«Toute une partie de la gauche n'accepte pas la liberté d'expression à l'encontre de l'islam»

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C'est l'islam qui fracture la gauche en deux camps, en France comme au Québec

Le 6 janvier prochain, le Printemps Républicain organise aux Folies Bergères une grande manifestation «Toujours Charlie», pour commémorer les attentats de janvier 2013. A cette occasion, Laurent Bouvet accorde au Figaro Vox un grand entretien.





Laurent Bouvet est professeur de Science politique à l'Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a publié L'Insécurité culturelle chez Fayard en 2015.




FIGAROVOX. - Le 6 janvier, aux Folies Bergères, pour commémorer les attentats de Charlie Hebdo, Le Printemps Républicain organise une grande manifestation intitulée, «Toujours Charlie». De quoi s'agit-il exactement?


LAURENT BOUVET. - Il s'agit à la fois de commémorer, en dehors des cérémonies officielles, le 3ème anniversaire des attentats de janvier 2015 qui ont commencé le 7 janvier par Charlie Hebdo, et de dire que trois ans après, malgré les menaces et les renoncements, nous sommes «toujours Charlie!», c'est-à-dire en faveur de la liberté d'expression et contre toutes les formes d'intimidation, en particulier celles venant de tous ceux qui refusent cette liberté d'expression dès lors qu'elle concerne leur foi religieuse.


Pour ce faire, le Printemps républicain s'est associé avec le Comité Laïcité République et la LICRA, et des membres de l'équipe de Charlie Hebdo nous ont apporté leur soutien. Le sens de cette démarche est de rassembler très largement, et de montrer ainsi, au-delà des différences et clivages politiques notamment, qu'une très large majorité de nos concitoyens reste, trois ans après, «toujours Charlie» et très attachée à la liberté d'expression.


Concrètement, il s'agira d'une grande journée de témoignages et de débats, d'acteurs de terrain, d'intellectuels, de journalistes, d'artistes... qui viendront nous dire pourquoi ils sont «toujours Charlie». La journée se conclura par un spectacle inédit, fait de moments musicaux et de lectures de textes, dont la «Lettre aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes», le texte posthume de Charb. Cette journée se déroulera dans la salle des Folies Bergère à Paris (9ème arrondissement) en deux parties: les témoignages et les débats de 15h à 19h puis le spectacle de 20h30 à 23h. A cette occasion, nous révélerons aussi les résultats d'un sondage exclusif fait avec l'IFOP sur «les Français et Charlie, 3 ans après». Le programme, les informations et l'inscription (indispensable) à cette journée sont disponibles sur le site.


Trois ans après les attentats de janvier 2015, qu'est-ce qui a changé?




Toute une partie de la jeunesse de culture ou de confession musulmane se reconnaissait aisément dans une forme de radicalisation islamiste




A la fois beaucoup et peu! Beaucoup, parce que nous avons, collectivement, en tant que Français et plus largement en Europe d'ailleurs, pris conscience que la poussée de l'islamisme et du terrorisme qui lui est lié, telle qu'elle se déroulait dans le monde depuis des années, au moins depuis le 11 septembre 2001, et tout spécialement dans les pays musulmans, nous touchait directement à son tour. Les attentats de Toulouse et Montauban en 2012 étaient restés un événement isolé, perpétré par un seul homme, Mohammed Merah, et n'avaient pas soulevé la même prise de conscience que les actes des 7, 8 et 9 janvier 2015. On a découvert aussi que ces terroristes étaient des jeunes Français, élevés et éduqués en France. Et au-delà des attentats eux-mêmes que toute une partie de la jeunesse de culture ou de confession musulmane se reconnaissait aisément dans une forme de radicalisation islamiste même si bien évidemment, et heureusement, les passages à l'acte terroriste ou au djihadisme au Moyent-Orient restent des phénomènes limités.


Peu aussi, parce que malgré le choc terroriste et sa répétition en novembre 2015 à Paris puis en juillet 2016 à Nice notamment, malgré la prise de conscience collective, malgré les changements induits en termes de sécurité et de lutte contre le terrorisme ou la radicalisation, nous avons pu constater que les menaces contre Charlie Hebdo ou les propos antisémites, par exemple, n'avaient pas cessé, bien au contraire. Ces dernières semaines, la tension autour de quelques «unes» de Charlie a bien montré que toute une partie de cette jeunesse dont nous parlions à l'instant, et avec elle toute une partie de la gauche, n'accepte pas que la liberté d'expression, la liberté de caricature et finalement la liberté de la presse se fasse à l'encontre de la religion musulmane - tout en acceptant d'ailleurs très bien l'exercice de ces libertés à l'encontre des autres religions. Comme s'il existait une spécificité propre à l'islam, comme si cette religion et elle seule devait bénéficier d'un statut particulier en la matière. Que des croyants puissent penser ainsi, on peut le concevoir, mais qu'une partie de la gauche suive cette pente est proprement inconcevable.


