Repenser le Barreau du Québec ?

Chronique de Louis Lapointe



La séparation des pouvoirs est un riche héritage que nous devons sauvegarder. Le devoir de réserve en est un précieux corollaire: si les juges ne peuvent pas critiquer les décisions de l'exécutif, les représentants de celui-ci ne peuvent pas non plus critiquer les décisions des tribunaux. Dans cette perspective, on comprend la colère de la juge Otis (Le Devoir, vendredi 13 juillet 2007) qui, confrontée à un système où seuls les plus riches peuvent débattre allègrement de leurs litiges devant la cour, ne peut le critiquer ouvertement puisque sa réforme relève d'un autre pouvoir que le sien.
Pourtant, elle a raison. De moins en moins de citoyens ont les moyens de se payer cette justice, qui est surtout une affaire d'avocats. On aimerait voir plus de juges faire preuve d'autant d'ouverture et de générosité que la juge Otis, mais ce n'est pas leur rôle, c'est celui du Barreau!
Si le Barreau du Québec occupe toute la place publique en matière de justice, c'est qu'il a accaparé ce pouvoir de représentation au fil des années en raison de son devoir de protéger le public. Cette fonction du Barreau serait aussi fondamentale que celle de défendre les intérêts de ses membres, les avocats.
Comment peut-on à la fois défendre le loup et l'agneau alors qu'on est soi-même un loup? Forcément, un jour ou l'autre, le naturel revient au galop et lorsqu'il y a un conflit entre les droits du public et ceux des avocats, ce sont ceux des avocats qui ont préséance, particulièrement ceux des plus riches qui travaillent dans les plus grands cabinets, justement ceux qui représentent les plus grandes entreprises que dénonce la juge Otis en raison de leurs litiges qui monopolisent une grande partie du temps des débats devant la cour.
En un mot, la situation que dénonce la juge Otis est en grande partie le fait d'un Barreau négligent qui ne représente pas adéquatement le public et la grande majorité de ses membres, qui n'ont pas tous de gros clients influents et fortunés. Le Barreau ne serait-il tout simplement pas en conflit d'intérêt dans l'exercice de ses responsabilités les plus fondamentales? Sa structure organisationnelle actuelle en serait non seulement une preuve patente, mais également la cause première.
Alors que l'une des principales missions du Barreau est de protéger le public, paradoxalement, personne dans l'organigramme du Barreau n'a la responsabilité de représenter le public auprès de la direction et du bâtonnier. Il existe bien un service aux membres, mais pas de service à la clientèle, pas d'ombudsman du Barreau.
Par ailleurs, il n'existe pas non plus au Barreau du Québec de fonction de coordination des services professionnels pour veiller aux intérêts professionnels des membres. Contrairement à la majorité des établissements du Québec qui ont des fonctions publiques, comme les universités et les hôpitaux, le Barreau du Québec n'a pas de direction des services professionnels, pas plus qu'il n'a de direction des services à la clientèle.
La raison de tout cela est fort simple. Le Barreau est plus une organisation politique que professionnelle. Le pouvoir qui y règne est entre les mains des plus influents membres de la profession, qui proviennent majoritairement des grands cabinets d'avocats de Montréal, ceux-là mêmes que dénonce la juge Otis à mots couverts. Que ce soit au sein des comités du Barreau ou à la plus haute fonction de bâtonnier du Québec, ces charges politiques sont dans la plupart des cas occupées par des représentants des grands cabinets, car le pouvoir est là!
Une façon de rééquilibrer les choses serait de doter le Barreau d'une administration ayant un plus grand poids professionnel. Ainsi, la coordination de l'ensemble des fonctions professionnelles du Barreau que sont, entre autres, la formation permanente, la formation professionnelle, l'inspection professionnelle, le bureau du syndic et le service aux membres devrait être sous l'égide d'une direction des services professionnels. Ces fonctions relèvent présentement directement de la direction générale du Barreau. Or, cette direction n'a pas et n'a jamais eu toute la distance voulue pour coordonner ces dossiers puisque, d'année en année, le directeur général doit s'ajuster politiquement aux exigences des nouveaux bâtonniers, dont le mandat est d'une année de calendrier.
Plus fondamentalement, s'il veut représenter le public adéquatement, le Barreau doit également créer une direction des services à la clientèle qui aurait pour mandat de représenter le public auprès de toutes les instances du Barreau, une fonction indépendante dont le titulaire pourrait contredire les positions officielles du Barreau lorsque c'est dans l'intérêt du public. Un véritable représentant des justiciables au sein de l'organisation, qui pourrait remettre en question les mécanismes d'indemnisation des victimes d'avocats incompétents ou véreux que sont le fonds d'indemnisation et le fonds d'assurance responsabilité professionnelle. Quelqu'un qui aurait le droit de critiquer le bureau du syndic ou le service d'inspection professionnelle lorsqu'il y a complaisance dans le traitement du dossier de certains avocats. Par ailleurs, pour des raisons bien évidentes, cette direction devrait jouir de son propre service de recherche, indépendant de celui du Barreau et du bâtonnier.
De tels changements au sein du Barreau auraient pour effet de rééquilibrer le pouvoir des forces en présence entre les comités, les professionnels et le public, et de redorer l'image du Barreau auprès du public. Cela sera-t-il suffisant pour raviver la confiance du public envers ses avocats? Il y a en effet de plus en plus de justiciables qui sont convaincus que la réforme du Barreau devrait être encore plus radicale et conduire à une scission pure et simple de l'organisme par l'abolition du Barreau qu'on connaît actuellement; celui-ci serait remplacé par deux organismes distincts, soit un ordre professionnel responsable de policer les avocats et de veiller aux intérêts du public, et une association professionnelle des avocats responsable de défendre ses membres.
Si le Barreau ne trouve pas le courage et l'audace de se réformer lui-même, il risque d'être confronté un jour ou l'autre à l'inévitable scission que lui imposera le gouvernement à la suite des pressions grandissantes qu'exercera le public.
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Louis Lapointe, Directeur de l'École du Barreau du Québec, 1995-2001

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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