Ce n'est pas l'amour qui nous unit mais plutôt la frayeur, a écrit un jour l'écrivain argentin Jorge Luis Borges. Ce que Borges ignorait en écrivant ces mots dédiés à sa Buenos Aires natale, c'est qu'ils allaient s'appliquer des décennies plus tard à une Europe en plein désarroi.
Que reste-t-il en effet de la fierté qui unissait tant d'Européens en 1999 dans l'entreprise commune de l'euro? Dans le climat de morosité qui caractérise l'Europe actuelle, c'est bien davantage la peur de la rupture que l'amour inconditionnel qui maintient tant de pays disparates sous le toit commun de l'euro.
La peur peut-elle pour autant constituer le seul ferment d'unité? À trop longtemps la fréquenter, on finit par la banaliser et ce qui paraissait un cauchemar la veille peut devenir le moins mauvais des maux le lendemain. La question est donc posée: l'euro pourrait-il disparaître?
Pour juger de la probabilité d'un tel scénario, on doit se rappeler que l'euro est le fruit d'un grand compromis. L'Allemagne renonçait à sa souveraineté monétaire mais la nouvelle banque centrale commune serait aussi orthodoxe que sa vénérée Bundesbank. Les autres pays obtiendraient en échange de cette rigueur pour eux inédite des taux d'intérêt plus faibles, «made in Germany». Les dettes des uns et des autres ne seraient jamais partagées, pas plus que les impôts.
La frustration actuelle n'est donc pas difficile à comprendre. En découvrant l'imbrication de leurs marchés financiers, les Européens ont subitement découvert que les dettes des uns étaient dans les faits les dettes de tous les autres. Et plus le temps avance, plus ils se rendent compte que l'indépendance budgétaire du pacte originel n'était qu'un leurre. En d'autres termes, ils découvrent que leur union monétaire appelle une forme d'union fiscale qu'ils n'avaient pas prévue.
Dans un monde idéal, des obligations européennes soutenues par des ressources fiscales communes devraient se substituer en partie aux dettes nationales actuelles. Il faudrait cependant pour cela transformer l'Union européenne en une véritable fédération, projet qui serait sans l'ombre d'un doute rejeté, dans l'état actuel des opinions publiques. L'Europe opte donc plutôt pour une forme de mise en tutelle des politiques budgétaires des pays en difficulté, imposant à ceux-ci une austérité que ne supporterait pourtant probablement aucun des pays créanciers.
Cette stratégie qui divise ne convainc personne. Tous savent que l'austérité excessive dans un pays déjà en dépression comme la Grèce ne fait qu'empirer ses problèmes budgétaires. Et les marchés appliquent le même raisonnement à l'Espagne, au Portugal et maintenant à l'Italie. Les résultats sautent aux yeux. Les pays qui croyaient avoir importé des taux d'intérêt faibles avec l'euro se voient affligés de taux d'intérêt prohibitifs alors qu'ils s'enfoncent dans le chômage. La promesse du pacte fondateur à laquelle ils tenaient le plus a été rompue.
À défaut de créer les obligations européennes tant honnies, peut-on au moins demander à la Banque centrale européenne de racheter une part substantielle des obligations grecques, italiennes, espagnoles et portugaises en circulation? N'est-ce pas après tout ce que fait la Réserve Fédérale avec les bons du Trésor aux États-Unis? Ce serait cependant là rompre avec une autre promesse du pacte fondateur, une promesse chère aux Allemands cette fois, celle d'avoir une banque centrale à l'image de la Bundesbank.
On le voit bien, on ne se sortira pas de l'impasse actuelle sans audace. Sans cette audace, le risque d'éclatement de la zone euro est bien réel. Et si cela devait arriver, les paris restent ouverts sur le pays qui fera le premier pas. Beaucoup pensent à la Grèce, d'autres à l'Italie. Mais les plus hardis parient maintenant sur l'Allemagne.
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Martin Coiteux
L'auteur est professeur au service de l'enseignement des affaires internationales à HEC Montréal.
L'euro en péril
Crise de l'euro
Martin Coiteux12 articles
Professeur au service de l'enseignement des affaires internationales à HEC Montréal.
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