Le coéquipier de François Legault dans la Coalition pour l’avenir du Québec, Charles Sirois, a publié en 1999 Passage obligé, passeport pour l’ère nouvelle. Notre chroniqueur Bernard en avait alors fait la critique dans les pages de l’aut’journal. Nous reproduisons cette chronique.
Albert Jacquard, Ricardo Petrella, sans oublier Richard Desjardins, nous préviennent contre le saccage des ressources naturelles par les intérêts privés à courte vue. Un autre «grand penseur», Charles Sirois, signe un livre prétentieux, Passage obligé, passeport pour l'ère nouvelle (1), prônant la gestion et l'État « organiques ». Serait-ce une nouvelle méthode de faire des affaires en respectant la vie ?
Le livre de Darwin L'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, était à peine sorti de l'imprimerie (1859) que riches et affairistes se décrivaient comme des êtres supérieurs résultant d'une sélection.
Progrès de la biotechnologie oblige, Sirois désigne les chefs d'entreprises comme des « codeurs génétiques » transmettant les gènes à l’« organisme-entreprise » et aux « cellules-employées » dont il faut améliorer la réactivité, l'adaptabilité, la lecture de l'environnement. Il appelle cela « gestion organique » qu'il oppose à « gestion mécanique ».
Il scénarise l'anéantissement d'un ancien monde « mécanique » où l'offre déterminait la demande, par un monde nouveau où la demande détermine l'offre. Un monde déterminé présumément par les consommateurs « une espèce capricieuse, changeante, instable, toujours volage et infidèle (2) ».
La société organique
Pourquoi Sirois entretient-il cette fiction ? Le modèle d'adaptabilité biologique présume un environnement non planifiable par les entreprises : « Et la roue tourne sans arrêt, actionnée par une demande insatiable (3) ».
Les entreprises étant modelées par leur environnement, obéissant à la demande, sont disculpées des maux de la civilisation. Les affairistes n'ont pas à s'auto-discipliner, ils répondent objectivement à la demande.
McDonald s'infiltre dans les écoles pour répondre à la demande ; la demande insatiable de papier force les affairistes à couper à blanc même si la Commission mondiale sur les forêts prévoit une rupture du stock mondial de bois ; les fabricants d'armes ne font que répondre à la demande...
Or, les entreprises dépensent une grande partie de leur budget à créer des besoins qui sont des constructions à base de harcèlement publicitaire perpétuel. La vague des fusions témoigne d'un désir de contrôle, de réduction de la concurrence.
Le marché est un processus de destruction créatrice, un produit chassant l'autre dans un processus créant des besoins de plus en plus marginaux, une rareté dans l'opulence, les besoins premiers étant déjà satisfaits. Il est inutile de rappeler à un homme qui a faim son besoin de manger.
On dépense autant d'argent pour promouvoir un film que pour le produire. Sirois lui-même vient de s'associer à des entreprises de ventes pyramidales dont la stratégie agressive consiste à entrer dans les maisons en faisant vendre par la famille, le cercle des amis. Si ce n'est pas une stratégie d'offre pour créer la demande, c'est quoi ?
Quelques héros « organiques » de l'adaptabilité à la demande : « Coke avec ses 50 formats et sa douzaine de variétés…, Sony avec sa variété de 260 baladeurs…, Crest avec ses 55 variétés de dentifrice…, National Bicycle Co. et ses onze millions d'options sur ses gammes de bicyclettes » (4), Nike, Adidas, Lacoste, Benetton qui ont découvert le travail très bon marché comme d'autres ont découvert les bananes dans le tiers-monde et qui continuent de vendre le gros prix sur leur marché.
Sirois fait une apologie des compagnies qui ont su lire les changements de l'environnement technologique, qui ont su congédier à temps ou transférer aux salariés le risque des affaires tout en gardant le profit (sous-traitance, temps partiel sur appel qui se cache sous le concept d'adaptabilité).
L'État organique
Rongeant le même os, Sirois présente la volonté politique, l'État « mécanique » comme évidemment inférieur à l'État minimal « organique » qui s'en remet aux forces du marché.
Pour Sirois, « l'État n'a pas à s'attribuer un rôle dans la pièce où s'agitent les acteurs économiques » ; par exemple, l'État organique se limite à « créer les conditions favorables à une demande accrue d'électricité… (5) » plutôt que d'ériger un barrage et bien sûr facturer les clients.
Le gouvernement n'aurait pas dû intervenir dans l'affaire de l'épuisement des stocks de morue. « Les pêcheurs de cette région auraient pu eux-mêmes aller aux sources, s'informer et prendre la décision appropriée (6). »
Les médias nous ont rapporté que les mêmes bateaux-usines, ayant liquidé la morue ici, sont rendus partout sur les côtes des autres pays et refont la même chose. Ces affairistes amateurs de gestion organique ont fait la lecture de leur environnement; une fois la ressource vidée à un endroit, ils sont partis dans d'autres écosystèmes faire la même chose; ils s'adaptent… en toute innocence bien sûr, poussés par la demande.
