La Guerre de la Conquête

La gloire de l’Empire !

Ce qu’en dit le droit

9ba40cbaf6ea2e2c73deabab929ea8de

Chronique de Me Néron

Le 20 avril 1755 marque sans doute pour nous le début de la guerre de Sept Ans. Ce jour-là, le major-général Braddock quitte la ville d’Alexandria, en Virginie, pour aller à la conquête de nouvelles frontières qu’il a reçu ordre d’arracher à la Nouvelle-France. Il est à la tête d’un corps d’armée considérable composé d’officiers, d’artilleurs et de fantassins. Puissamment équipée, cette troupe traîne avec elle de lourdes pièces d’artillerie. 


Ses ordres de missions et instructions secrètes sont ambitieux. Après s’être emparé du fort Du Quesne, dans l’Ohio, il doit poursuivre en territoire français pour s’emparer des forts Niagara et Saint-Frédéric. Ces objectifs atteints, il doit se tourner vers l’Acadie pour aller participer à la prise du fort Beauséjour et, sans doute, à l’éradication des Acadiens. Tous ces exploits en une saison ! Manifestement, l’Angleterre a décidé d’en finir avec la Nouvelle-France. Elle a décidé de régler ses litiges par la force et de se tailler un empire commercial à la mesure de sa dignité et de sa grandeur.


En septembre 1754, George II et la faction impérialiste de son gouvernement avaient décidé de régler une fois pour toutes la question des empiètements par la France. Au XVIe siècle, c’est Jean Cabot, marin au service du roi Henry VII, qui aurait aperçu pour la première fois les côtes de l’Amérique du Nord. D’un simple coup d’œil, tous ces territoires auraient été, selon le droit anglais, acquis à l’Angleterre ! Le temps était donc venu de donner le grand coup pour faire respecter ces droits. En plus de l’offensive secrète menée par terre, le roi avait ordonné à l’amiral Boscawen de guetter la flotte française à partir du début avril, de la prendre en chasse, et de le détruire. Battue sur terre et sur mer, la France n’aurait plus qu’à signer la paix aux conditions de l’Angleterre.


Mis à part le précédent supposément créé par Jean Cabot, le gouvernement anglais en était venu à la conclusion que l’Amérique du Nord était trop petite pour permettre à deux empires d’y coexister dans la paix et la prospérité. D’ailleurs, la France s’était montrée si entreprenante qu’il était à craindre qu’elle finisse un jour par mettre la main sur toutes les colonies de l’Angleterre. En conséquence, il fallait donc frapper fort et par surprise pour casser l’épine dorsale de la Nouvelle-France. Très exactement le même coup bas utilisé contre les Acadiens en juillet 1755. Cet autre coup bas réussi, il serait facile d’étouffer le Canada. On n’aurait qu’à le laisser agoniser. Les intérêts de l’Angleterre ne seront donc plus jamais mis en péril. Toute puissante, elle pourra régner sur toutes les mers, et toutes les nations du monde devront s’incliner devant son drapeau, y compris la France. Bref, l’Angleterre verse dans un délire totalitaire : l’ordre du monde tout entier doit se soumettre à ses ambitions.


Goliath dans la mire de David 


La matinée du 9 juillet a bien commencé pour le général Braddock. Il a appris que la cible tant attendue n’était plus qu’à une quinzaine de milles. Elle était si proche que ça sentait déjà la victoire. Avec un peu de chance, il pourrait commencer à aligner ses batteries avant la fin de la journée. Avec un peu plus de chance, les Canadiens auraient sans doute détalé pour éviter de se faire broyer par une puissance de feu contre laquelle ils ne pouvaient rien. 


Mais Braddock ne va rien célébrer du tout ce soir-là. Contre toute attente, il va se faire mettre en pièces par infiniment plus petit que lui. Plus encore, le généralissime va même y subir une blessure mortelle. Alors comment, si près de la gloire, sa puissante armée a-t-elle pu sombrer dans une telle désorganisation ? Examinons. 


