En deux semaines, le public a eu droit à deux déclarations politiques diamétralement opposées. À Québec, la ministre de l'Immigration et des Communautés culturelles, Yolande James, a soutenu qu'«il n'y a pas de flou. Au Québec, on reçoit les services à visage découvert et on donne le service à visage découvert». Et pas question non plus d'exiger de faire affaire avec une femme. Si on insiste, il faudra refaire la queue et espérer avoir plus de chance la deuxième fois.
Dans la foulée de l'avis de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse concernant les accommodements à la Régie de l'assurance maladie du Québec, qui en rajoutait, le ministre fédéral de la Citoyenneté et de l'Immigration, Jason Kenney, a sauté dans l'arène. Il a au contraire affirmé qu'il n'était pas question de dicter aux gens leur habillement, sauf lorsqu'il en va d'un besoin d'identification. «À mon ministère, quand une femme arrive avec le visage voilé pour faire une entrevue dans le cadre d'une demande d'immigration ou de visa, nous l'obligeons à montrer son visage. [...] En général, dans ces cas-là, les fonctionnaires fourniront une fonctionnaire femme, aussi souvent que possible.»
Quand, quelques jours auparavant, la ministre Yolande James a confirmé la seconde expulsion de Naema Ahmed d'un cours de francisation, ses homologues provinciaux ont pris leurs distances. «En Nouvelle-Écosse, les citoyens ont le droit d'exprimer leur foi comme bon leur semble», a dit la ministre Ramona Jennex. «L'Ontario est une province ouverte», a pour sa part déclaré Indira Naidoo-Harris, une porte-parole du ministère des Affaires civiques et de l'Immigration. «Nous sommes déterminés à créer une société ouverte où tous les Ontariens sont respectés.»
La presse anglophone s'est déchaînée. «Quelle portion du mot liberté le Québec ne comprend-il pas?», demandait Naomi Lakritz, du Calgary Herald. «Refuser aux femmes l'accès à l'école rappelle de manière déplaisante le régime taliban, non?» Le Winnipeg Free Press a jugé qu'il «n'y a pas de loi interdisant le niqab ou la burqa, mais plusieurs au Québec s'agitent pour qu'il y en ait une». Le Globe and Mail, dans un éditorial intitulé «Intrusion intolérante», a déclaré que «c'est peut-être la pratique dans certains pays arabes ou de l'Asie occidentale, tel que l'ancien régime taliban en Afghanistan, mais donner le pouvoir à des agents de l'État de faire appliquer un code vestimentaire et interdire l'accès à l'éducation à des femmes, cela n'avait jamais été vu au Canada auparavant».
Deux solitudes
D'entrée de jeu, Jack Jedwab, le directeur de l'Association d'études canadiennes, met en garde contre la tentation de la caricature. «Ce n'est pas uniforme», dit-il, en rappelant l'éditorial du National Post, pas nécessairement le plus grand apologiste de la Belle Province, appuyant la décision de Québec. Selon lui, la différence de réaction entre le Québec et le ROC est une affaire de nombre.
«Dans le reste du pays, au lieu de considérer le principe, on regarde la quantité, le nombre de personnes qui désirent être accommodées, et c'est tellement minime qu'on ne voit pas cela comme une question institutionnelle ou sociétale.» Il rappelle que, lorsque l'Ontario a jonglé avec l'idée de permettre la charia en droit de la famille pour les musulmans, les Ontariens ont vu l'impact institutionnel que cela pouvait avoir et sont montés aux barricades. Au Québec, ajoute-t-il, «on voit cela comme provenant d'un groupe; on croit donc que l'impact sur nos institutions sera important».
Linda Cardinal, professeure à l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa, ne croit pas non plus que l'attitude québécoise soit si différente de celle des autres Canadiens. «C'est de la fausse tolérance», dit-elle à propos d'une certaine élite intellectuelle canadienne-anglaise. «La grande différence, c'est qu'au Québec il y a un espace public pour tenir ce genre de débats et qu'il n'y en a pas dans le ROC.»
Elle soutient qu'il existe au Québec une «tradition» de débats déchirants, mais que les journalistes du reste du pays sont mal à l'aise avec ces réflexions impudiques. «On nomme les choses au Québec alors qu'au Canada anglais on attend que ça pourrisse avant d'agir.»
