Le danger d'une conception subjective de la liberté de religion

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« Nos tribunaux retiennent que la notion même de religion doit se concevoir selon la perspective strictement subjective du croyant. »

Richard Martineau écrivait récemment 


une chronique dans laquelle il parlait du fardeau de la preuve pour quelqu’un qui demande d’être protégé dans sa liberté de religion.


« [C]e ne sont pas les religions qui empêchent leurs fidèles d’enlever leurs signes religieux lorsqu’ils sont au travail. C’est la conception que certains fidèles ont de leur religion », écrivait-il. Même en admettant que Martineau ait raison sur ce dernier point, si on suit le droit canadien, cela ne changerait pas grand chose. En réalité, selon la jurisprudence canadienne issue de la Charte canadienne des droits et libertés et de la conception libérale de common law qu'elle se fait de la liberté de religion (et largement celle de la Charte québécoise aussi, inféodée sur ce point en raison de l'ordre constitutionnel), un demandeur n'a pas grand-chose à « prouver » dans notre système de droit lorsqu'il invoque sa religion pour exiger un accommodement raisonnable et la mise de côté d'une règle normalement applicable à tous.


 


Pourquoi? Parce que nos tribunaux retiennent que la notion même de religion doit se concevoir selon la perspective strictement subjective du croyant – faute de quoi les tribunaux se transformeraient en « arbitres de la foi », ce qui ne pourrait être leur rôle. Dès lors, lorsqu'une personne invoque le mot « ma religion me dit de X... », il ne saurait être question d'analyser la validité de cette prétention suivant une analyse religieuse. Ce qui compte n’est pas l’interprétation officielle, s’il en existe une, de la religion invoquée, ni si on peut prouver que l’obligation est inscrite dans un texte religieux, mais bien l’interprétation du demandeur de sa religion. Cette interprétation du droit remonte, dans sa mouture moderne, à l'affaire Amselem, une décision hautement médiatisée de 2004, où la Cour suprême du Canada avait accepté de casser un contrat librement consenti (un règlement d'immeuble en copropriété - qui n'avait même pas été lu par les appelants avant d'être signé, remarquons-le) au nom du droit des Chartes canadienne et québécoise (la Cour suprême les considérant par ailleurs interchangeables à l'occasion) à la liberté de religion.


 


Dans cette affaire, il était question de la validité d'une clause qui interdisait les décorations extérieures sur les aires communes dans un immeuble à condos, ce qui aurait contrevenu à la liberté des appelants, juifs orthodoxes, d'installer des décorations religieuses sur leur balcon pour la fête juive de Souccot – clause que ces derniers estimaient discriminatoire. Devant la Cour, le syndicat de copropriété avait tenté de se défendre, entre autres, en appelant à son soutien un rabbin spécialiste en droit judaïque à titre de témoin expert. Celui-ci aura tenté d'expliquer à l'appareil judiciaire qu'il n'y a pas d'obligation textuelle d'ériger des décorations extérieures pour la Souccot dans les textes sacrés – et, naturellement, les appelants ont fait intervenir leur propre rabbin expert pour le contredire avec une interprétation inverse. Pour éviter d'être placés dans l'impossible situation de devoir se prononcer en tant que juges sur la validité de la conception orthodoxe des commandements religieux quant à la fête de la Souccot et ainsi de prendre partie dans un débat religieux entre les diverses branches du judaïsme, la Cour suprême s'en est plutôt distancée et a adopté la position du relativisme subjectif. À chacun sa vérité en matière de foi.




Ainsi, ce qui est pertinent pour juger d'une revendication ancrée dans la religion n'est pas de savoir si oui ou non il s'agit d'une « obligation » religieuse, d'un « commandement » avec force normative – car le débat pourrait devenir sans fin – mais bien de s'attarder simplement sur la question de savoir si la personne qui s'en réclame a, à cet égard, une « croyance sincère ».


 


Cette décision, rendue à majorité divisée (où la majorité des juges québécois étaient dissidents et auraient donné raison au syndicat de copropriété – une tendance significativement constante sur le banc du plus haut tribunal canadien dans de telles affaires) a ainsi mis la table en droit : seul compte le critère de la « croyance sincère » - qui ne permet donc pas de faire d'évaluation sur la nature ou le bien-fondé des obligations religieuses invoquées comme telles. Le seul critère à évaluer est celui de la sincérité de la croyance de la personne qui s'en réclame, et ce, uniquement dans le but d'éviter les prétentions fausses ou malhonnêtes où une personne affirmerait suivre un commandement religieux inventé ou auquel elle ne croit pas vraiment pour demander un accommodement religieux – comme ce fut le cas en 2015, dans l'affaire Narayana, où la Cour supérieure a déclaré que, en matière d'accommodements, le pastafarianisme n'était pas une croyance religieuse sincère.


