[Premier de deux textes->4073]
En janvier 2005, dans une lettre publiée dans le journal Le Devoir et qui portait sur la création de tribunaux islamiques en Ontario, tel que le proposait alors le rapport Boyd, j'écrivais que «depuis quelques années, l'État, les organismes publics, les défenseurs des droits et libertés, les intellectuels et les politiciens ont laissé pratiquement toute la place aux tribunaux pour décider seuls de l'étendue, des limites et même de l'existence de certains de nos droits et de certaines de nos libertés les plus fondamentaux» («La Charia ou les tribunaux islamiques - L'État québécois doit se prononcer. Et clairement contre!», Le Devoir, 12 janvier 2005).
Je soulignais que ce comportement n'était «pas sain, aussi compétents que soient nos tribunaux». Et j'ajoutais qu'«il est absolument essentiel que tous les acteurs, et particulièrement l'État québécois, interviennent et participent activement à ces débats qui ne peuvent faire autrement que de déboucher dans certains cas sur des changements individuels et collectifs profonds dans nos façons d'être, de penser et de vivre, que ces débats s'appellent: le port du kirpan, du turban, de la kippa, du voile et même de la burqa, l'excision et l'infibulation, l'érouv, la souccah, le refus de la transfusion sanguine, le refus, à l'urgence ou même à la salle d'opération, qu'un médecin de sexe masculin examine, soigne ou opère une femme musulmane».
Au moment d'écrire ces lignes, j'étais loin de me douter que les événements justifieraient aussi rapidement et aussi pleinement l'intervention de l'État.
J'étais également loin de penser que cette absence d'indications et d'interventions claires de la part de l'État ferait en sorte que plusieurs organismes publics confrontés à des situations nouvelles se sentiraient moralement, si ce n'est juridiquement, obligés de prendre des décisions fondées sur la nécessité alléguée de concevoir et de proposer un ou des accommodements dits raisonnables.
Situations mal gérées
Pour mémoire, rappelons quelques cas qui, d'une façon ou d'une autre, ont fait la manchette dans un passé récent: le port du voile à l'école, la souccah, l'érouv, les écoles rabbiniques, le port du kirpan, le port du turban sikh, au lieu du casque de sécurité, au port de Montréal et les subventions à des écoles réservées exclusivement à des élèves d'obédience juive.
De nombreux autres cas sont survenus plus récemment: les fenêtres givrées du YMCA du Parc en raison de la présence de jeunes hassidiques dans la cour de la synagogue voisine; la recommandation écrite du Service de police de la ville de Montréal à ses policières de faire appel à leurs collègues de patrouille de sexe masculin si des juifs hassidiques ne voulaient parler qu'à des policiers masculins; les segments d'horaire de bains publics à la Ville de Montréal, modifiés pour devenir exclusivement féminins à certaines heures, dans le but d'«accommoder [sic] les baigneuses musulmanes»; ou encore l'interdiction de la présence des maris lors de cours prénatals en raison de la présence de femmes musulmanes, au CLSC de Parc-Extension; et, finalement, les lieux de prières et l'utilisation des salles de bain comme lave-pieds à l'École de technologie supérieure.
Dans les derniers jours, deux nouveaux cas ont fait la manchette: le premier est celui de la dispense donnée à quelques élèves musulmans, pour des motifs religieux, de jouer de la flûte à bec dans un cours de musique. Le second est celui de la ville d'Outremont qui, dans le but de satisfaire les juifs se rendant à la synagogue le jour du sabbat, a décidé de superposer aux panneaux interdisant le stationnement des automobiles dans le voisinage de la synagogue, des panneaux le permettant.
Or, dans la grande majorité des cas rapportés par les médias, les actions entreprises par les organismes publics impliqués l'ont été dans le but, bien intentionné, de répondre à des problématiques réelles qui n'avaient cependant rien à voir avec la mise en oeuvre d'une ou de plusieurs dispositions de la Charte des droits et libertés. Elles n'avaient rien à voir non plus avec la règle créée par la Cour suprême du Canada, obligeant les personnes se trouvant dans certaines situations de discrimination à rechercher et à mettre en oeuvre ce que l'on appelle un «accommodement raisonnable».
De toute évidence, ces actions ont été faites de bonne foi à l'occasion de situations mal comprises ou mal gérées et qui représentaient autant de cas où foisonnaient les risques de dérapages et d'affrontements sous-jacents.
Heureusement, rapidement portées à la connaissance du public, ces actions ont provoqué des réactions importantes qui ont permis d'en limiter les effets. Si cela n'avait pas été le cas, ces actions auraient pu avoir dans l'avenir une portée considérable, tant sur les droits des quelques personnes impliquées que sur ceux de l'ensemble des citoyens. Elles auraient en effet créé ce que les juristes qualifient de «précédents» applicables dès lors, dans l'esprit des gens, en toute autre situation identique ou semblable, même si, en droit, le «précédent» ne peut découler que d'une décision d'un tribunal.
