A la fin de l’année 1941, un climat de grande frustration règne au Canada. En effet, après deux années de guerre, la majorité canadienne anglophone du pays éprouve la sensation qu’aucun résultat tangible n’est obtenu malgré les importants efforts consentis au quotidien. L’augmentation des impôts ou encore le contrôle des salaires pèse sur le moral des anglophones alors que peu de victoires sont à porter au crédit des Alliés. En particulier, les troupes canadiennes n’ont pas encore participé à des combats d’importance. L’effort militaire le plus important du pays est la mise en place du plan d’entraînement aérien des pilotes du Commonwealth. Au sein de l’élite anglophone, un mouvement prend de l’importance pour réclamer une mobilisation accrue du pays. Arthur Meighen, auteur de la loi de la conscription en 1917, est choisi comme chef du parti conservateur en novembre 1941 en affirmant qu’aucune guerre ne peut être gagnée sans un effort total. La presse conservatrice appuie largement ses idées.
Pour le parti libéral, et surtout pour son chef, le premier ministre Mackenzie King, ce sujet est explosif en raison de la promesse faite au Québec de ne pas recourir à la mobilisation au cours de la guerre. Le gouvernement canadien est divisé quant à la conduite à tenir. Certaines personnalités comme le colonel J. L. Ralston, ministre de la Défense nationale, et Angus L. Macdonald, ministre de la marine, se montrent favorables à la conscription. King doit satisfaire à la fois les Canadiens anglophones, favorables à la conscription et qui représentent la majorité de l’électorat du pays, et les Canadiens français qui sont opposés à la mobilisation. Le problème est d’autant plus compliqué pour l’échelon fédéral avec la mort du ministre canadien français Ernest Lapointe qui jouissait d’une confiance et d’un respect dans toutes les provinces. Dans ce contexte, la question de la conscription redevient donc une problématique centrale sur la scène politique canadienne.
Les attaques japonaises contre les installations américaines dans l’océan Pacifique, à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941 crée de nouvelles pressions sur le gouvernement canadien. Le ministre de la Défense nationale et le ministre de la marine s’appuient sur cet évènement pour justifier l’augmentation des effectifs militaires auprès du premier ministre Mackenzie King. Ils souhaitent porter à cinq divisions le corps d’armée canadien stationné en Angleterre et pour y parvenir, ils proposent de recourir à la mobilisation. De son côté, Meighen réclame à la fois la conscription et la création d’un gouvernement d’union nationale comme en 1917.
La presse anglophone se fait le relais des mauvaises nouvelles de la guerre pour soutenir les conservateurs. Mackenzie King est contraint de réagir pour éviter une crise politique majeure avec le Canada anglophone. Ce dernier imagine alors une solution qui puisse à la fois couper l’herbe sous le pied des conscriptionnistes et éviter le mécontentement du Québec. Il décide de recourir à un référendum à l’échelle nationale. Les Canadiens anglophones étant à la fois les plus nombreux dans le pays et les plus favorables à la mobilisation, il estime que les Canadiens français seront placés devant le fait accompli et ne pourront que se soumettre à la volonté de la majorité. Le vote organisé par l’échelon fédéral est donc davantage un plébiscite qu’un référendum. Mackenzie King explique ultérieurement son choix de recourir à cette solution en ces termes :«J’ai travaillé toute ma vie pour l’accord entre les deux races. On m’a accusé de faire des concessions à Québec ; mais, en fait, pour avoir l’accord entre les deux grandes races du pays, il faut pratiquer une politique de concessions. Or Meighen, qui est l’âme damnée d’un groupe de Toronto, fanatique et d’esprit très étroit et très égoïste, aurait extrêmement compliqué la situation, à une période dangereuse, s’il fût entré aux Communes. Je ne pouvais tout de même pas décider de faire des élections générales comme en 1940, pour écraser les adversaires de tous les camps. J’avais déjà fait entendre à Calgary et à Victoria qu’il ne pouvait pas être question de conscription sans un appel au peuple. Or, s’il n’y avait pas d’élection, le seul moyen d’en appeler au peuple c’était un plébiscite. Cela s’imposait, parce que si je n’avais pas annoncé de plébiscite, il y aurait eu toutes les chances du monde que Meighen revint aux Communes et nous aurions alors perdu le temps de la Chambre dans des querelles interminables et des débats extrêmement acerbes et inutiles pour autant ; car Meighen est d’une force considérable dans l’invective…En décidant le plébiscite et en l’annonçant avant l’élection de Meighen, j’ai cru que c’était une excellente façon de lui barrer la route (…) Devant l’insistance de tout un groupe qui réclamait la conscription, j’ai cru et je crois encore que le plébiscite était le meilleur moyen de remettre les choses dans l’état où elles devaient être. En effet, s’il n’y avait pas eu de plébiscite, la campagne en faveur de la conscription de la part des conservateurs et des feuilles tory aurait été en s’accroissant, et elle fut devenue un danger pour le Canada. Je me suis dit que si nous allions devant le peuple avec un plébiscite, nous obtiendrions l’avis de la masse des électeurs, la libération de nos promesses de 1939 et qu’ensuite il serait assez facile de démontrer au peuple qu’il n’y avait pas besoin de conscription, pendant plusieurs mois en tout cas, peut-être pas du tout ».
