Crise sociale

Le comportement inattendu de la police

Les deux mains sur le volant, disait-il ? Encore aurait-il fallu qu’il sache conduire !

Chronique de Richard Le Hir


Tout ce que le Québec compte d’observateurs de la scène politique a fini par comprendre que les événements qui s’y déroulent actuellement sortent du commun. Et il faut vraiment que cela soit le cas pour que nos médias traditionnels se résignent à l’admettre, même si ce n’est encore du bout des lèvres.
Il faut dire que cette crise ne s’inscrit pas du tout dans la lecture qu’ils cherchaient à nous imposer. À les en croire, le Québec était censé être une société en voie de rompre avec son identité nationale et l’interventionnisme étatique, qui avait caractérisé la Révolution tranquille, pour se rapprocher de plus en plus de l’idéal mondialiste des néo-libéraux.
Tous les beaux plans qu’ils avaient échafaudés pour l’avenir se trouvent soudain remis en question. Le bon peuple renâcle. Il sort dans la rue, manifeste son mécontentement, défie le gouvernement, défie la loi, défie les tribunaux, défie la police, et se moque des conséquences. Du jamais vu !
Mais le peuple n’est pas le seul à nous réserver des surprises ces temps-ci, même si, contrairement à ce que prétendent certains et non des moindres (le sociologue Gérard Bouchard dans Le Devoir de ce matin), la crise actuelle était totalement prévisible.
J’en ai moi-même évoqué la perspective ici sur Vigile à plusieurs reprises depuis deux ans. D’autres l’ont fait ailleurs. Rien de bien sorcier dans tout cela. À force d’étirer un élastique, il finit par se rompre, et l’élastique était tendu au maximum depuis déjà un bon moment, tellement tendu en fait qu’il est surprenant qu’il n’ait pas lâché plus tôt.
Ce qui par contre était imprévisible, du moins pour ceux qui ne fréquentent pas ces milieux de près, c’est le comportement des corps policiers municipaux devant la crise. Si, sur le plan des opérations tactiques, on doit déplorer des excès regrettables qui causent déjà un tort énorme à leur image, on doit au contraire les féliciter pour le discernement dont ils ont su faire preuve sur le plan stratégique.
En effet, ils ont très rapidement décidé de ne pas se prévaloir de la Loi 78 au delà du pouvoir de déclarer illégale une manifestation dont le parcours ne leur avait pas été soumis au préalable. Quand on connaît la lourdeur des administrations bureaucratiques, la rapidité avec laquelle les états-majors policiers ont pris cette décision, littéralement dans le feu de l’action, a quelque chose de très rassurant pour la population.
***
Pour le gouvernement Charest, c’est une toute autre affaire, et si j’en faisais partie, je serais très inquiet. En effet, la police a décidé ne pas faire respecter la loi spéciale qu’il venait tout juste de faire adopter. La police a donc substitué son jugement non seulement à celui du gouvernement, mais aussi à celui de l’Assemblée Nationale (il faut en effet se souvenir que les députés de la CAQ se sont joints aux Libéraux pour voter en faveur de la Loi 78).
Tout un pavé dans la mare des rapports entre le pouvoir et la police !
Ça aussi, c’est du jamais vu. Et cette décision a pour effet de faire porter entièrement par la classe politique l’opprobre d’avoir adopté une loi scélérate sans que la police n’ait à supporter l’opprobre de l’avoir appliquée. Les gouvernements passent, mais la police demeure. Et, comme je l’ai souligné il y a quelques semaines, son devoir d’obéissance aux ordres du pouvoir n’est pas absolu :

« […] l’obéissance à un ordre reçu d’un supérieur ne constitue pas toujours une excuse valable puisque le subordonné ne doit pas agir inconsidérément et, quand il se rend compte du mal fondé de l’ordre reçu, il doit reculer. »
Comité de déontologie policière du Québec dans l’affaire C.D.P. c. Coallier et Le Royer, 2 mai 2005.

La police sait très bien qu’elle ne peut pas faire son travail sans le soutien de la population. Elle doit donc faire ce qu’elle peut pour se concilier ses bonnes grâces tout en s’acquittant de son mandat. Qu’elle veuille l’admettre ou non, la police elle aussi fait de la politique, et elle est obligée d’en faire d’autant plus que la classe politique fait mal son travail ou se montre délinquante.
Alors les questions se posent, lancinantes comme une déchirure : Qu’est-ce que la police sait sur le gouvernement actuel que nous ne savons pas ? Et ce qu’elle sait a-t-il eu une influence sur sa décision de ne pas appliquer la Loi 78 ? C’est le genre de questions qu’on ne devrait pas avoir à se poser.
Il faut aussi apprécier qu’en agissant comme elle le fait, la police ne se trouve pas seulement à remettre en question le bon jugement de nos dirigeants politiques, elle oppose également une fin de non-recevoir aux partisans des méthodes fortes et à tous ceux qui encensaient le gouvernement pour la fermeté de sa réplique.
Il serait en effet intéressant de faire une recension de toutes les interventions en faveur de la Loi 78 dans les médias et de mettre sous le nez de ces matamores de salon la retenue de la police. Il faut avoir participé à la fameuse manifestation « monstre » (aux dires de La Presse) du 22 mai pour savoir avec quelle vitesse elle aurait pu virer à la catastrophe si la police avait recherché l’affrontement au lieu de se tenir en marge du défilé dans les rues transversales.
***
Dans toute cette affaire, le pouvoir se sera montré pitoyable. Une mauvaise appréciation de la situation, et une réaction si mauvaise que la police a dû faire preuve du discernement qui lui a manqué, la plaçant du même coup dans la situation invraisemblable d’avoir à porter un jugement sur le bien-fondé de la loi avant même que les tribunaux n’en soient saisis.
Les étudiants en droit et en science politique en ont pour des années à faire leurs choux gras de ce cas dans leurs travaux.
Les deux mains sur le volant, disait-il ? Encore aurait-il fallu qu’il sache conduire !