Discrimination selon la loi?
Certains prétendent que chacun des cas d'accommodement décidés par les tribunaux est personnel et individuel et qu'il ne crée pas de droits pour les autres personnes du même groupe, dans le cas du kirpan, par exemple. Mais on sait pourtant que cela devient une ligne de conduite à suivre intégralement à l'égard de toute personne qui s'en réclame, au risque de se retrouver devant un tribunal.
La multiplication accélérée de ces faux remèdes est une indication très claire que la situation n'est plus maîtrisée. Cela risque d'augmenter encore plus la confusion dans la population en général et, particulièrement, chez les organismes publics confrontés à ces situations.
Il est navrant de constater que les cafouillages les plus récents, ont été commis par les personnes normalement les mieux informées sur ces questions: une juge, en Ontario, qui fait enlever l'arbre de Noël placé dans l'entrée du Palais de justice pour ne pas blesser les non-chrétiens s'y présentant, les chefs de partis du gouvernement et de l'opposition officielle à l'Assemblée nationale qui rivalisent d'astuces pour ne pas souhaiter un «Joyeux Noël» aux citoyens, pour les mêmes raisons.
Mais il y a un autre cafouillage, plus grave encore que celui de l'application de l'accommodement raisonnable à des situations ne comptant pourtant aucun aspect discriminatoire. Dans ces autres cas, il y aurait soit violation du droit à la liberté de religion, soit discrimination, selon la charte. La discrimination proviendrait non pas d'une action individuelle mais plutôt de la mise en oeuvre de règles ou de lois que la société québécoise s'est données et qu'elle continue à se donner au fil du temps.
Dans tous ces cas, alors que les actions de l'État ou des organismes qui en dépendent se font exclusivement dans l'espace public, elles atteindraient les personnes, individuellement, dans leurs croyances, leurs convictions ou leurs pratiques religieuses.
Le dernier exemple bien connu est celui du port du kirpan à l'école. La Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys avait adopté un règlement interne, commun à toutes ses écoles, portant entre autres choses sur la sécurité et qui y interdisait les armes blanches. On connaît la suite. Un étudiant sikh a laisé échapper son kirpan dans la cour de l'école. On lui a défendu de venir à l'école avec son kirpan, même s'il était inséré dans un écrin scellé. L'enfant et ses parents ont porté la cause devant les tribunaux. La Cour suprême du Canada leur a donné raison en décidant qu'au-delà d'être une arme blanche, le kirpan était un symbole religieux auquel l'enfant croyait sincèrement et qu'en lui en interdisant le port à l'école, il y avait atteinte à sa liberté de religion, donc discrimination. L'autorisation du port du kirpan dans un écrin scellé constituait pour la Cour suprême du Canada un accommodement raisonnable n'imposant pas à la Commission scolaire un trop lourd fardeau.
Ces énormes cafouillages sociétaux doivent cesser. Une solution doit être trouvée.
Ne reste que l'État
Il convient donc de se demander à qui nous allons confier la responsabilité de cette tâche? Autrement dit, qui peut nous sortir de ce piège considérable dans lequel nous nous enfonçons comme si nous étions dans des sables mouvants et qu'il n'y avait rien à faire d'autre que d'attendre inexorablement la fin?
La réponse va de soi. Nous sommes devant des choix de société. Et les cas cités plus haut nous ont appris que nous ne pouvons pas demander à de simples individus ni même à des organismes souvent dépourvus de moyens adéquats d'assumer une telle responsabilité. D'ailleurs, l'accepteraient-ils que nous serions vite placés devant un énorme cafouillis de contradictions et d'erreurs grossières.
Doit-on s'en remettre aux seuls tribunaux? La réponse semble évidente. C'est le mauvais choix que nous avons fait jusqu'à présent. Nous nous devons d'en sortir, sans pour autant nier le rôle important que les tribunaux peuvent jouer dans certains cas.
Reste donc l'État. Lui seul peut et doit se charger d'aborder directement et franchement ces problèmes. Lui seul a la légitimité politique nécessaire pour imposer une solution.
Paul Bégin, Ancien ministre de la Justice et procureur général du Québec dans le gouvernement du Parti québécois et Prix Condorcet 2005,
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- [Demain: L'État et la laïcité->4073]
Accommodements raisonnables? Non, cafouillages sociétaux!
Tolérance des Québécois / Sondage sur le racisme des Québécois
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Ancien ministre de la Justice et procureur général du Québec dans le gouvernement du Parti québécois et Prix Condorcet 2005
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