Dans ce contexte, du 19 au 21 janvier 1942, le gouvernement canadien prépare la rédaction de la question qu’il doit soumettre aux électeurs et annonce la tenue d’un référendum sur la conscription. Au Canada anglophone, la nouvelle est extrêmement bien accueillie. Elle prive Arthur Meighen du thème majeur de sa campagne et provoque sa défaite retentissante lors d’une élection complémentaire à Toronto le 9 février 1942.
A l’inverse, au Québec, l’annonce du référendum est extrêmement mal accueillie. En effet, les Canadiens français estiment que l’échelon fédéral revient sur sa promesse faite de ne pas recourir à la mobilisation pendant la guerre. Le 26 janvier 1942, le premier ministre du Québec, Joseph-Adélard Godbout, déclare que : « le service obligatoire pour outre-mer, dans le moment, serait un crime ». C’est dans ce contexte qu’est créé, au cours du mois de janvier 1942, la Ligue pour la défense du Canada (LPDC). Celle-ci a pour but de regrouper l’ensemble des grandes organisations publiques opposées à la conscription dans la Belle Province afin de peser davantage dans le débat public. Parmi les leaders de ce mouvement, l’on retrouve André Laurendeau, journaliste, George Pelletier, directeur du journal Le Devoir ou encore Maxime Raymond, député libéral de Beauharnois-Laprairie. Il y a également des membres du Conseil des syndicats catholiques de Montréal et des représentants de la Société Sant-Jean-Baptiste. Le Dr J.-B. Prince devient le directeur de la LPDC et Laurendeau secrétaire du mouvement. La LDPC diffuse son manifeste dès le mois de janvier 1942 avec un argumentaire sans détour, il faut voter « non » à la conscription, car : « nul ne demande d’être relevé d’un engagement s’il n’a déjà la tentation de le violer, et parce que, de toutes les promesses qu’il a faites au peuple du Canada, il n’en reste qu’une que King voudrait n’être plus obligé de tenir : la promesse de ne pas conscrire les hommes pour outre-mer ».
Une lutte acharnée s’engage entre le Québec et l’échelon fédéral pendant la campagne référendaire. Le gouvernement canadien mène des opérations d’influence pour convaincre les francophones qu’ils peuvent lui faire confiance. Par exemple, le comité national du plébiscite, soutenu par le gouvernement fédéral, diffuse un message d’influence expliquant : « N’oublions pas que le Gouvernement en général et que tout particulièrement notre premier ministre, dont le saint canadianisme est bien connu, n’ont aucun intérêt à demander au Canada des sacrifices qui ne seraient pas nécessaires. Ayez donc confiance en M. Mackenzie King et votez oui le 27 avril 1942 ».