 


Peut-être vous dites-vous : « Mais si ce critère est suffisant, alors on peut faire protéger absolument n’importe quoi ! » Et, au bout du compte, oui, c’est ça. Et c'est un des (nombreux) motifs de critiques dans la communauté juridique civiliste québécoise où, vu une conception historique à l'effet que l'exercice de la religion relève du choix personnel, on remet en cause l'idée même que tout « commandement religieux » puisse l'emporter sur le droit hormis des situations bien particulières où une personne est totalement privée de sa liberté de choix (comme en contexte hospitalier ou carcéral). Mais pour l'heure, ces critiques ne sont que cela, des critiques


 


Pour illustrer cela concrètement, donnons un exemple (pour l'heure fictif en jurisprudence) : admettons qu’un catholique travaille chez Jean-Coutu et refuse de porter le même uniforme que les autres, en soumettant que sa religion lui interdit de porter un uniforme blanc au travail. Il aurait beau être le seul catholique du pays à dire que sa religion l’empêche de porter un uniforme blanc au travail, il pourrait avoir gain de cause s'il affirme au tribunal qu'il s'agit vraiment de sa croyance sincère.


 


Comment évaluerait-on sa sincérité, se demande-t-on? Généralement, une simple déclaration suffirait, à moins qu’elle ne soit contredite par d’autres gestes ou paroles du déclarant qui prouveraient que c’est de la supercherie. Tout au plus, le tribunal pourrait, et ce, non pas dans le but de remettre en question la foi du déclarant mais bien de comprendre, demander en quoi est pourquoi ce dernier s’estime lié par cette obligation d’un point de vue religieux, mais ce serait alors juste un genre de vérification pour éviter que quelqu’un déguise une revendication personnelle en revendication religieuse.


 


Notre demandeur catholique fictif pourrait ainsi invoquer que le blanc est utilisé pour des cérémonies importantes telles que le baptême, la première communion et le mariage, de sorte qu’il n’est pas acceptable de l’utiliser pour des circonstances ordinaires comme le travail. Il aurait des chances d’avoir gain de cause.


 


Faire passer une revendication personnelle pour une revendication religieuse est reconnu comme un problème...le hic, c’est qu’avec la conception subjective de la liberté de religion, une revendication religieuse EST une revendication personnelle. Or, il apparaît que, dans le modèle de la common law dominant au Canada anglais et aux États-Unis, il n'est pas nécessaire d'avoir des règles parfaitement cohérentes ou parfaitement théorisées du moment qu'elles s'avèrent suffisamment pragmatiques et fonctionnelles pour régler un cas individuel sans contredire les précédents déjà établis. Par contre, dans la tradition civiliste du droit québécois – qui conçoit le droit comme une œuvre rationnelle qui doit être tenue au plus haut degré de cohérence systémique et qui doit pouvoir se transposer dans l'abstrait à toutes les personnes et toutes les situations  – elle s'avère profondément choquante pour la logique même du droit en tant que science sociale. Cela n'étonnera guère, c'est précisément en raison de cette différence d'optique que, hormis (encore) les cas liés à la grossesse et aux handicaps, les accommodements raisonnables ne sont pas reconnus en droit européen civiliste.


 


Que retenir de tout cela? Plusieurs choses, dont une en particulier : que le Québec est non seulement une société distincte au plan sociologique, mais également au plan juridique – avec ses propres manières de concevoir la notion même de « droit », de « liberté fondamentale » et de la place normative de la religion en société, en fonction d'une tradition juridique distincte. 


 


Dès lors, la critique de Richard Martineau, si elle s'avère tout à fait pertinente selon une mentalité civiliste, est, dans notre cadre constitutionnel en matière de droits fondamentaux, vouée à une fin de non-recevoir au nom de la Charte canadienne imposée au Québec depuis 1982, qui refuse de voir les choses différemment.


 


Qu'on nous permette d'y voir un marqueur, très concret et très actuel, de l'impératif pour le Québec de revendiquer la possibilité de gérer lui-même les questions liées à la liberté de religion, selon des principes cohérents et conformes à sa tradition juridique. Faut-il le rappeler, le Canada est en théorie une fédération - dont la raison d'être en théorie s'ancre justement dans la préservation des différences culturelles entre les provinces, mais dont la réalité pratique semble de plus en plus s'en éloigner.


 


La question constitutionnelle, dépassée? Qu'on nous permette de voir un exemple marquant de tout le contraire...