Les premiers résultats du sondage de Léger Marketing sur le racisme des Québécois, dévoilés hier, ont fait sursauter: 59 % des Québécois se disent racistes. Des chiffres en apparence ahurissants que le premier ministre Jean Charest s'est empressé de nuancer, jugeant plutôt que le Québec forme «une société qui est fière de sa diversité». Plusieurs estiment du même coup que cette étude ne rend pas compte du phénomène du racisme et qu'elle ne favorise en rien un véritable débat de fond sur les relations interculturelles.
Dans un geste qui se voulait aussi un appel au calme, le premier ministre a rapidement réagi au sondage Léger Marketing en faisant valoir hier que «les Québécois ne sont pas des racistes. Je vois le contraire. Je vois une société qui est fière de sa diversité, fière du fait que nous avons ces courants de culture qui sont présents dans une société à majorité francophone».
Selon lui, «il ne faut pas confondre les questions», mêler le racisme, une certaine incompréhension et des interrogations. «Qu'on se questionne sur l'autre, qu’on puisse avoir des inquiétudes sur cette question de la diversité, c’est une chose. Mais d’aller au point de dire qu’on est raciste, non. Ce n’est pas du tout le cas au Québec», a-t-il tranché.
L’étude, effectuée dans la foulée des débats sur les accommodements raisonnables et réalisée pour le compte de TVA, du Journal de Montréal et du 98,5 FM, confirmerait toutefois le contraire. Elle révèle en effet que 16 % des Québécois se disent «fortement» ou «moyennement» racistes et que 43 % se disent «faiblement» racistes. Et parmi les diverses communautés culturelles, les Arabes et les Juifs auraient la plus «mauvaise réputation».
À l’instar de M. Charest, les experts consultés par Le Devoir ont eux aussi tenu à nuancer les conclusions avancées par l’étude, critiquant la méthodologie utilisée, mais surtout le risque d’exacerber les tensions sociales que représente ce type de document. De plus, ce véritable pavé dans la marre n’aiderait en rien à saisir davantage la complexité des relations interculturelles.
Spécialiste des questions de racisme et auteure d’un «lexique du racisme» réalisé pour le compte de l’UNESCO, Micheline Labelle s’en prend surtout à l’utilisation, selon elle abusive, du mot «raciste», un terme qui possède de multiples significations, qui diffèrent selon les personnes. «Le premier défaut de cette enquête, c’est que pour que les gens se situent, il aurait fallu leur donner une interprétation de ce que signifie le racisme», explique-t-elle.
«La définition du racisme est très problématique, il y a plusieurs formes ou manifestations, plusieurs niveaux de gravité, etc. Et on ne peut pas jouer impunément avec toutes ces définitions», ajoute-t-elle. «Vous, personnellement, à quel point vous considérez-vous raciste?», a simplement demandé Léger Marketing aux sondés. C’est à partir des réponses données à cette question que l’étude conclut que 59 % des Québécois se disent racistes.
Même son de cloche du côté de Claire Durand, spécialiste en méthodologie des sondages et professeure à l’Université de Montréal. «C’est bizarre de demander ouvertement aux gens s’ils se disent racistes. Ce n’est pas une façon de savoir si les gens sont racistes en le leur demandant directement. Il faut plutôt aller chercher la réponse à travers plusieurs autres questions.» Elle juge en outre que le simple fait que les sondages utilisés ont été menés sur Internet discrédite l’étude, ajoutant qu’«il ne s’agit pas d’un échantillon représentatif de la population, même si les résultats sont pondérés».
En clair, «dire que 60 % des Québécois sont racistes, c’est faux. Il y a 16 % des Québécois qui sont racistes», affirme Mme Durand. «Les gens sont honnêtes. Ils admettent donc qu’ils sont un peu racistes et c’est ce que donnent les résultats de l’enquête, soutient-elle, précisant que c’est ce qui explique que 43 % des répondants se disent «faiblement» racistes.
Le moment où a été réalisée l’étude pourrait aussi avoir pesé dans la balance. «Je crois que ce sondage a été très bien préparé par la campagne médiatique autour des accommodements raisonnables, ajoute Maryse Potvin, professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM et spécialiste en relations ethniques. Ça a bien préparé l’opinion publique, très variable, en plus d’induire une certaine tendance chez le public. Je pense que dans un autre contexte, les résultats auraient été complètement différents.»
Les réponses obtenues ne signifient donc pas nécessairement que le racisme soit omniprésent au Québec. «Les sondés pourraient interpréter leur refus de certains accommodements raisonnables comme un exemple de racisme, ce qui n’a pas de sens. Il y a une confusion des problématiques qui laisse cours à l’interprétation et c’est dangereux sur le plan politique», croit Mme Labelle.