La LDPC, quant à elle, mène une intense campagne d’influence au Québec pour mobiliser la majorité canadienne française. L’organisation ne dispose toutefois que de ressources modestes. Elle fait des quêtes, sollicite les gens riches et vend des cartes de membres à un dollar pièce. Sans surprise, les journaux anglophones de la province, comme la Montreal Gazette, le Montreal Star ou encore le Quebec Chronicle Telegraph, refusent de parler des activités de la ligue. Chez la presse francophone, le soutien est également très limité par peur de la réaction de l’échelon fédéral. Seul le journal Le Devoir défend avec ferveur le camp du « non ». Le gouvernement canadien impose à Radio-Canada, principale radio du pays, de ne permettre qu’aux partisans du « oui » de débattre à l’antenne. La ligue n’a donc pas accès à la radio. Elle fait connaître sa position auprès de la population en diffusant massivement des tracts. L’action de la LDPC s’avère très efficace.
L’organisation rassemble, lors de réunions publiques, jusqu’à 10 000 participants. Elle attire également dans ses rangs des nationalistes francophones prestigieux comme l’avocat René Chaloult et le politicien Philippe Hamel. A la chambre des Communes, Maxime Raymond s’oppose fermement à la conscription le 5 février 1942. Il dénonce un coût inacceptable de l’effort de guerre canadien avec un prêt de 700 millions de dollars à l’Angleterre, un budget de guerre de trois milliards de dollars et la tenue d’un plébiscite sur la mobilisation de la population. Selon lui, il s’agit : (d’) un effort de guerre national poussé jusqu’à ses extrêmes limites » qui s’avère beaucoup trop important pour un pays aussi peu peuplé que le Canada. Il rappelle également la promesse d’Ernest Lapointe qui avait affirmé en 1939 : « nous ne consentirons jamais à la conscription ». Raymon donne la position du Québec face à la Seconde Guerre mondiale : « participation sans conscription ».
La ligue intensifie sa propagande au fur et à mesure que s’approche le scrutin. Elle n’a de cesse de rappeler la promesse d’Ernest Lapointe. Elle diffuse également un autre message d’influence centré sur le thème de la nécessité de garder les hommes pour assurer la défense du territoire. Le résultat de cette campagne est rapidement tangible. A la mi-mars 1942, les sondages révèlent que 79% des Canadiens français du Québec sont opposés à la conscription. A la fin avril 1942, ce taux passe à 81%. Le gouvernement fédéral ne semble donc pas arriver pas à convaincre les Canadiens français d’adhérer à l’idée d’une conscription.
Le résultat du référendum sur la conscription met clairement en exergue la profonde opposition entre les anglophones et les francophones au sein du pays. Le Canada anglophone vote à 82,3% en faveur de la mobilisation, alors que le Québec refuse à 72,9%. L’analyse des votes dans la Belle Province est encore plus intéressante. Seules neufs circonscriptions électorales se prononcent en faveur du « oui ». Celles-ci sont toutes situées dans la région de Montréal et comptent une population majoritairement anglophone. Les circonscriptions électorales qui comportent une majorité francophone votent toutes en faveur du « non ». Pour la LDPC il s’agit d’une victoire car la ligue a réussi à mobiliser la nation canadienne française. Laurendeau écrit : « le résultat a dépassé nos espérances ». Pour le gouvernement canadien, le résultat du vote est une victoire à la Pyrrhus. Il est bien délié de sa promesse vis-à-vis du Québec de ne pas recourir à la conscription mais il doit faire face à l’opposition massive des Canadiens français à la mobilisation.
La mise en œuvre de la conscription s’annonce donc plus compliquée que prévue pour le premier ministre Mackenzie King. C’est pourquoi, ce dernier s’abstient d’y recourir tout de suite. Il ne le fait qu'à partir de 1944 lorsque les circonstances de la guerre ne lui permettent plus de faire autrement car l'armée canadienne manque cruellement de soldats à ce moment-là. Entre-temps, la question de la conscription n'est plus sur le devant de la scène politique et l'opposition au Québec se tasse.
Bibliographie :
André Laurendeau, La crise de la conscription 1942, Les Éditions du Jour, 1962, 158 pages.
J.L. Granatstein, Le Québec et le plébiscite de 1942 sur la conscription, Revue d’histoire de l’Amérique française, volume 27, n°1, 1973, 20 pages.
Gilles Lesage, Le NON du Québec à la conscription de 1942, Le Devoir, 2 octobre 1992, 2 pages.
Erna Buffie, Mackenzie King et la crise de la conscription, Documentaire audiovisuel, Office national du film du Canada, 1991, 31 minutes.
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1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
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