Un article publié dans le magazine français Marianne du 5 mai dernier

Québec, le faux paradis des communautarismes religieux

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Chronique de Djemila Benhabib

La France pensait en avoir fini avec le fait religieux. Le voilà qui lui donne à nouveau du fil à retordre... Pour les détracteurs de la laïcité à la française, l'avenir du vivre-ensemble serait à chercher du côté du modèle québécois. L'écrivain et essayiste d'origine algérienne Djemila Benhabib*, qui vit au Québec, décrypte ce pays, où l'Etat semble s'enliser dans la logique des "accommodements raisonnables".

L'école maternelle du quartier Saint-Michel de Montréal ressemble à n'importe quelle école maternelle. Dans cet établissement public, les enfants dessinent, s'appliquent, chahutent leurs camarades, tournicotent sur les petits bancs de bois, apprennent la vie en collectivité, chantent, tapent des mains... Enfin... Tous, sauf exception. En décembre 2011, les parents d'une petite fille scolarisée dans l'établissement - deux musulmans ultrapratiquants - ont exigé de l'administration qu'elle cesse de «contraindre» leur bambine à écouter de la musique ou à chanter, au motif que l'un et l'autre étaient «haram» («impur») dans leur religion.

Exigence délirante ? Requête incongrue ? Vous n'y êtes pas : plutôt que de renvoyer ces «parents-talibans» au respect de la règle commune, la direction de l'école a considéré qu'elle ne voyait aucun problème à doter la jeune élève d'un casque antibruit à chaque fois que ses chastes oreilles pourraient être polluées par la mécréante mélopée d'une comptine pour enfants ou par l'impureté d'un morceau de flûte à bec. Egarement d'une directrice très coulante ? Acrobatie administrative en solo ? Vous n'y êtes - toujours ! - pas : interrogée sur cette décision, la ministre de l'Education de l'époque, Line Beauchamp, déclara qu'elle n'y trouvait rien à redire : «S'il ne brime pas les autres enfants, qu'il vise l'intégration [sic !] et qu'il n'impose pas de compromis sur le plan pédagogique, un accommodement raisonnable peut être toléré», a-t-elle décrété.

La novlangue locale a beau les qualifier de «raisonnables», ces accommodements du quotidien avec les exigences communautaristes les plus folles sont aujourd'hui au centre de vives polémiques au Québec. Cette province francophone d'Amérique, qui compte un peu plus de 8 millions d'habitants, se trouve aujourd'hui à un carrefour politique et culturel né de sa double tradition : républicaine et soucieuse du devenir de la nation, d'une part, et multiculturaliste et façonnée par l'équilibre entre les communautés, d'autre part. Assujetti au Canada - pour qui la reine d'Angleterre et la religion sont deux intouchables -, le Québec a néanmoins connu un processus de laïcisation sans précédent en Amérique du Nord sous l'impulsion de la révolution tranquille, dans les années 60. Bien entendu, à cette époque-là, la réflexion portait exclusivement sur la religion catholique, ô combien pesante et puissante.

C'est en 1985 que la notion d'accommodement raisonnable a vu le jour. La Cour suprême du Canada - le plus haut tribunal du pays - statuait sur le cas de la salariée d'un magasin de vente au détail qui, après quelques années de bons et loyaux services, avait adhéré à l'Eglise adventiste du septième jour, et demandé dans la foulée à son employeur qu'il l'exemptât désormais de travail le jour du shabbat, comme le prescrivait sa nouvelle religion. Son patron avait obtempéré, mais en requalifiant au passage son statut d'«employée à plein temps» en «employée occasionnelle». C'est alors que la récente convertie avait porté plainte, se disant victime d'une discrimination fondée sur ses croyances. Au terme d'une procédure juridique de sept ans, la Cour suprême lui donna raison. La notion d'accommodement raisonnable était née.