Il y a tout juste un mois Edwy Plenel accusait Charlie Hebdo de faire la guerre aux musulmans…


Cette accusation, grave et irresponsable de la part du directeur de Mediapart (rappelons que les membres de la rédaction de Charlie Hebdo vivent en permanence sous protection policière depuis des années et qu'Edwy Plenel le sait parfaitement) a permis de mesurer combien toute une partie de la gauche s'est égarée depuis 2015.




C'est faire la courte échelle aux islamistes, dans les médias, sur des tribunes publiques, à l'université, dans les associations, dans les communes... qui revient à faire la guerre aux musulmans




Cette accusation de «faire la guerre aux musulmans» comme celle «d'islamophobie» à l'égard de ceux qui défendent la liberté d'expression sans préférence ni exception et qui se battent contre l'islamisme sous ses différentes formes est tout simplement indigne. Car c'est précisément aux côtés des musulmans qui refusent l'islamisme et ses diktats en matière religieuse comme en politique que se battent ceux qu'accuse Plenel. D'ailleurs, ses accusations ont été abondamment et complaisamment relayées par toute une «islamosphère», dont la proximité avec les thèses des Frères musulmans se manifeste désormais tous les jours. N'oublions pas que la hargne de Plenel s'est déployée quand on a pointé du doigt sa complaisance à l'égard de Tariq Ramadan et finalement de toute cette islamosphère, auxquels il identifie trop aisément les musulmans dans leur ensemble.


Bref, faire la guerre aux islamistes n'est pas faire la guerre aux musulmans. C'est faire la courte échelle aux islamistes, dans les médias, sur des tribunes publiques, à l'université, dans les associations, dans les communes... qui revient à faire la guerre aux musulmans.


Quelle est la vocation du Printemps Républicain créé en 2016. S'agit-il d'une association, d'un mouvement politique?


Il s'agit d'un mouvement de citoyens constitué sous la forme d'une association de loi 1901. Le Printemps républicain est né en mars 2016 d'un double constat. Celui, d'abord, d'une volonté de «faire quelque chose» de'un ensemble de gens, après les attentats de novembre 2015 et différentes «affaires» qui ont suivi où l'on a constaté que toute une partie de la gauche politique, syndicale, associative, dans les médias ou à l'université refusait de voir la réalité de l'idéologie islamiste à l'oeuvre sous des formes différentes, du terrorisme et du djihadisme bien évidemment mais jusque et y compris dans les discours et les manipulations organisées pour faire avancer un certain nombre d'idées dans le débat public, en particulier contre l'égalité hommes-femmes ou contre la liberté d'expression.




Toute une partie de la gauche politique, syndicale, associative, dans les médias ou à l'université refusait de voir la réalité de l'idéologie islamiste à l'oeuvre sous des formes différentes




Celui, ensuite, d'un vide politique, au sein de la gauche traditionnelle, et bien au-delà il faut le dire et le reconnaître, autour des enjeux dits culturels, à partir d'une position pleinement républicaine, c'est à dire à la fois démocratique (attachement à l'état de droit, aux libertés publiques, à l'action, l'éducation et la mobilisation des citoyens...) ; laïque (autour de la volonté de voir la laïcité restaurée dans son interprétation républicaine comme liberté de conscience, des cultes et de séparation entre l'Etat et les religions, et non plus dévoyée dans une interprétation libérale contraire à son esprit comme à sa lettre à coup de «liberté religieuse», de «coexistence des cultes et des croyances» ou de simple «neutralité de l'Etat») ; et sociale (il s'agit ici pour le Printemps républicain de réaffirmer l'indispensable dimension d'égalité entre les citoyens que ce soit dans l'exercice de leurs droits, dans l'accès aux services publics, sur tous les territoires de la République, à une école de qualité notamment et en termes de solidarité).


