquement ses problèmes, à les investir dans le débat public et à générer des polarisations créatrices autour d’elles. Une société qui, conséquemment, ne parvient plus à dégager son horizon historique et qui se croit vouée à la répétition perpétuelle de ses échecs, ce qui l’entraîne dans une spirale régressive qu’ils sont de plus en plus nombreux à apercevoir et à assimiler à un déclin québécois.
Le cynisme comme expression raisonnable de l’esprit public
Long détour pour parler du cynisme québécois ? Trop long détour pour se questionner sur les vertus du cynisme ? Pas vraiment. Parce que c’est en ayant l’ensemble du paysage politique et idéologique en tête que l’on peut sérieusement poser la question du cynisme, qu’on peut comprendre en quoi elle est moins la cause de la désaffection populaire pour la chose publique que la conséquence d’une crise plus profonde, plus grave, dont nous ne savons plus vraiment comment sortir. Se focaliser sur la question du cynisme, c’est examiner le malaise politique québécois par le petit bout de la lorgnette. C’est se condamner à n’apercevoir de la crise québécoise que la traduction de ses effets les plus caricaturaux dans le langage médiatique dominant. Se concentrer exclusivement sur la question du cynisme, c’est se condamner à donner des leçons de vertu à la population, à pratiquer une « pédagogie citoyenne » qui relève du prêchi-prêcha moralisateur et qui neutralise dans la question spéculative des vertus de l’engagement civique la question autrement plus profonde des conditions institutionnelles et culturelles dans lesquelles on appelle à cet engagement.
Le cynisme n’est peut-être que l’expression raisonnable d’un scepticisme généralisé devant une mutation post-démocratique de la société occidentale. Le cynisme québécois n’est peut-être que l’expression raisonnable d’une désaffection radicale envers une classe politique manifestement incapable de sortir le Québec de la spirale du déclin.


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