À quelques milles avant d’arriver au fort Du Quesne – fort dont la prise ne devait être qu’un tout petit exercice de réchauffement – sa puissante armée a été prise à partie par une troupe de cadets venus du Canada. Sans expérience, mais enfants courageux, ces recrues avaient été dépêchées sur les lieux afin de harceler et de ralentir l’avancée de cette puissante armée. Contre toute attente, et tirant profit du terrain, les cadets avaient si bien mitraillé l’ennemi sur ses flancs, qu’ils avaient littéralement mis en pièces l’armée du généralissime. Près de mille hommes sont tombés en quelques heures, et les autres, affolés, ont détalé au pas de course, oubliant qu’ils s’étaient donnés bien du mal pour venir conquérir de nouveaux territoires à la gloire de l’empire. Ils ont tout abandonné derrière eux, y compris les lourdes pièces d’artillerie transportées de peine et de misère pour pulvériser le fort Du Quesne.


Dans les affaires personnelles de Braddock, les cadets ont retrouvé ses ordres de missions, ses plans et sa correspondance, mais également les instructions secrètes du roi datées du 26 novembre 1754. Cette documentation, transmise aux autorités à Paris, va amplement démontrer que, depuis septembre 1754, l’Angleterre préparait dans le plus grand secret une offensive d’une telle envergure qu’elle devait être fatale à la France. Alors qu’elle multipliait les signes d’apaisement et laissait comprendre par la voix de ses diplomates qu’elle ne cherchait qu’à régler ses vieux litiges, elle s’affairait à monter un arsenal considérable pour mettre la main sur l’Amérique du Nord tout entière. La publication de ces papiers va faire scandale dans toute l’Europe. Même Voltaire, espion à la solde des Anglais, en sera dégoûté.


Cette documentation va démontrer que le rôle de la mission diplomatique anglaise à Paris consistait uniquement à gagner du temps et à entretenir, chez les autorités françaises, un climat de fausse sécurité. Il était évident que la préservation de la paix n’était plus du tout une solution pour l’Angleterre, et que, face aux progrès constants de l’Amérique française, seule une guerre de conquête, préparée dans le plus grand secret, permettrait de mettre la main sur cet empire dont les richesses et le potentiel économique faisaient bien des jaloux. La jalousie ne consiste-t-elle pas en un dépit envieux ressenti à la vue des avantages d’autrui ?  


Mais il y a le droit !


Le droit de faire la guerre n’est pourtant pas une question laissée à la seule discrétion de ceux qui cherchent à s’approprier les avantages d’autrui. Il y a des guerres qui sont légales, et il y en a d’autres qui ne le sont pas. Une guerre légale est assimilée à un acte de justice, alors que celle qui ne l’est pas est considérée comme une entreprise criminelle de la part de l’État qui l’entreprend. En ce cas, la victoire du criminel ne peut lui octroyer aucun droit. Tout « droit » fondé sur la commission d’un acte criminel constitue une contradiction dans les termes. Le but premier du droit est justement de faire échec à la violence criminelle. En conséquence, un criminel, qu’il soit individu ou État, ne peut logiquement revendiquer quelque droit d’une conduite prohibée par la loi. Sinon, il n’y aurait ni société ni civilisation.


Le droit de guerre vu par les Anglais


Au XVIIIe siècle, le droit de guerre a été codifié depuis des siècles par le droit international coutumier. Ce droit est universel, mais l’Angleterre, qui valorise à un haut degré la doctrine de la souveraineté de l’État, lui reconnaît-elle le pouvoir de la contraindre légalement ? En principe, oui ! mais en pratique, non ! Les juristes anglais de l’époque reconnaissaient ce droit sous le nom de « droit de la nature et des nations ». C’était leur façon de nommer ce que les autres pays appelaient le droit international coutumier.


Pour comprendre leur attitude, il faut surtout se souvenir que les Anglais ont un mépris quasi viscéral pour tout ce qui est « international ». La raison en est que le droit de guerre s’est constitué à partir de principes tirés de la doctrine scolastique, doctrine élaborée au cours des siècles par des théologiens catholiques. Or, les Anglais détestent souverainement tout ce qui est catholique, papiste et romain.


Depuis la Réforme, les préjugés protestants à l’égard du catholicisme avaient été si violents que les Anglais en avaient perdu la capacité de se former une opinion impartiale des idées et des doctrines produites par des auteurs catholiques. C’est là que l’on retrouve la cause profonde et invétérée de leur mépris – quasi viscéral – à l’égard du droit international coutumier. En contrepartie, la doctrine protestante va promouvoir des théories comme la primauté de la toute-puissance de la volonté, la souveraineté de l’État, le droit de dominer par la force. Bref, les Anglais auront tendance à voir le monde en termes de volonté, de souveraineté et de puissance. Au droit international coutumier, ils n’hésiteront jamais à opposer, lorsque leurs intérêts sont en jeu, le « droit de plus grande force », ce qui, dans les faits, n’était rien d’autre qu’un mépris du droit au profit de la toute-puissance de la volonté.


