À entendre la bonne parole de la ministre de l’éducation, de même qu’à lire de nombreux journalistes québécois, la démocratie, comme forme de régime politique, s’épuiserait intégralement dans l’idée de représentation politique.
Il s’agirait de voter tous les quatre ans, d’élire ainsi nos représentants et d’obéir aussitôt à leur autorité, pour que nous vivions bel et bien en régime démocratique. Dans une pareille perspective, nulle autre activité politique ne formerait l’essence de la démocratie ; nulle autre expression de la volonté populaire non plus. Entre deux élections, nous pourrions bien militer dans les partis politique, ou publiciser la candidature d’un futur représentant ; mais une fois la représentation politique installée aux commandes de l’État, il n’y aurait plus qu’à subir, passifs ou nonchalants, ses décisions politiques et ses pratiques répressives, aussi irrationnelles et injustes fussent-elles.
Or il faut le dire et le marteler sur toutes les tribunes : une telle vision de la démocratie ne s’élève que sur les errements d’une petite pensée intéressée, et ne se diffuse qu’à la mesure du tapage idéologique que permet le complexe politico-médiatique québécois.
Car la démocratie, dans ses figures les plus complexes et les plus essentielles, n’est nullement réductible à une quelconque forme de représentation politique, dont la légitimé souveraine eut été assurée par un processus électoral que l’on recommence à tous les quatre ans ; la démocratie, si elle explore son potentiel immense et rencontre l’épaisseur de l’existence humaine, est d’abord un engagement au quotidien, aussi bien de la pensée que de l’activité politique ; et par là même, elle n’est pas un élan politique qui s’éveille à tous les quatre ans pour mieux sommeiller dans la vie quotidienne : elle doit au contraire s’exprimer sous des formes multiples pour qu’elle ne devienne pas un grand spectacle médiatique, où s’affrontent des forces extérieures à la puissance et à la volonté du peuple.
C’est pourquoi il faut célébrer les assemblées générales étudiantes : elles constituent l’une des rares expressions de la démocratie qui surpassent aujourd’hui les limites de la représentation politique. Nous y exprimons peut-être un point de vue minoritaire ; nous y rencontrons sans doute des opinions variées ; mais avec les assemblées générales, nous ne disparaissons pas sous le dictat d’un pouvoir hégémonique.
Et le même constat peut être fait à propos des manifestations étudiantes qui, depuis plusieurs semaines, occupent les rues des villes québécoises : la même volonté d’expression démocratique ! le même désir d’une existence politique au-delà de l’autorité représentative !
Si bien que la démocratie est peut-être irréductible à l’État : elle peut déborder ses frontières, elle peut aussi contredire ses ambitions. C’est qu’elle est née, dans l’histoire moderne des révolutions et du mouvement ouvrier, en dehors de l’État et souvent contre l’État : elle prenait alors la forme de l’assemblée populaire, à l’hôtel de ville ou dans les clubs politiques, et échappait par là à l’emprise d’un pouvoir centralisé ; tandis que la représentation politique est, dans la même histoire moderne, comme la récupération, ou la captation, de cet élan démocratique par l’immense machine étatique, centralisée, qui n’a jamais voulu disparaître.
La disqualification des assemblées générales étudiantes et la réduction des manifestations à leurs seuls éléments violents ne sont alors guère étonnantes : elles procèdent d’une implacable logique étatique ; il s’agit toujours, pour l’État, d’assimiler les formes de la démocratie qui lui échappent, ou sinon de les éliminer par tous les moyens possibles.
Gouvernement et journalistes nous disent ainsi que les étudiants deviendront d’autant plus démocratiques que s’ils modèlent la procédure toute représentationnelle du vote secret ; ils nous disent aussi que les manifestations seront d’autant plus légales ou légitimes que si elles n’interviennent jamais dans le quotidien; mais ils ne nous diront jamais que vivre une grève étudiante, bref, participer à des assemblées générales hebdomadaires et exprimer à maintes reprises son opinion sur le pavé des rues québécoises, forme une expérience démocratique, voire politique, que nul système de la représentation politique ne permettrait.
Et pourtant, cela est d’une évidence concrète : dans les assemblées générales, nous débattons à plusieurs centaines, nous rencontrons l’altérité politique, nous exprimons une parole politique en public, nous devenons, en définitive, des êtres politiques qui se saisissons de la question de la justice; tandis que dans le système de la représentation politique, nous ne débattons jamais dans un espace public réel, nous assistons, passif, souvent devant le téléviseur, à un débat auquel nous sommes extérieurs, nous ne devenons jamais, hélas, des êtres politiques dans la vie démocratique.
Les leçons de démocratie de la ministre de l’éducation sont donc d’une belle ironie ! Alors que son gouvernement représentatif fut seulement élu par 42% des voix lors d’une élection qui a connu un taux de participation de 57,33%, elle s’incarne comme la souveraineté absolue qui représente la majorité silencieuse : son seul souhait est l’essoufflement du mouvement étudiant devant la fermeté de son autorité impérieuse ; sa vile tactique consiste à judiciariser un problème clairement politique jusqu’à la mort télécommandée de la grève; son attitude immuable exprime un mépris glacial envers les revendications étudiantes. Et malgré ce profond paradoxe, la ministre de l’éducation ose encore se faire l’apôtre de la démocratie !
Devant tant d’ironie, on peut toujours rire pour se soulager du malaise qui nous envahie ; on peut s’affaisser de découragement et n’engager aucun combat; mais on peut aussi se tenir debout et combattre, tel que le fait aujourd’hui le mouvement étudiant, et rappeler à la ministre que ce qu’elle nomme les nécessités de la raison d’État sont plutôt les moments autoritaires de la représentation politique.
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