En effet, elle soutient que «ce genre de conclusion peut être une source de tensions sociales et de conflits politiques. Ici, on alimente une opinion défavorable, avec en toile de fond la question des accommodements raisonnables». «Et parce que cette question du racisme a été exacerbée dans le contexte de l’après 11-Septembre, il faut être d’autant plus prudent avec cela, parce qu’il peut y avoir des implications politiques graves. Pourtant, le sondage n’est pas prudent du tout», poursuit Mme Labelle.
Si cette dernière considère que le racisme est effectivement bien présent au Québec, elle craint surtout que certains progrès puissent être mis à mal par une telle étude. «Le gouvernement du Québec a lancé à l’automne un document de consultation politique de lutte contre le racisme. Ce n’est pas le moment [de publier ce genre d’étude], alors qu’on s’apprête, pour la première fois, à mettre en place une politique publique de lutte contre le racisme, explique Micheline Labelle. Je pense que ça risque de bloquer le débat au lieu de le favoriser. Et le résultat risque d’être une perception négative des Québécois face à eux-mêmes. On pourrait aussi être moins bien perçus à l’extérieur de la province.» «Ils ont eu leur scoop, mais ont-ils aidé à lutter contre le racisme?J’en doute», déplore-t-elle.
Un avis partagé par Maryse Potvin, qui croit que le plus grand risque est l’«ouverture à la banalisation de l’expression de préjugés». «Avec ce sondage, on a pris le prétexte de la question des accommodements raisonnables, qui est un concept juridique balisé, pour y amalgamer un ensemble de facteurs, dit-elle. On a jeté de l’huile sur le feu sans faire d’éducation populaire. Les médias, dans ce contexte, suscitent des dérapages qui ont un effet sur la cohésion sociale. Et est-ce qu’on en apprend plus sur le racisme, les accommodements raisonnables, l’immigration ou encore les rapports entre les différentes communautés? La réponse est non».
«Maintenant, le débat va porter sur des questions qui ne favorisent pas le rapprochement et lacompréhension. On va seulement se demander si nous sommes racistes ou non. Je ne pense pas que ça aide à la compréhension entre les cultures», conclut Gaby Hsab, professeur au département de communication sociale et publique de l’UQAM, spécialiste en images et représentation de l’immigration. Il n’a pas été possible hier de parler à Jean-Marc Léger, qui a coordonné l’étude, pour obtenir ses commentaires.
Dumont attaque
L’étude de Léger Marketing a été en partie publiée le jour même où le chef de l’Action démocratique du Québec (ADQ), Mario Dumont, a choisi de prendre part à cet épineux débat. Il invite ainsi la population québécoise à surmonter son «vieux réflexe de minoritaire» et à cesser de courber l’échine face aux communautés culturelles.
Dans une lettre adressée à «tous les Québécois», le chef de l’ADQ juge que le «silence» et «l’aplaventrisme» ne peuvent tenir lieu de politique d’intégration et propose que le Québec se dote de sa propre constitution afin d’y enchâsser ses «valeurs communes». «Ce geste fort et solennel permettrait à tous les Québécois de dire, dans un geste commun et rassembleur, qui nous sommes. Cela permettrait aussi aux autres nations de par le monde de saisir clairement la véritable nature de l’identité québécoise», écrit-il.
Inspirées «de notre tradition religieuse», les valeurs que partage la majorité des Québécois sont «l’égalité entre les individus, la liberté d’expression, la justice, le respect, la solidarité, la paix et [l’]attachement fondamental envers la démocratie», mentionne M. Dumont. Aux yeux du leader adéquiste, les cas récents d’accommodements controversés consentis aux minorités démontrent à quel point les Québécois de vieille souche ont tendance à «s’effacer» au lieu de défendre leurs valeurs.
«Quand on analyse les décisions prises par des dirigeants d’organisations publiques dans le dossier des accommodements raisonnables, cette tendance à s’effacer collectivement, qui est issue de ce vieux réflexe de minoritaire, n’est jamais bien loin», souligne-t-il. «Les propos de Jean Charest et d’André Boisclair sur ce sujet et leurs appels à la prudence cachaient mal leurs intentions claires de ne pas se mouiller dans ce dossier. Pourtant, n’est-ce pas là l’essence même de la fonction d’un dirigeant politique que de défendre et de promouvoir les valeurs de notre société?», lance le chef de l’ADQ.
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Avec la Presse canadienne
Tempête «identitaire» au Québec
Charest affirme que «les Québécois ne sont pas racistes», Dumont rejette le «vieux réflexe minoritaire»
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