En 1755, c’est cette vision du monde – essentiellement protestante – qui oppose l’Angleterre à la France. Les Anglais sont mus par un appétit de puissance que le droit est impuissant à apaiser. Pourtant, il y a longtemps que le droit international coutumier a posé comme principe « qu’il n’est pas de juste guerre qui n’ait été précédée d’une injustice », et plus encore que « l’extension d’un empire n’est pas une juste cause de guerre. C’est trop certain pour être prouvé ».


Quand l’Angleterre a décidé, en septembre 1754, de former un corps expéditionnaire pour aller s’emparer des forts Du Quesne, Niagara, St Frédéric et Beauséjour, et ce, avec la ferme volonté de mettre la main sur l’Amérique du Nord tout entière, quelle violation de droits pouvait-elle reprocher à la France ? Convoiter des territoires en possession légitime d’une autre puissance pour se les approprier ne pouvait évidemment constituer une juste cause de guerre. Depuis les débuts du XVIIè siècle, les Français avaient fait preuve d’une énergie considérable dans leur entreprise d’exploration et d’occupation de l’Amérique du Nord. Toutefois, ils l’avaient fait dans le respect du droit et sans créer d’injustice à l’Angleterre. Ils étaient leur compétiteur dans l’exploration et l’occupation de l’Amérique du Nord, mais ils le faisaient sans recourir à une violence injuste. Explorer et occuper de nouveaux territoires étaient – à certaines conditions – autorisé par le droit international coutumier.


Pour ce qui est des territoires situés à l’extérieur de la frontière ouest de la Pennsylvanie et de la Virginie, l’Angleterre aurait pu, à la rigueur, invoquer un droit de contiguïté, ou encore, faire valoir que la France s’était emparée de territoires qu’elle était incapable de mettre en valeur. Mais qu’en était-il du Canada, pays exploré, occupé et mis en valeur depuis plus de cent-cinquante ans ? 


Le Canada


À partir de la carte du géographe Henry Popple – carte mise à jour en 1746 à la demande des autorités – on constate que l’Angleterre revendiquait tout le territoire à partir du nord de la Nouvelle-Angleterre jusqu’à la rive sud du Saint-Laurent. Toutefois, cette partie du territoire avait été depuis longtemps explorée, occupée, cartographiée, possédée et mise en valeur par les Français et les Canadiens, c’est-à-dire qu’on y avait exercé un ensemble d’activités qui, au regard du droit international coutumier, servaient de critères à la constitution d’un « titre certain et complet ».


En conséquence, l’Angleterre n’avait absolument aucun motif pour prétendre à l’existence d’une « juste cause de guerre » contre cette partie du Canada. Convoiter ce territoire habité et mis en valeur pour se l’approprier par la violence ne pouvait que constituer un acte de brigandage ou de piraterie.


Pour ce qui est de la rive nord du Saint-Laurent, la situation juridique était encore bien plus claire. Sur la carte de Popple, ce territoire se trouve entièrement à l’extérieur de la ligne internationale tirée au crayon gras. Si l’Angleterre avait eu à ce moment-là la plus petite prétention sur ce territoire, elle aurait logiquement fait tirer sa ligne en conséquence. Il est clair que la France possédait « des titres certains, complets et incontournables » sur cette partie du Canada.


Alors qu’était venue faire la flotte anglaise devant la ville de Québec le 26 juin 1759 ? Était-ce là un acte de justice pour venger une grave injure commise par les Canadiens ? Un acte de vengeance légitime peut conférer des droits à son auteur. Mais un acte de piraterie, qu’il soit perpétré par un pirate ou par un roi, reste un acte criminel au regard du droit international coutumier. Dans notre prochain article – La Conquête – nous poursuivrons notre analyse juridique avec le siège de Québec. 




Christian Néron

Membre du Barreau du Québec

Constitutionnaliste, 

Historien du droit et des institutions.

        

« Ne pas comprendre notre passé, c’est prendre le risque de le laisser nous écraser. »



Laissez un commentaire



4 commentaires