Le rôle géopolitique du canal de Lachine

Tribune libre

Le canal de Lachine est une voie de navigation fluviale située au Québec qui part de l’île de Montréal pour aller jusqu’au lac Saint-Louis. Il permet aux gros bateaux de contourner les rapides de Lachine qui ne sont praticables qu’avec des navires de faible tirant d’eau. Cette infrastructure comprend une série d’écluses permettant de franchir un dénivelé de 15 mètres. La question est de savoir quel est le rôle géopolitique que joue le canal de Lachine au sein de l’espace nord-américain.
À l’époque de la colonisation française de l’Amérique du Nord, au XVIIe siècle, la Nouvelle-France constitue une source importante d’approvisionnement pour la France en produits de luxes comme les fourrures. En raison de sa position géographique de carrefour naturel sur le fleuve Saint-Laurent, la ville de Montréal constitue le point central du commerce entre les nations amérindiennes qui chassent les animaux, les Hurons et les Algonquins, et les Français qui achètent les peaux. L’administration coloniale française veut augmenter le transit commercial sur le fleuve en le canalisant à hauteur de Montréal. Les premiers tronçons du canal de Lachine sont mis en place à partir de 1689 sous la direction de François Dollier Casson. Cependant, les travaux sont interrompus en raison des attaques incessantes menées contre la colonie française par l’ennemi iroquois. L’ordre n’est rétabli qu’avec le traité de la Grande Paix de 1701 entre les Français et les Iroquois. Au cours du XVIIIe siècle, les Sulpiciens de Montréal tentent plusieurs fois de relancer le projet de canalisation. Cependant, l’administration coloniale manque de moyens financiers.
En 1763, la France cède la Nouvelle-France à l’Angleterre. Le gouvernement anglais transforme son nouveau territoire en une colonie appelée la Province of Quebec. Les autorités britanniques ne prennent conscience de l’intérêt de canaliser le Saint-Laurent qu’à partir du déclenchement de la guerre d’indépendance des États-Unis en 1775. Le commandement militaire anglais retient de ce conflit que les troupes ne peuvent se déplacer facilement et à moindre coût d’un bout à l’autre de la colonie. Il souhaite donc bénéficier d’une voie de communication maritime facilitant le transport des soldats et leur ravitaillement vers les Grands Lacs. L’administration coloniale britannique décide de procéder à la construction d’une série de canaux sur le Saint-Laurent, entre Montréal et les Grands Lacs à partir de 1783. Conformément à leur culture stratégique, les Anglais cherchent à retirer un maximum de profits de leurs investissements. Les infrastructures de communication maritimes qu’ils bâtissent sur le fleuve sont rentabilisées en étant ouvertes à un usage commercial et militaire.
La route maritime sur le Saint-Laurent connaît un immense succès car le transport par voie navigable constitue le moyen de déplacement le moins onéreux du monde et ce jusqu’à nos jours. Le Saint-Laurent donne accès aux Anglais jusqu’aux Grands Lacs. Ces derniers permettent une pénétration jusqu’à 1 500 kilomètres à l’intérieur de l’espace nord-américain. Plus un bateau peut transporter de marchandises loin et plus les profits sont élevés. Le Saint-Laurent permet la navigation de navires transocéaniques jusqu’à Montréal. Arrivé au port de la ville, les marchandises doivent être transbordées sur des bateaux de tailles inférieures pour poursuivre leur route en direction des Grands Lacs. Cette opération limite les bénéfices des marchands anglais car elle prend du temps, nécessite de la main-d’œuvre et des navires supplémentaires. Ils souhaiteraient donc éliminer ce problème pour améliorer la rentabilité de leurs échanges avec les colons anglais qui s’installent dans l’ouest. Le but étant d’édifier un vaste empire commercial laurentien capable de concurrencer le voisin américain.
En 1819, John Richardson décide de créer un canal qui permette de contourner les rapides de Lachine afin que des navires de tonnage plus importants puissent circuler. Il s’associe avec l’ingénieur Thomas Burnett et plusieurs autres hommes d’affaire montréalais pour fonder la compagnie du canal de Lachine. Cependant, le coût de l’opération s’avère tellement élevé qu’ils ne parviennent pas à réunir les fonds nécessaires auprès du secteur privé. Richardson et Burnett mènent alors une intense campagne d’influence auprès de l’administration coloniale britannique pour qu’elle finance les travaux. En 1821, les autorités décident de créer une commission chargée de supervision l’opération. Richardson et Burnett en sont membres. Près de 500 ouvriers, majoritairement irlandais, sont mobilisés pour réaliser cette infrastructure. En 1825, le canal de Lachine est inauguré. Cette voie navigable mesure 13 kilomètres de longueur pour 14,6 mètres de largeur et 1,4 mètre de profondeur. L’ouverture de cette voie ouvre d’immenses perspectives d’enrichissement aux Anglais dans l’ouest. Elle accélère le déplacement hors du Québec des colons britanniques en direction de l’Ontario. Le paysage s’urbanise. Les entreprises s’installent le long du canal pour tirer profit de la voie d’eau notamment pour la construction navale.