L'éducation-business
Que faire des millions de travailleurs sortis de la course effrénée, jetés hors des entreprises occupées à leur révolution technologique ? Sirois les appelle les esprits mécaniques, formés aux gestes répétitifs des chaînes de montage ; comment transformer des ouvriers-automates en travailleurs qui pensent? (7).
Par la généralisation de la gratuité de l'éducation ? Jamais de la vie ! Comme l'entreprise « organique » comprend que son profit futur est dans le savoir, les affairistes doivent s'approprier au plus tôt cette « marchandise » stratégique qu'est l'intelligence des jeunes. Ils ont déjà réussi à dévier la recherche universitaire vers leurs fins marchandes et ils s'infiltrent dans les écoles sous-financées.
Observez comment Sirois propose une stratégie de financement public des profits privés en rendant les étudiants captifs. L'État « organique » ne subventionnerait plus les universités qui deviendraient des « business » vendant leurs services aux étudiants-clients.
Les milliards d'argent public seraient plutôt « prêtés » directement aux étudiants, ce qui implique plusieurs dizaines de milliers de dollars pour un baccalauréat et au-delà du cent mille dollars pour aller jusqu'au doctorat.
Cela signifie que l'étudiant endetté « à vie » devrait choisir son éducation strictement en fonction des gains futurs qu'il anticipe sur le marché, ce qui revient à dire que le marché déterminerait les programmes (bien que le marché n'ait pas financé les études).
Plusieurs étudiants voudraient éviter cette incertitude et cette captivité en renonçant à l'université. Imaginez la réaction des étudiants de philosophie, sociologie, écologie, théologie, morale, etc., toutes ces disciplines qui ont justement la mission d'équilibrer les forces matérialistes de l'argent, qui ont charge de faire du monde autre chose qu'un vaste Wal-Mart : « Des artistes renommés comme Madona ou Elton John, ou encore des vedettes sportives adulés ont remplacé les anciens guides moraux… La multiplicité de ces modèles et des valeurs qu'ils charrient a rendu caduc l'attrait de la morale traditionnelle(9). »
Ce livre est un paradoxe puisqu'il utilise le modèle de l'adaptation du vivant à son environnement pour prêcher le contraire : une folle course en avant, une croissance infinie dans la production-consommation qui est incompatible avec la dimension finie des écosystèmes et qui témoigne plutôt d'un instinct de mort conduisant à l'extinction.
Les compagnies ne sont pas des héros « organiques » survivalistes qui s'acharnent à répondre à une demande capricieuse et infinie; elles créent de toutes pièces des besoins de plus en plus marginaux, de la rareté dans un monde d'abondance avec une immense force de persuasion de plus en plus envahissante.
Le capital est d'ailleurs de plus en plus anonyme et irresponsable ne s'arrêtant qu'au rendement.
Le revenu minimum garanti selon Sirois
À partir d'une idée de faillite sociale causée par l’« excès de droits des citoyens » et dans le cheminement vers l'État « organique », Sirois prêche pour l'élimination des droits sociaux. Les citoyens devenus bénéficiaires de droits sociaux sont des créanciers de l'État et ils ne perçoivent plus les signes si vitaux du marché qui les obligeraient à évoluer.
« La gratuité scolaire, les allocations familiales, le régime des rentes et l'aide sociale… font partie du passif social … nous sommes techniquement en faillite sociale (10). » « Les régimes d'assurance-emploi et d'assurance-maladie et les autres bouées de sauvetage sociales n'ont pas été conçues à partir de paramètres d'espérance de vie aussi longue. » Il faut donc, selon Sirois, « repousser l'âge de la retraite et réduire les avantages sociaux (11) », comme l'envisagent les Américains, modèles à imiter sans réserve.
Pour les victimes de sa sélection naturelle, il suggère de remplacer tous les programmes sociaux, aide sociale, pension de vieillesse, régime de rentes par une somme annuelle imposable « correspondant au strict minimum pour assurer le pain et le gîte » qui irait à tout citoyen âgé de plus de 18 ans.
Sans suggérer de montant dans son livre, il parle d'une somme annuelle située sous le salaire minimum et au-dessus de l'aide sociale. En entrevue, il parlait de 5 000 $.
Or, les personnes seules pauvres ont actuellement un revenu moyen de 8 531 $ (51% du seuil de pauvreté) compte tenu d'un barème d'aide sociale de quelque 6 000 $. Les familles monoparentales pauvres ont actuellement un revenu moyen de 14 437$ soit 50% du seuil de pauvreté.
On peut calculer qu'avec une allocation universelle de 9 000$ par adulte et 4 500$ par enfant, le revenu moyen d'une famille monoparentale de deux enfants serait à quelque 22 000 $ soit 78% du seuil de pauvreté.
Alors où voulez-vous qu'ils aillent revirer avec le 5 000$ à Sirois pour adultes seulement ?
1. SIROIS, Charles, Passage obligé, passeport pour l'ère nouvelle. De la gestion mécanique à la gestion organique, Les Éditions de l'Homme, 1999.
_ 2. Page 46
_ 3. Page 80.
_ 4. Page 49.
_ 5. Page 138.
_ 6. Page 130.
_ 7. Page 18.
_ 8. Pages 134 et suivantes.
_ 9. Page 29.
_ 10. Pages 133-134.
_ 11. Pages 37-38.
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