Rola Ibrahim, présentatrice d'Al Jazeera, à Doha, le 7 février 2011 (Fadi Al-Assaad/Reuters).
Par Mohamed El Oifi | Maître de conférences à l'Institut - Depuis le déclenchement des révoltes populaires en Tunisie et puis en Egypte, on s'est énormément interrogés sur le rôle joué par les médias dans ces processus révolutionnaires que personne n'avait anticipé. Si les nouveaux médias d'Internet, notamment les réseaux sociaux Facebook et Twitter, ont été mis en avant pour souligner, à juste titre, la jeunesse et l'autonomie des manifestants, la rareté des données empiriques permet difficilement de tirer des conclusions à propos de leur impact.
Mais au niveau des médias traditionnels, la centralité de la chaîne d'information en continu Al Jazeera dans la médiatisation et la mise en scène des deux événements est incontestable.
C'est en effet la première fois que l'on prête autant d'influence à un média sur le déroulement des affaires internationales à tel point que, si l'on en croit le New York Times, la Maison Blanche suit les événements d'Egypte sur l'écran d'Al Jazeera.
Or, la croyance dans le pouvoir d'influence de cette chaîne s'est installée progressivement au Moyen-Orient et ailleurs depuis sa création en 1996 sous l'impulsion de l'émir du Qatar. Aujourd'hui, durant les situations de crise, impliquant le Moyen-Orient notamment, on lui attribue la capacité de formuler une lecture propre des événements et de l'imposer.
Cette puissance supposée est le fruit d'une formule qui combine trois idées très simples : pluralisme, représentativité et fonctionnalité.
Une scène politique de substitution en voie de légitimation
Tout d'abord, ce qui explique l'audience exceptionnelle dont bénéficie cette chaîne dans le monde arabe, au-delà du professionnalisme, c'est d'avoir eu l'audace de donner la parole aux oppositions arabes alors qu'elles sont exclues des médias nationaux contrôlés par les gouvernements ou par leurs alliés.
Ensuite, le caractère panarabe du recrutement des journalistes qui inclut différentes nationalités et sensibilités dans la région lui confère une représentativité et partant une légitimité populaire dont les autres chaînes d'information ne bénéficient pas.
Enfin, en raison des dysfonctionnements des institutions politiques ou de l'absence d'instances parlementaires, de structures partisanes et syndicales susceptibles d'organiser le débat public, Al Jazeera fonctionne comme une scène politique de substitution.
Ainsi, depuis une dizaine d'années, c'est sur ses écrans que sont débattues, dans le pluralisme, les grandes questions qui intéressent les peuples de la région dans le cadre d'un espace public transnational.
Forte de son audience et de sa centralité, Al Jazeera est devenue un acteur majeur au Moyen-Orient, redouté par les uns, détesté ou jalousé par les autres. Mais en érigeant, d'une manière habile, dans une région dominée par l'autoritarisme et la corruption, la transparence et la liberté d'expression en valeur suprême et la cause démocratique comme combat légitime, elle a su désarmer ses détracteurs, marginaliser ses concurrents et même vaincre ses ennemis.
Si Al Jazeera a été stigmatisée par ses détracteurs comme la « chaîne de Ben Laden » en 2001, ou le véhicule de l'anti-américanisme en 2003, ou encore le porte-parle du Hezbollah ou du Hamas en lutte contre Israël, en 2011, elle est essentiellement perçue dans le monde comme la voix des peuples voire de la révolution dans le monde arabe. Ainsi, après la phase de la reconnaissance régionale et internationale, Al Jazeera est en voie de légitimation.
Hégémonie médiatique sur le monde arabe
La révolution égyptienne a été l'occasion de constater que les autres chaînes d'information en continu en langue arabe sont largement éclipsées par Al Jazeera.
Ni la chaîne saoudienne Al Arabiya, ni la télévision satellitaire américaine Al Hurra ne semblent trouver grâce aux yeux des téléspectateurs enthousiasmés par les performances des manifestants tunisiens et égyptiens.
Al Jazeera a imposé des nouvelles règles de fonctionnement sur le champ médiatique arabe qui lui assurent, d'une manière certes provisoire, une véritable hégémonie médiatique. Sur le plan politique, la chaîne n'a pas le triomphe modeste.
Attaques contre-productives de Ben Ali et Moubarak
Le caractère presque simultané de la chute du régime de Ben Ali et de l'installation d'Al Jazeera en Tunisie est le signe de l'âpreté de la lutte entre les gouvernements arabes et la chaîne. Ben Ali n'a jamais permis à Al Jazeera de travailler d'une manière continue en Tunisie, ainsi la revanche de la chaîne est célébrée comme une véritable victoire contre un ennemi.
L'Egypte sous le président Moubarak s'est montrée plus libérale avec les médias, la présence de la « Cité des médias » exige qu'on les attire, ainsi que les investissements étrangers dans ce domaine.
Après l'interdiction et la fermeture des bureaux d'Al Jazeera qui a durée onze jours, les autorités égyptiennes sont revenues sur ces mesures disciplinaires : elles ont compris que la lutte contre Al Jazeera est contre productive et qu'elle renforce même son impact sur le public égyptien.
La Maison Blanche, spectatrice de la chaîne qatarie
Les implications politiques de l'échec de l'autoritarisme tunisien et égyptien à museler Al Jazeera sont multiples. Tout indique qu'après avoir préparé les esprits depuis plus d'une décennie, cette chaîne s'est installée durablement au cœur des processus révolutionnaires dans le monde arabe pesant d'une manière décisive sur les rapports de force entre les acteurs.
Ainsi, la médiatisation en direct de la révolution égyptienne par Al Jazeera a réduit considérablement les marges de manœuvre du gouvernement égyptien mais également des autorités américaines. En effet, chaque mot ou fait émanant d'eux est déconstruit, disséqué et interprété par les invités chevronnés mais pas toujours nuancés de la chaîne.
Et en l'absence des représentants officiels du gouvernement en raison de l'interdiction de la chaîne en Egypte, ce sont essentiellement les sympathisants égyptiens ou arabes de la révolution qui s'expriment transformant ainsi Al Jazeera en voix de la révolution.
Le récit médiatique à la gloire de la révolution et la mise en scène dramatisant les craquements du régime de Moubarak finiront par convaincre ses soutiens les plus fermes de Washington d'accompagner la révolution.
L'émergence d'un nouveau Moyen-Orient
Une fois le processus révolutionnaire achevé, il est presque certain, comme on le voit en Tunisie, qu'Al Jazeera restera au cœur de la recomposition du champ politique post-révolutionnaire en raison essentiellement de la faiblesse des médias nationaux comme en Tunisie ou de leur delégitimation en Egypte.
Au travers de la distribution de la parole aux acteurs politiques ou la promotion d'un projet au détriment des autres, les partis-pris d'Al Jazeera, qui ne sont pas toujours contestables, participeront à l'émergence d'un Moyen-Orient tout à fait nouveau.
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Photo : Rola Ibrahim, présentatrice d'Al Jazeera, à Doha, le 7 février 2011 (Fadi Al-Assaad/Reuters).
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