DES IDÉES EN REVUES

Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est un hôpital

Il est urgent de séparer le pouvoir médical et l’État

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Charité bien ordonnée commence par soi-même, dirait Couillard

Mon pays ce n’est pas un pays, c’est un hôpital. Les sondages nous apprennent que le Québec pourrait bientôt être gouverné par une troïka médicale… et libérale. Le chef Philippe Couillard, premier ministre, flanqué à sa droite du docteur Gaétan Barrette, président de la Fédération des médecins spécialistes, et à sa gauche, si l’on peut dire, du docteur Yves Bolduc, ancien ministre de la Santé, qui au moment où il était en fonction, a négocié avec les médecins spécialistes une convention collective très avantageuse pour eux.

Avec bientôt plus de 50 % de ses revenus consacrés à la santé, le Québec ressemble au pays des Morticoles, cette île imaginée par Léon Daudet il y a un peu plus d’un siècle où les médecins constituent l’unique caste dirigeante. Qui sont les Morticoles ? Des êtres en proie à la peur « qui ont donné aux docteurs une absolue prééminence. […] Leurs seuls monuments sont des hôpitaux, et chacun y suit un régime. »

Si pertinente qu’elle soit, cette comparaison appelle des nuances. Le pouvoir médical est bien différent dans l’Amérique, et le Québec d’aujourd’hui, de ce qu’il était en France à la fin du XIXe siècle. Les grands patrons de la médecine de l’époque étaient forts de leur enthousiasme pour la science naissante et le matérialisme ambiant, ce qui les incitait parfois à manquer de respect pour les malades, à les traiter comme des animaux de laboratoire. Interne dans les hôpitaux de Paris, Léon Daudet avait été témoin de scènes que sa sensibilité ne pouvait supporter. D’où son brûlot.

Les grands patrons certes existent toujours, mais le vrai pouvoir médical aujourd’hui, c’est le Big Pharma, soutenu par la fraction de l’élite médicale qui prospère dans son sillage. La troïka médicale qui dirige le Parti libéral fait-elle partie de cette fraction ? Il y a lieu de le présumer du seul fait que ledit parti promet d’accroître les services de santé sans s’engager à éliminer le gaspillage résultant de la promotion frauduleuse de nombreux médicaments.

On se souvient de Knock ou le triomphe de la médecine, le chef d’oeuvre de Jules Romains. Dans l’alliance que forment le médecin et le pharmacien pour donner un sens médical à la vie des habitants de leur village, c’est le médecin qui est en position de force, le pharmacien est son subordonné. À l’échelle mondiale, la situation s’est inversée depuis. Selon le Dr Marcia Angell, professeure à l’Université Harvard et ex-directrice du New England Journal of Medicine, les grandes compagnies pharmaceutiques, le Big Pharma, contrôlent depuis 1980 les essais cliniques conduisant à l’approbation de leurs produits.

La séparation du pouvoir médical et de l’État

Au Québec, nous achevons la séparation de l’Église et de l’État. Il fallait le faire, mais sans négliger le fait que le lobby religieux n’est pas en ce moment la pire menace pour l’État. La lucidité à l’égard d’un mal passé est toujours plus facile que la lucidité à l’égard du mal d’aujourd’hui. Il arrive même que l’on compense par excès de sensibilité un mal passé par un refus d’ouvrir les yeux sur celui d’aujourd’hui. Aujourd’hui, le danger pour les libertés individuelles et les institutions démocratiques est du côté du pouvoir médical, non de celui des religions. L’heure est donc venue de réclamer la séparation du pouvoir médical et de l’État. À Washington, en 2009, il y avait 2,3 lobbyistes de l’industrie pharmaceutique pour chaque membre du congrès. On peut être assuré qu’ils sont aussi nombreux au Québec, toute proportion gardée.

C’est la religion qui demeure le premier danger, m’objectera-t-on, parce qu’elle contient des germes de fanatisme et d’intégrisme. La réplique s’impose d’elle-même : en ce moment, c’est la médecine qui est la religion dominante. Au Québec, on veut toujours plus de médecins, comme jadis on voulait toujours plus de religieux et de religieuses, et dans cet ersatz de religion, le prosélytisme extrême prend une forme à bien des égards pire que le fanatisme et l’intégrisme : une médicalisation qui peut anesthésier toute une population, un glissement vers le meilleur des mondes.

Séparer le pouvoir médical de l’État ne signifie pas privatiser la médecine ou empêcher les médecins de se présenter aux élections. Cela signifie imposer une limite politique au pouvoir médical. Dans son récent article sur les finances publiques du Québec, l’économiste Denis Bédard, ex-secrétaire au Conseil du trésor, a indiqué une façon d’imposer cette limite : « Créer un Fonds des services de santé et des services sociaux indépendant du Fonds général », fixer un plafond à ce fonds et choisir les inévitables coupes au terme d’un débat public.

Pour qu’un tel débat public soit sérieux, il faudrait que l’État payeur donne aux individus et aux groupes qui assurent et assument la critique du Big Pharma les moyens de se faire entendre, avec assez de force pour que chaque Québécois soit averti des dangers qui pèsent sur sa santé en même temps que sur celle des finances publiques.

Alors qu’ici au Québec on semble craindre de payer la moindre critique par des pertes d’emplois dans les laboratoires, aux États-Unis, où se trouve pourtant la majorité des sièges sociaux, on ne compte plus les bons auteurs, les organismes, les revues, les sites Internet qui exercent une saine vigilance à l’endroit du Big Pharma et de son marketing souvent frauduleux. Moyennant quoi le total des amendes imposées auBig Pharma dans ce pays, entre 2009 et 2013, a été de 13 milliards, uniquement pour les cas de commercialisation frauduleuse. Au Québec, pendant la même période, il n’y a pas eu de poursuites pour mise en marché frauduleuse, et pourtant, nous consommons les mêmes médicaments que nos voisins du Sud.

Ironie de l’histoire : les libéraux et leur troïka médicale sont en train de créer les conditions gagnantes pour un référendum sur la souveraineté. Tout indique que sous leur règne, le coût de la santé représentera dans cinq ans 56,5 % des dépenses de programmes et en 2030, 69 %. Cela veut dire qu’il ne restera même pas assez d’argent dans les coffres de l’État pour déneiger les routes. Aucun grand projet mobilisateur et inspirant ne sera possible. L’indépendance deviendrait, dans ces conditions, absolument nécessaire. Elle réduirait de moitié la part de la santé dans les dépenses publiques. Et si les libéraux choisissaient de privatiser les services de santé pour alléger le fardeau de l’État, ils ne feraient que déplacer le problème en accroissant la part du PIB consacrée à la santé.

Au moment où le partage des pouvoirs dans la fédération canadienne a été établi en 1867, personne ne pouvait prévoir que les provinces seraient réduites un jour à l’impuissance par le poids excessif des services de santé. Personne à plus forte raison ne pouvait prédire que le fédéral pourrait les étouffer à petite dose. La progression des paiements de transfert en santé n’a-t-elle pas déjà été plafonnée en dessous du taux réel de croissance des soins de santé ? Vive le Québec hôpital !
L'auteur est éditeur de l’Encyclopédie de l’Agora et du portail Homo Vivens

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Jacques Dufresne5 articles

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[DUFRESNE Jacques->http://archives.vigile.net/auteurs/d/dufresnej.html]

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