La tour de Babel

Requiem pour une défunte cité

Chronique de Patrice-Hans Perrier

«Beyond a certain scale, architecture acquires the properties of Bigness. The best reason to broach Bigness is the one given by climbers of Mount Everest: because it is there. Bigness is ultimate architecture.»
- Extrait d’une conversation entre John Rajchman et Rem Koolhaas
Le 10e anniversaire des tristes évènements du 11 septembre est célébré par les grands médias comme le jalon d’une performance inégalée. C’est l’énormité de l’effondrement des tours qui frappe l’imagination populaire et c’est le gigantisme de cette mise-en-scène qui mobilise notre réflexion.
Les désormais célèbres tours jumelles – pour ne pas nommer la 3e qui s’est effondrée mystérieusement – ont-elles explosé à la suite de l’impact de deux avions bourrés de kérosène ou ont-elles implosé sous l’effet d’une démolition contrôlée ? Notre propos ne sera pas de tenter de départager les arguments de la thèse officielle des autres dites «de la conspiration». Non. Cet article ambitionne plutôt de faire dériver le débat vers de nouveaux horizons plus proches de l’urbanisme que de la politique internationale.
Le gigantisme en cause
Le sommet de la tour nord s’élevait à 417 mètres du sol et comportait autour de 110 étages. Plus haut gratte-ciel au monde, le World Trade Center arrache ce titre à l’Empire State Building en 1972. La tour sud comportait, pour sa part, un observatoire ouvert au public et baptisé – vision de grandeur oblige – Top Of The World.
Cette icône de l’imperium américain ayant été rayée de la carte, les enchères sont relancées. Les autorités de Dubaï – membre de la fédération des Émirats arabes unis – lançaient un nouveau défi à la face des occidentaux en 2008 : une tour de plus d’un kilomètre de haut était projetée. La Nakheel Tower étant donc appelée à devenir l’icône emblématique de cette ville insulaire.
Il semblerait que, désormais, les kilomètres ne seront plus strictement utilisés qu’afin de mesurer des distances parcourues à l’horizontal … certains parlent même des nouvelles «villes verticales» du futur. C’est ainsi qu’un Rem Koolhaas – apôtre d’une modernité sans peur, ni reproche – parle d’une ville générique qui aurait perdu son identité, emportée par la force d’attraction du gigantisme. Une forme d’entropie qui mènerait à un chaos salutaire, puisque générateur de nouvelles formes d’organisations urbaines en bout de ligne.
La ville générique
Rem Koolhaas n’affirme-t-il pas que «la ville générique est libérée de l’identité et de la centralité de la ville classique». Cette formule de la «ville générique» fait allusion à une organisation de l’espace publique par le biais de matrices de croissance, sur le modèle de cette économie prédatrice dont nul ne saurait dire quand elle terminera sa course folle vers des profits records ou … des pertes abyssales.
Il y a quelque chose de proprement suicidaire dans cette déréliction fataliste en réaction à un néo-libéralisme qui fonce droit sur un mur. D’où l’importance des théories du chaos, de l’entropie et de la géométrie fractale pour une part importante des élites du monde de l’architecture et du design. Et, c’est dans ce contexte que la notion de flux prend toute son importance. Les flux de populations et de marchandises en transit requièrent donc un espace neutre, des lieux délivrés de toutes traces d’urbanité au sens de la prégnance des communautés organisées sur une cité.
Ground zero de l’urbanité
S’il y a bien quelque chose de morbide dans le rituel de cette commémoration des tragiques évènements du 11 septembre c’est le marquage au sol de l’absence – désormais – des vies humaines qui participaient à l’organisation de cette «cité» dévouée aux affaires. Des bâtiments commémoratifs seront érigés, un peu comme une photographie spectrale qui tenterait de reconstituer une défunte cité. La virtualité s’inocule au cœur de l’urbanité, comme quoi les lieux peuvent se superposer les uns sur les autres, sans égard à des formes de vie spécifiques.
Dans un court essai intitulé «Whatever happened to Urbanisme ?», Koolhaas affirme que l’urbanisme du futur ne se contentera pas seulement de tenter de mieux organiser nos cités, mais qu’il deviendra «une façon de penser, une idéologie …». Et, le principal intéressé rajoute que «pour survivre, l’urbanisme aura à imaginer une nouveauté nouvelle … à prendre des risques insensés…». Cette fascination pour la nouveauté – vécue comme l’antidote aux limites de notre civilisation – nous rappelle le combat perdu d’avance par les futuristes italiens.
Le concept-clef de tabula rasa est à l’origine des mouvements nihilistes qui ont parsemés le monde de la culture, mais tout autant celui de la politique depuis près d’un siècle. Ce «nouvel urbanisme» que Koolhaas appelle de tous ses vœux traduira «la mise en scène de l’incertitude et ne sera plus concerné par l’agencement des objets de façon plus ou moins permanente…». C’est ici que l’on touche au cœur d’une pensée dessiccative qui cadre fort bien avec l’agenda d’une hyperclasse qui n’a plus de port d’attache.
Koolhaas, empruntant à l’esprit des spéculateurs, précise que l’urbanisme du futur s’occupera de «l’irrigation des territoires à fort potentiel et – conséquemment – n’aura plus pour objectif final de favoriser des configurations stables» de territoires habités. La star néerlandaise va jusqu’à affirmer que l’urbanisme du futur permettra «la création de champs (d’activités) pouvant accueillir des processus qui refusent d’être cristallisés en forme définitive … niant les frontières». C’est la «ville-chaos» dépeinte par l’architecte Fumihiko Maki qui est sous-entendue par une idéologie qui prône – rien de moins – une forme de développement urbain qui ferait fi de la sédimentation, des traces de l’organisation sociale.
Rituel pour des No-Man’s Lands
À l’heure des célébrations d’un évènement qui annoncerait de nouveaux conflits de civilisations à venir, rien n’est fait pour prendre du recul. Outre la mise-en-scène du spectacle de l’inéluctable, aucune réflexion n’est mise de l’avant afin de questionner l’obsolescence de nos projets démesurés. Peu importe qui sont les auteurs de cette tragédie épique, il importe de remettre en question la démesure de nos prétentions impériales et l’incurie des pouvoirs publics.
Car toute cette mise-en-scène s’apparente à la plus vile propagande : celle qui nous prépare insidieusement à accepter l’établissement de la cité carcérale, là où les caméras de surveillance remplaceront le «vivre ensemble» si cher aux cités antiques. Plutôt que de questionner nos modèles nihilistes de développement, notre absence d’humanisme et notre appétit pour la performance libidinale, nous préférons nous réfugier derrières la protection des gendarmes du futur. L’OTAN devenant le nouvel urbaniste de cette cité chaotique si chère aux ayatollahs d’une modernité qui n’est qu’un cruel leurre en définitive.