Pour illustrer cette incapacité de prendre de front les grands débats, Mme Cardinal cite l'exemple de l'immunité dont jouit encore la communauté polygame de Bountiful, en Colombie-Britannique. Il a fallu des années avant que des accusations soient portées, en 2009, accusations qui ont été rejetées — sur la base d'une erreur de procédure — et qui n'ont pas été reprises. «Ils ne sont même pas capables de débattre de la polygamie parce qu'ils ont peur que le sujet se rende jusqu'en Cour suprême et craigne ce que celle-ci pourrait dire. On n'arrête pas d'étouffer des débats.»
Pour Eugénie Brouillet, l'approche juridique à ces questions ne peut pas être si différente d'un endroit à l'autre au pays à cause de la Charte des droits et libertés. «Mais on peut noter une différence dans le discours politique», reconnaît cette professeure de l'Université Laval rattachée au Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité du Québec. «Le fait que le Québec forme une nation minoritaire explique en grande partie les différences, soutient-elle. Les Québécois ont un sentiment d'insécurité culturelle, alors le rapport aux nouveaux arrivants est très médiatisé.»
Raffaele Iacovino, de l'Université Carleton, ajoute qu'il faut voir dans cette différence d'approche l'héritage des années 1960. «La Révolution tranquille a convaincu les Québécois que la religion devait être évacuée de la sphère publique au nom de la justice sociale. [...] Il s'agit d'un moment fondateur du Québec moderne et est devenu un argument contre toute religion dans l'espace public.»
Affaire de langue et supériorité morale
Bref, une différence dans l'histoire et la situation socioculturelle du Québec et du ROC amènent les deux blocs à aborder la diversité sous des angles différents, sans qu'un soit nécessairement supérieur à l'autre. Mais voilà! Linda Cardinal croit que les Canadiens anglais jugent l'approche québécoise à l'aune de leurs valeurs, qu'ils ont tendance à considérer comme moralement supérieures. Et la langue y serait pour quelque chose.
L'anglais est de plus en plus présenté comme une langue de communication plutôt que comme un vecteur culturel, ce qui permet de l'imposer dans les forums internationaux. «Depuis très longtemps, on dit aux francophones: "Votre langue est culturelle alors que l'anglais est un instrument de communication." C'est parce qu'ils déterminent la norme qu'ils sont capables de dire cela. C'est eux qui disent comment se représenter. Ils disent: "Notre angle est neutre; vous, vous êtes l'autre, vous êtes partial, vous n'êtes pas neutres, vous êtes culturels, vous êtes ethniques. Nous, nous sommes civiques." Au XVIIIe siècle, les grandes nations faisaient cela aux petites nations. C'est un procédé idéologique, politique, qui sert à remettre des groupes à leur place.»
Cette hiérarchisation des approches à la diversité expliquerait, selon Mme Cardinal, certains commentaires méprisants entendus dans la presse anglophone à l'endroit de la décision de Québec d'expulser la dame au niqab de ses cours de francisation.
Le pape, et peut-être Napoléon aussi
Linda Cardinal note en outre qu'il existe des différences profondes entre les sociétés catholiques et protestantes. «Dans les sociétés protestantes, il y avait toujours des sectes protestantes. Alors il fallait trouver un modus operandi entre ces différentes sectes. La tolérance et le pluralisme religieux viennent de là, tout comme le laisser-faire. Nous, les catholiques, sommes des communautés de croyants et on fonctionne à l'intérieur de ces communautés. D'ailleurs, l'excommunication est tragique. Ç'a marqué l'espace public.»
Le droit y est peut-être aussi pour quelque chose. Les Anglo-Saxons ont opté pour la common law, basée sur les précédents et la jurisprudence. Les Français ont choisi le Code civil, qui dicte des principes généraux. Approche fragmentée chez les uns, intégrée chez les autres.
D'ailleurs, la différence dans la façon de réagir à la diversité n'existe pas qu'entre les deux solitudes canadiennes. La France jongle avec l'idée de limiter le port du voile intégral sans que les Français crient à l'hérésie. En Grande-Bretagne, en 2006, l'ancien ministre Jack Straw avait provoqué une commotion en révélant avoir exigé des femmes qui portaient le voile de se dévoiler lorsqu'il les rencontrait. Le Globe and Mail n'avait pas cru bon alors d'accuser la mère patrie de dérive talibane...
Le niqab des solitudes
Comment expliquer les réactions si différentes au Québec et dans le reste du pays à propos du voile de Naema Ahmed?
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