Les signes de frustration se multiplient au sein de la population devant la difficulté des gouvernements et de leurs experts à reconstruire l'économie sur des bases plus durables.
Lancé dans une relative indifférence il y a plus de trois semaines, le mouvement «Occupons Wall Street» a graduellement attiré l'attention des médias et du public par sa contestation pacifique du système économique et du pouvoir qu'il confère à l'argent. Se disant en partie inspiré par le printemps arabe et le mouvement des «indignés» européens, il s'apprêterait à s'étendre à son tour notamment à plusieurs villes canadiennes où l'on annonce, par exemple, la tenue samedi prochain d'une manifestation «Occupons Montréal». Cette expression, aux États-Unis, de ras-le-bol devant la stagnation des conditions de vie de la majorité de la population et la morosité des perspectives économiques ne va pas non plus sans rappeler un autre mouvement populaire — sinon populiste — aux inspirations idéologiques bien différentes toutefois: le Tea Party.
Les manifestants qui font le siège de Wall Street se voient reprocher de rester bien vagues lorsque vient le temps de traduire leur colère en demandes politiques concrètes et réalistes. «Cette absence de détail n'est pas si importante, estimait dans le New York Times vendredi le chroniqueur de gauche, Paul Krugman. Ce que veulent les manifestants est clair. C'est maintenant aux experts et aux politiciens de faire leur travail et d'y donner forme.»
Le problème est que ces fameux experts semblent encore aujourd'hui avoir un mal fou à s'arracher à leurs vieux modèles d'analyse en dépit de leur spectaculaire échec de la Grande Récession, constatait plutôt cette année le même Paul Krugman lors d'un discours devant l'Eastern Economic Association. De toutes les fautes commises par les économistes ces dernières années, la plus grave, selon lui, n'est pas de ne pas avoir su prédire l'avènement de la crise, ni même seulement nous prévenir de sa menace. C'est d'avoir complètement oublié les leçons apprises à la dure, lors de la Grande Dépression des années 30, sur la meilleure façon de résister à la tempête et d'en sortir le plus vite possible. «Notre profession a offert une pitoyable démonstration d'ignorance qui s'ignore elle-même et de débats acrimonieux sur des problèmes auxquels on avait trouvé des solutions il y a des décennies.»
Cette amnésie collective, ou autoaveuglement, viendrait notamment de l'engouement pour les théories néolibérales des 30 dernières années, mais aussi du goût des économistes pour les théories élégantes et rationnelles, ainsi que des jeux de pouvoir dans les départements universitaires. Le phénomène, constate le Prix Nobel d'économie, a laissé les décideurs publics sans autre recours que leurs propres intuitions et préjugés souvent mal inspirés. «Il nous faudrait un sociologue, ou quelque chose du genre, pour résoudre notre problème», lançait Krugman à ses confrères.
Le penchant prononcé des économistes pour les théories rationnelles et universelles les a amenés, dans les gouvernements et dans leurs universités, à en appeler à des solutions toutes faites, déplorait cet été l'économiste britannique John Kay dans le Financial Times. Pourtant, disait-il, «les sciences économiques ne sont pas une technique à la recherche de problèmes, mais des problèmes en recherche de solutions. Comme ces problèmes varient, leurs solutions devraient inévitablement être éclectiques. Cette pensée pragmatique requiert non seulement de la logique déductive, mais aussi une compréhension du mécanisme de formation des choix, de l'anthropologie, de la psychologie [...] ainsi qu'une observation attentive du comportement des populations, des entreprises et des gouvernements».
Et le gagnant est...
Cet appel à une science économique mieux amarrée à la réalité semble avoir fait son chemin jusqu'au jury du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, plus communément — et commodément — appelé «prix Nobel d'économie». Outre le prix remis à Paul Krugman, en 2008, le jury a récompensé, l'an dernier, trois économistes ayant notamment démontré le rôle de l'État dans la réduction des inefficacités du marché du travail et, l'année d'avant, deux autres experts ayant exploré les limites de la logique de marché, dont — sacrilège! — une politologue, Elinor Ostrom.
Théoriciens des causes et effets en macroéconomie, les deux nouveaux lauréats couronnés hier sont un curieux mélange du vieux et du nouveau. Adepte de la théorie des choix rationnels, l'Américain Thomas Sargent a d'abord contribué à l'avènement des théories qui nous ont amenés là où l'on se trouve aujourd'hui avant d'aider à les critiquer en privilégiant notamment une approche empirique historique. Disant que les faits devaient toujours passer avant la théorie, son compatriote, Christopher Sims, a développé un outil mathématique qui a également beaucoup servi les tenants des théories néolibérales, mais qui plaide aujourd'hui pour des mesures de stimulation économique des gouvernements. «Si j'avais une réponse simple à la crise, ça se serait su dans le monde entier», a-t-il dit hier humblement.
La prochaine étape sera, peut-être, de créer un autre prix Nobel en sociologie, en psychologie, ou dans tout autre de ces domaines que de mauvaises langues qualifient de «sciences molles», mais qui nous font, semble-t-il, aujourd'hui tellement défaut.
Le retour des experts sur le plancher des vaches est une étape essentielle, mais pas suffisante, à la reconstruction d'une économie plus durable. Encore faut-il des dirigeants politiques prêts à mettre leurs préjugés de côté et à écouter ce que ces experts pourraient apprendre sur la meilleure façon de répondre aux attentes des populations. Mais ça, c'est une autre histoire.
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