Mais c'est surtout au début des années 2000 que les dérogations au motif du religieux se sont multipliées, semant l'incompréhension, voire le ras-le-bol, dans une grande partie de la population. En 2002, un différend célèbre oppose par exemple un élève sikh, Gurbaj Singh Multani (voir photo ci-contre), âgé de 12 ans, à son école publique montréalaise. L'objet du litige : le port du kirpan - un poignard considéré comme un symbole religieux par les tenants de l'orthodoxie sikhe - à l'école. Le conseil d'établissement s'y oppose au motif que le port du kirpan contrevient au règlement de l'école - qui interdit le port d'armes. Multani et ses parents protestent. S'ouvre alors une saga judiciaire qui ne prendra fin qu'en 2006 avec une décision unanime du plus haut tribunal du pays... en faveur de l'élève.

Les juges ont estimé que l'interdiction absolue n'était ni logique ni raisonnable. «La prohibition totale de porter le kirpan à l'école dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d'autres. Prendre une mesure d'accommodement en faveur de G. et lui permettre de porter son kirpan sous réserve de certaines conditions démontre l'importance que notre société accorde à la protection de la liberté de religion et au respect des minorités qui la composent», lit-on dans la décision. Conclusion ? Il est désormais permis aux élèves de porter le kirpan ainsi que d'autres signes religieux - les autres sont généralement moins tranchants - dans les écoles publiques canadiennes et québécoises. Par ailleurs, ce même objet sikh est interdit pour des raisons de sécurité à l'Assemblée nationale du Québec, dans les aéroports, dans les avions ainsi que dans tous les édifices de l'ONU à New York comme à Genève. Mais dans les cours de récré, donc, c'est permis ! Drôle de morale de l'histoire...

La compromission, jusqu'où ? Face à la gronde grandissante de la population, le gouvernement du Québéc décide, en 2007, de confier un mandat à une commission - la commission Bouchard-Taylor, du nom de ses deux coprésidents - pour faire le point sur la question des accommodements, qui cristallisent déjà le désarroi de beaucoup de Québécois. Un an plus tard, le rapport préconise d'ouvrir tous azimuts les institutions au fait religieux des minorités visibles. L'Etat doit adopter sans plus tarder la «laïcité ouverte» et normaliser la pratique des «accommodements». Bien sûr, ces conclusions font beaucoup parler, d'autant plus que le philosophe Charles Taylor (coprésident) n'est pas un inconnu au Canada : en 2004, lorsqu'avait germé l'idée d'instaurer des tribunaux islamiques en Ontario (abandonnée un an plus tard), il en avait été un ardent défenseur. Etait-il le personnage le mieux adapté pour une mission sur les accommodements raisonnables ?

Auprès de la population, en tout cas, la doctrine de l'ouverture à tous crins ne passe pas - selon un sondage (1), 73 % des Québécois pensent que les accommodements religieux nuisent au bon fonctionnement des institutions publiques. Les voilà méfiants, comptabilisant les reculs un à un et laissant éclater leur colère à l'occasion. Les plus lucides parmi eux ont compris l'enjeu. C'est l'héritage de la révolution tranquille qui se joue. Pour faire passer la pilule des accommodements, il faut mettre sur la touche, voire liquider, cinquante ans de combat pour la laïcité. Tariq Ramadan frétille, jubile et saute dans le débat, y allant d'une déclaration des plus arrogantes : «Le problème du Québec, c'est que vous êtes colonisés par la France et que vous ne résistez pas assez aux idées des salons parisiens» (2). Et paf, la France des Lumières est clouée au pilori ! La laïcité sortie du ventre de la Révolution devient un épouvantail de salon. En matière d'égalité entre les femmes et les hommes, les réflexes des institutions étatiques se sont émoussés, le système éducatif a été mis à mal, la neutralité des institutions publiques s'est considérablement érodée et la protection des enfants issus de communautés culturelles se trouve contrariée.

Dans une recommandation écrite datant de 2007, classée comme «fiche culturelle», le service de police de la Ville de Montréal conseille par exemple à ses policières de faire appel à leurs collègues de patrouille de sexe masculin lors d'interventions dans la communauté juive hassidique. «Votre rôle, en tant que professionnelle, est de faciliter l'échange avec votre interlocuteur. Dans certains cas, cela pourrait signifier de faire intervenir votre collègue masculin pour faciliter la discussion et la prestation de service», suggère le bulletin informatif mensuel des policiers. C'est à peine si on ne demande pas aux policières de retourner à leurs fourneaux ! Quelle insulte !

