Dimanche prochain, je devais prendre la parole, à Québec, à l'invitation de la Maison de la littérature de Québec, sur - tenez-vous bien : «l'importance de prendre parole». Cette rencontre n'aura pas lieu. Elle a été annulée. Je l'ai appris, avant-hier, par un courriel qui m'a été envoyé en fin d'après-midi par le directeur de l'établissement.
J'aurais été ouverte à l'idée d'un report de l'événement, mais je crains que cette décision soit tout simplement une capitulation intellectuelle face à de multiples pressions à la suite de la tragédie du 29 janvier dernier. C'est d'ailleurs ce qui m'inquiète au plus haut point. Pas seulement pour moi; mais pour l'ensemble du Québec. Je vois en effet, dans cette décision, une grave atteinte à la liberté d'expression et une tentative de censurer le débat public.
Avec cet incident, on veut créer un précédent. On cherche à inventer un «délit de sensibilité», à créer un «délit d'offense». En septembre dernier, cet argument-là de l'offense a été surutilisé et surexploité lors du procès qui m'a opposé aux Écoles musulmanes de Montréal et que j'ai gagné. La juge Carole Hallée m'a donné raison sur toute la ligne, allant jusqu'à défendre le fait que mes propos supposément «blessants» étaient au coeur même de la raison d'être de la liberté d'expression. En d'autres mots, dans le débat public, l'argument de la sensibilité n'est pas recevable. Dans ce pays, on utilise déjà les tribunaux pour régler des comptes idéologiques ou politiques, et faire taire des dissidents. Mais où cela s'arrêtera-t-il? Que deviendra notre démocratie avec cette grossière judiciarisation du débat public?
Le plus grave, c'est le procès d'intention qu'on me fait. On me tient responsable des propos que je n'ai pas encore tenus, que je vais «supposément» tenir et qui vont «supposément» offenser quelques personnes. On anticipe des paroles pour anticiper des blessures et annuler un débat. Quelle phénoménale orchestration!
On veut faire de l'islam un impensé, on veut le mettre hors débat. On cherche à placer l'islam au-dessus de la critique alors qu'il fait partie du débat public. On veut dissuader la prise de parole. On tente d'installer au sein de la population un climat de peur, de suspicion et de délation. On exerce des pressions éhontées sur des dissidents. On organise la chasse aux sorcières des «malpensants».
Je ne veux pas vivre par anticipation. Je veux continuer à écrire et à parler au Québec. Or, ma parole est censurée dans la Maison de la littérature de Québec, alors que ces dernières semaines j'ai pris la parole à Nice, à Toulouse, à Montpellier, à Marseille, à Lisieux, à Paris et à Bruxelles, pour ne citer que ces quelques villes européennes endeuillées et meurtries par le terrorisme islamiste. La semaine prochaine, je prendrai la parole à Rouen et à Lyon, en plus de participer, à Paris, au Maghreb des livres avec une centaine d'auteurs venant principalement d'Afrique du Nord et de France. De quoi pensez-vous que nous allons parler? De couscous? Des papillons?
Notre pays vit des moments d'incertitude depuis ce tragique événement du 29 janvier dernier. Certains cherchent à instrumentaliser ce drame pour nous précipiter dans une logique de compromission avec les communautaristes. Opposons-leur nos principes démocratiques. La liberté d'expression est trop précieuse. Défendons-la!
Dans ce contexte, la parole des écrivains est plus que nécessaire. Celle des écrivains de culture ou de foi musulmanes est précieuse. Les écrivains sont là pour déranger, pour bousculer et même pour dire des choses désagréables... dans les pires moments. C'est ainsi que la force créatrice naît dans une société. Elle ne résulte surtout pas du conformisme de la pensée unique. En début de semaine, à l'Assemblée nationale, les débats ont repris. La question de la laïcité y a occupé une place centrale. La Maison de la littérature de Québec doit ouvrir ses portes aux écrivains qui ont des choses à dire sur le sujet. C'est plus que nécessaire. C'est même urgent!
Djemila Benhabib, écrivaine, Trois-Rivières
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