Cependant, subissant bientôt la vive concurrence des voies navigables américaines, les autorités coloniales décident de procéder à l’agrandissement du canal de Lachine afin de relancer l’économie locale en 1843. Cependant, elles ne disposent pas de fonds suffisants pour financer les travaux. Le secteur privé est chargé de mener à bien l’opération. En parallèle, à partir de 1847, pour maximiser la rentabilité de leurs investissements, les Anglais déploient le premier réseau de rails canadien dans des zones basses et plates afin limiter le coût d’implantation. Ils aménagent donc à proximité du canal des voies de chemin de fer avec la compagnie Montréal & Lachine. En 1849, la phase d’agrandissement du canal Lachine achevée. L’infrastructure fluviale mesure toujours 13 kilomètres de longueur mais il fait désormais 37 mètres de largeur et 2,8 mètres de profondeur. Grâce à la présence d’écluses plus grandes, des navires plus volumineux peuvent emprunter cet axe maritime. Dans le même temps, les entreprises commencent à exploiter les écluses pour fournir de l’énergie hydro-électriques. Près de 600 industries s’installent le long du corridor du canal de Lachine entre 1840 et 1860 faisant de Montréal une zone de transit obligatoire pour les hommes et les marchandises allant en direction de l’ouest canadien. Entre 1873 et 1885, le canal fait l’objet d’un nouvel agrandissement. Il mesure désormais 13 kilomètres de long pour 45 mètres de large et une profondeur de 4,3 mètres. En 1924, le gouvernement canadien reconnaît le canal comme une infrastructure d’importance nationale. Il sert de catalyseur pour les industries et fixe également une population urbaine.
Le canal Lachine se voit supplanté par la voie maritime qui est inaugurée en 1959. En effet cette nouvelle infrastructure permet d’accueillir des navires plus gros en disposant d’écluses longues de 223 mètres, larges de plus de 24 mètres et d’une profondeur de 9,1 mètres. L’utilisation du canal ne cesse de décliner. Entre 1965 et 1967, sa section en aval, qui conduit au Vieux-Port de Montréal, est entièrement remblayée. En 1970, la fermeture du canal est annoncée. Cependant, le Québec prend conscience du potentiel touristique de cette infrastructure et décide de la préserver. Entre 1990 et 1992, la Société du Vieux-Port de Montréal déblaye la section qui avait été remblayée et y aménage un grand parc urbain. Le canal est réouvert au niveau des écluses 1 et 2 du Vieux-Port. En 1996, le gouvernement canadien reconnaît le corridor formé par le canal Lachine et ses abords comme un lieu historique national du Canada. En 2002, l’infrastructure est à nouveau ouverte pour la navigation de plaisance sous le contrôle de Parcs Canada. Le ministère canadien des Travaux publics y fait de nombreux aménagements, comme des pistes cyclables par exemple. Les écluses 3 à 5 sont alors remises en service. Le canal et ses abords attirent de nombreux touristes et génère de confortables revenus pour les commerçants implantés à proximité de cet axe.
Le canal Lachine est étroitement associé à la première tentative de canalisation du Saint-Laurent pendant la période coloniale française. Son développement par la suite permet aux Britanniques, puis aux Canadiens anglophones, de mener à moindre coût leur expansion territoriale vers la partie occidentale de l’espace nord-américain. La première phase de ce développement se fait avec la construction du canal entre 1821 et 1825. La seconde phase se caractérise par un élargissement et un réaménagement important du fonctionnement de l’infrastructure entre 1843 et 1849. C’est à ce moment-là que des centrales hydro-électriques sont installées pour soutenir le développement industriel. La phase suivante conduit à un nouvel agrandissement du canal entre 1873 et 1885. La dernière phase est celle de la transformation du canal en une zone touristique. Montréal tire profit du canal en constituant un pont incontournable entre l’est et l’ouest de l’espace canadien. Cependant, dans le même temps, cette infrastructure accélère le déplacement du centre de gravité du Canada en dehors du Québec en direction de l’Ontario. La Belle Province s’appauvrit artificiellement en devenant une zone de transit pour les hommes et les marchandises car elle ne conserve que très peu de la richesse qui circule sur son territoire. Le canal est ouvert à la navigation commerciale pendant 145 ans (1825-1970). Il conserve de nos jours une fonction économique pour le gouvernement fédéral en ayant vocation à attirer la navigation de plaisance et le tourisme. Au Canada, le canal de Lachine joue un rôle géopolitique majeur comparable à celui que tient le canal Érié aux États-Unis.
Bibliographie :
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(Desloges) Yves, (Gelly) Alain, Le canal de Lachine : du tumulte des flots à l’essor urbain 1860-1950, Paris, Septentrion, 2002, 214 pages.
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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    9 juin 2017

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    Cordialement.