Bien sûr, ce qui est vrai dans le public l'est encore plus dans le privé : en 2009, des membres de la communauté juive hassidique formulent une demande de la même nature en direction de la Société de l'assurance automobile du Québec. L'évaluateur de l'examen pratique de conduite automobile doit être du même sexe que le candidat à l'examen. En d'autres mots, les femmes évaluatrices ne sont plus les bienvenues !

Mais l'accommodement qui a fait couler le plus d'encre récemment concerne Zunera Ishaq, une résidente de l'Ontario. Cette citoyenne pakistanaise, âgée de 29 ans, a remporté non pas une, mais trois victoires juridiques contre le gouvernement canadien... avant même d'être citoyenne. L'affaire est simple : arrivée au Canada en 2008, Zunera Ishaq contestait un décret ministériel qui imposait aux femmes de se présenter à visage découvert à la cérémonie d'assermentation pour l'obtention de la citoyenneté. Face à l'offensive de la jeune Pakistanaise, le décret ministériel a été invalidé. C'est finalement le 9 octobre 2015 qu'Ishaq est devenue canadienne... le visage couvert, son mari à ses côtés, vêtu d'un costume gris rayé et filmant la scène. Victoire symbolique typique du «djihad juridique» dans lequel se sont lancés les islamistes - «Nous vous dominerons au moyen de vos lois !» avait déclaré, en Allemagne, un sordide imam...

Au Québec, l'essor du voile intégral a lieu également dans les crèches privées. En novembre 2013, une photo prise dans la rue à Montréal de deux éducatrices en burqa, les mains entièrement recouvertes de gants noirs, accompagnant six gamins, a fait le tour de la Toile. Surtout, n'allez pas croire que cette crèche est destinée à un public exclusivement musulman ! Et alors, quoi ? «Les éducatrices sont formidables, pleines d'amour, intelligentes, bien éduquées, et c'est ce qui m'importe pour ma fille», a fait valoir une mère (3), avec ce mélange de naïveté et de bons sentiments qui tient lieu aujourd'hui de morale et de sens politique chez certains. Quant au symbole du voile intégral, sa revendication... passez votre chemin !

Lorsque arrive au pouvoir le Parti québécois, en 2012, avec son projet de charte des valeurs très en pointe sur la laïcité, le terrain est miné et les obstacles, nombreux. Pourtant, une majorité de Québécois y adhèrent. La disposition la plus populaire du projet de loi vise l'interdiction du port des signes religieux aux fonctionnaires. C'est également la plus controversée ! Sondage après sondage, les appuis à cette charte ne fléchissent pas, et ce malgré le matraquage d'une presse qui vise à faire passer cette charte pour foncièrement raciste. Ceux qui affichent le plus d'hostilité sont les anglophones et les allophones. Le Québec, qui n'a aucun passé colonial, rappelons-le, s'attire pourtant les mêmes rancunes à son endroit que la France du simple fait qu'il se revendique de la laïcité. Cette fois-ci, la ritournelle de l'islamophobie est bien rodée et le front antilaïque, bien qu'hétéroclite, avance tel un bulldozer. Une désastreuse campagne électorale a fini par évincer du pouvoir le Parti québécois, deux années plus tard. Le projet de la charte est vite abandonné. L'ambiguïté et les incertitudes s'installent aussitôt.

PRIS ENTRE DEUX FEUX, L'ETAT RESTE PRISONNIER DE SON AMBIGUÏTÉ ET SOUS LA MENACE CONSTANTE DE PUISSANTS LOBBIES POLITICO-RELIGIEUX.

En l'absence de règles générales clairement établies, la société québécoise fonctionne au cas par cas. Comme les zones grises sont nombreuses, le Québec est toujours à la veille d'une «crise» provoquée tantôt par la décision d'un juge, tantôt par celle d'un directeur d'école. Faute d'une règle juridique incontestable, c'est-à-dire d'un énoncé de principe constitutionnel pour enchâsser la laïcité dans la charte québécoise des droits et libertés, l'Etat reste pris entre deux feux, prisonnier de son ambiguïté et sous la menace constante de puissants lobbies politico-religieux organisés.
Hélas, le nouveau Premier ministre canadien, Justin Trudeau, n'y voit que du feu. Ce dernier n'a, par exemple, que de bons mots pour le voile intégral. D'ailleurs, au Canada, il est également possible de glisser son bulletin de vote dans l'urne le visage couvert ! Prenant cette mesure à la lettre, lors des élections fédérales du 22 octobre dernier, nombre de Québécois sont allés voter déguisés, par provocation. Certains avaient même le visage camouflé par un sac de pommes de terre, par un masque de clown, de Batman, un casque de ski ou une cagoule. C'était presque Halloween !