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6 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    13 juin 2012

    Article très intéressant. Cependant, il faut savoir que l'une des raisons pour laquelle la Loi 78 n'est pas appliquée, c'est qu'elle est inapplicable, même par une police aussi chevronnée dans le contrôle des foules que le SPVM. Pour l'avoir vu de mes yeux, lorsque la police a affaire à une foule assez nombreuse (quelques milliers) et déterminée, il devient très périlleux de charger et briser un tel groupe. À disperser des manifestations d'envergure, on crée de situations encore bien plus incontrôlables comme des émeutes et des désordres généralisés. De plus, la police a bien vu que même des centaines d'arrestations ne font pas peur aux manifestants, ils reviennent plus nombreux le lendemain. Finalement, donner l'assaut à répétition sur des manifs pacifiques et familiales comme les casseroles serait terrible pour leur image.
    La loi 78 sera bientôt appliquée dans le but précis pour lequel elle a été conçue, briser les blocages des universités et faire respecter les injonctions. C'est alors que nous risquons de constater que la police est bien dans le camp du pouvoir.

  • Jean-Claude Pomerleau Répondre

    13 juin 2012

    La police dissidente par rapport au pouvoir politique.
    Oui, mais si peu. Sous couvert d’anonymat des policiers de l'intérieur de la SQ dénoncent le contrôle qu'exerce les libéraux sur les enquêtes visant le régime en place :
    http://www.985fm.ca/audioplayer.php?mp3=112185
    Grave. Ce que confirme ce témoignage d'un journaliste c'est que sous le régime Charest, l'intégrité des institutions judiciaire est atteint.
    JCPomerleau

  • Archives de Vigile Répondre

    13 juin 2012

    Contrairement à ce qui est énoncé dans ce texte, je ne crois pas que la police ait décidé de ne pas appliquer la loi 78 car elle s'en sert pour déclarer les manifs illégales quand ce n'est pas le règlement municipal qui est utilisé. Le gouvernement du Québec tout comme la mairie de Montréal savent que cette loi tout comme le règlement de la ville ne tiendront pas la route devant les tribunaux et c'est pour cette raison que toutes les amendes distribuées aux manifestants le sont en rapport avec d'autres lois et règlements. En bout de ligne, même si la loi 78 et le règlement municipal tombent devant les tribunaux, les amendes données sous des prétextes de ces autres loi et règlements resteront valides puisqu'elles ne sont pas liées aux législations contestées. Cela fait partie de la stratégie de guerre économique que le PLQ livre à ses opposants. Ne vous laissez pas berner par ce faux refus des forces policières d'appliquer ces lois car elles sont des complices conscients de cette guerre financière menée pas les libéraux.

  • Archives de Vigile Répondre

    13 juin 2012

    Monsieur Le Hir,
    Vous posez toujours d'intéressantes questions. Petite suggestion en passant : Pour ceux qui se voient remettre des amendes. Ne pas les payer, se retrouver devant les tribunaux, dénier leur légitimité et leur juridiction et plaider le statut de prisonnier politique et faire appel à l'ONU. Devant la sottise, une seule réponse, l'affrontement mais par le statut politique...

  • @ Richard Le Hir Répondre

    12 juin 2012

    Réponse à Pierre II
    Dans mon article, j'ai pris la peine de distinguer stratégie et tactique.
    Sur le plan des opérations (la tactique), je partage votre votre point de vue. Certains policiers sur le terrain ont eu un comportement erratique et même inacceptable. Certaines des photos qui ont fait la une des journaux en sont la parfaite illustration.
    Mais la question d'appliquer ou non la Loi 78 en est une d'appréciation stratégique et se situe à un niveau différent que la première.
    Je ne cherche pas à excuser les égarements de certains policiers. Mais je suis certain que ceux qui nuisent à son image vont soit se faire réprimander, soit se faire affecter à d'autres tâches.
    Le contrôle d'une manifestation exige un sang-froid à toute épreuve, et certains policiers ont démontré qu'ils avaient le sang beaucoup trop bouillant pour les besoins de la tâche.L'acharnement et la hargne dont ils ont fait preuve lors de certaines manifestations sont totalement déplacés dans un corps de police qui se respecte. Malheureusement pour eux, certaines photos et vidéos sont accablantes.

    Richard Le Hir

  • Archives de Vigile Répondre

    12 juin 2012

    Malheusement je ne suis pas vraiment d'accord.Je crois simplement que le contentieux du gouvernement,sachant que la loi 78 était plein de trous et qu'elle serait contestée en cour cette semaine,on opté pour sauver la face en trouvant un article de loi qui ferait la même job,dans le code de la sécurité routière,tout en collectant beaucoup d'argent de ces contraventions pour probablement payer le surtemps des policiers(joke,fâchez-vous pas les gars...grrrrr,tout doux).
    De cette façon les amendes pleuvent en déclarant arbitrairement la manif comme étant ''illégale''.
    Pour ce qui est de se distancer de la méthode forte,je ne crois pas non plus que cela ait été le cas.En fin de semaine,les témoignages que j'ai entendus me prouve le contraire.