Squared

Patrice-Hans Perrier181 articles

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Patrice-Hans Perrier est un journaliste indépendant qui s’est penché sur les Affaires municipales et le développement urbain durant une bonne quinzaine d’années. De fil en aiguille, il a acquis une maîtrise fine de l’analyse critique et un style littéraire qui se bonifie avec le temps. Disciple des penseurs de la lucidité – à l’instar des Guy Debord ou Hannah Arendt – Perrier se passionne pour l’éthique et tout ce qui concerne la culture étudiée de manière non-réductionniste. Dénonçant le marxisme culturel et ses avatars, Patrice-Hans Perrier s’attaque à produire une critique qui ambitionne de stimuler la pensée critique de ses lecteurs. Passant du journalisme à l’analyse critique, l’auteur québécois fourbit ses armes avant de passer au genre littéraire. De nouvelles avenues s’ouvriront bientôt et, d’ici là, vous pouvez le retrouver sur son propre site : patricehansperrier.wordpress.com





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2 commentaires

  • Patrice-Hans Perrier Répondre

    14 septembre 2011

    Oui, vous avez raison, les forces brutes nous gouvernent, mais il faudrait préciser un point:
    elles nous gouvernent au nom de l'intérêt général, de l'évolution des moeurs et d'une prétendue vérité.
    c'est l'aspect le plus dégoûtant de toute l'affaire. Le pouvoir se maintien au gré d'une BONNE CONSCIENCE qui utilise les «idiots utiles» comme une monnaie d'échange afin de dorer la pilule.
    «l'homme est un loup pour l'homme», mais, ne l'oublions-pas, déguisé en mouton et ... jouant aux vierges offensées !

  • Archives de Vigile Répondre

    14 septembre 2011

    Bien dit.
    Cependant, pour changer cette façon de voir le monde, il faudrait changer les élites dirigeantes qui façonnent ce monde selon leur vision. La direction de la société par les financiers et les businessmen n'est pas la meilleure chose pour une société. L'idéal serait une société gouvernée par des sages...
    Mais j'ai peur que financiers et businessmen ne laissent pas les sages gouverner.
    Il faut se rendre compte un moment donné qu'au bout du compte, ce sont les plus violents et les plus agressifs qui finissent pas s'imposer comme guide de la société et que c'est pour ça qu'on a la société qu'on a.