Pris à son propre piège, l'Etat s'est enlisé dans la logique des particularismes religieux. Mais comment distinguer une religion de l'intégrisme religieux, d'une secte ou encore d'une croyance marginale ? C'est là le principal reproche à l'égard des accommodements qu'a formulé l'ancienne juge de la Cour suprême, Claire L'Heureux-Dubé. Une fois à la retraite, cette inconditionnelle de la laïcité et de l'égalité a estimé que «les raisonnements juridiques ont ouvert la porte à des accommodements déraisonnables» (4). Comme le seul critère subjectif de la «sincérité de la foi» atteste du bien-fondé de toute demande, les employeurs et institutions sont poussés fatalement à l'accommodement. Or, les demandes d'accomodements sont un puits sans fond. Chaque pouce de terrain que l'Etat cède sert de base à de nouvelles demandes. A ce jeu-là, les islamistes raflent la mise. Qu'à cela ne tienne, le Québec accouchera bientôt d'une loi contre «les discours haineux» et la radicalisation. Pas dans le sens que vous imaginez, cependant : le gouvernement libéral de Philipe Couillard veut mater les «islamophobes». Voilà le cadeau qu'il s'apprête à faire aux islamistes et à leurs idiots utiles en faisant adopter une loi liberticide pour restreindre drastiquement la liberté d'expression. A un moment où la société a le plus besoin de comprendre la nature de ce mal planétaire qui endeuille l'humanité, le gouvernement fait tout pour verrouiller le débat. Le Québec - mon Québec ! - n'est pas au bout de ses peines.

Quelle relation existe-t-il entre les crises d'asthme et le voile islamique ? A priori, les deux sujets n'ont pas grand-chose à voir l'un avec l'autre, sauf que le gouvernement canadien, par le biais de son ministère de la Santé, a décidé d'établir une corrélation directe entre les deux. Dans une campagne publicitaire destinée à nous sensibiliser contre l'infection chronique, le ministère de la Santé a choisi comme effigie une jeune femme emmitouflée dans une abaya noire, les yeux délicatement maquillés. Ce qui a déclenché, au Québec, moult réactions, dont certaines furent virulentes. Sans surprise sur la page Facebook du ministère de la Santé, les commentaires abondent. Ghislaine Brouillette, retraitée vivant à Montréal, écrit : «Je trouve honteux cette publicité affichant une personne soumise à une religion qui ne lui permet pas de s'intégrer à sa société d'accueil. Vous soulignez les causes des crises d'asthme, je vous en communique une autre : le stress de la dictature religieuse.» Hélène Fonseca, quant à elle, fait remarquer que la photo controversée se trouve sur le site de Canstock sous le titre «Saoudi Arabian Woman Using Inhaler». Le Canada, qui communie à l'autel du multiculturalisme, aurait-il délibérément choisi pour sa publicité la photo d'une femme voilée destinée à un public saoudien ? La question se pose. Mais personne au gouvernement n'est là pour clarifier la situation. L'attitude des grands médias, restés silencieux dans la plupart des cas, est de nous faire croire que la neutralité de l'Etat n'est qu'un petit drame d'opérette sans importance mettant en scène les plus surexcités d'entre nous.

* Dernier ouvrage paru : Après Charlie. Laïques de tous les pays, mobilisez-vous !, 2016, éd. H&O.
(1) Sondage réalisé pour le Secrétariat aux Institutions démocratiques et à la participation citoyenne de Québec, en avril 2013.
(2) Nathalie Petrowski, «Tariq le terrible», la Presse, 10 novembre 2009.
(3) Citée dans ICI Radio-Canada, 20 novembre 2013.
(4) Citée dans le Devoir, 9 novembre 2007.


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