Le Printemps républicain prend sa place dans un ensemble, parmi de nombreuses organisations qui existaient déjà et se battent autour de principes proches, dont la LICRA et le CLR font partie comme tout le milieu laïque traditionnel, tout en essayant d'insuffler de nouvelles pratiques, militantes notamment, avec des adhérents jeunes très mobilisés - ainsi, l'organisation d'un événement comme «Toujours Charlie» repose pleinement sur cette force militante, sur des bénévoles, qui ont souvent fait l'expérience d'engagements partisans ou associatifs préalables mais décevants - autour d'un corpus théorique retravaillé et réaffirmé.


En 2017, le Printemps républicain est resté dans son rôle de vigie et de mobilisation, sur les réseaux sociaux notamment, lorsque les principes que j'évoquais plus haut ont été mis en cause. Nous avons ainsi, par exemple, joué un rôle majeur dans le dévoilement public des propos antisémites, homophobes et sexistes de Mehdi Meklat, et des complicités dont il a si longtemps bénéficié dans les médias. Mais c'était une année électorale, et le pluralisme politique qui est aussi un des principes fondateurs du Printemps républicain - comme le refus de subventions publiques ou la collégialité des décisions par exemple - nous a conduit à ne pas prendre parti dans toute la séquence électorale, des primaires aux législatives, en passant bien sûr par la présidentielle. Cela a limité notre activité. Ce ne sera pas le cas évidemment en 2018 où nous allons pouvoir reprendre un rythme plus soutenu, dont Toujours Charlie marque le démarrage.


Vous réclamez-vous de la gauche ou accueillez-vous des républicains de toutes les rives?


Nous venons, pour ce qui est de l'essentiel des fondateurs et des animateurs, sans aucun doute aussi des adhérents, de la gauche mais nous accueillons bien évidemment, dès lors qu'il y a accord avec les principes énoncés plus hauts (ceux inscrits dans notre «manifeste» fondateur en mars 2016), tous ceux qui veulent nous rejoindre. Nous ne demandons de papiers ou de pedigree à personne! La République ne se divise ni ne se confisque d'aucun côté politique. On peut avoir des divergences sur tel ou tel sujet, et des conceptions différentes de l'action publique, mais dès lors qu'elles sont débattues dans un cadre commun, dès lors que la querelle politique est comprise dans le cadre républicain, il n'y a aucune raison ni de la refuser ni d'y renoncer. C'est une question de respect des règles communes et d'éthique de la discussion politique. Bien sûr, ceux qui refusent de respecter ces règles républicaines et ne se conforment pas à cette éthique de la discussion, qui ne veulent pas s'appuyer sur une forme de raison commune en quelque sorte, ceux-là ne sont pas les bienvenus au Printemps républicain, et d'ailleurs nous les combattons dans l'espace public - sur les réseaux sociaux en particulier où les dérives en la matière sont hélas très fréquentes.


Je ne suis pas en revanche très favorable au terme «républicains de toutes les rives» qui me rappelle le «républicains des deux rives» des années 1990-2000. Car si l'accord doit se faire sur le cadre républicain lui-même, son exigence et sa rigueur, cela ne fait pas un programme politique pour autant, tel qu'il était envisagé à l'époque autour du «souverainisme», en tentant de faire pivoter vers la question européenne l'axe de la politique française. Cela a été un échec, un lourd échec. Nous avons clairement dépassé aujourd'hui cette phase et cette époque. Les conditions nouvelles de la politique, en France comme au-delà de nos frontières, avec la montée de populismes de différentes natures et de «mouvements» très centrés autour de leur chef, réponses imparfaites, insatisfaisantes et précaires aux nouveaux enjeux qui bousculent nos conceptions et les frontières politiques (idéologie islamiste, défi environnemental, transhumanisme, privatisation généralisée des données, transformations profondes de l'économie productive et du travail...) nous conduisent à revoir en profondeur la manière même dont nous pensons la politique.




L'idée républicaine est d'essence politique et non économique, sociale, culturelle ou religieuse




Et c'est là que l'idée républicaine, bien davantage que le régime ou les institutions qui l'incarnent, prend tout son sens. Et que contrairement à ce que l'on peut lire un peu partout aujourd'hui, elle est une idée neuve, une idée pour aujourd'hui et pour demain. Précisément parce qu'elle est d'essence politique et non économique, sociale, culturelle ou religieuse ; précisément parce qu'en faisant de nous des citoyens, elle nous ouvre des possibles, ici et maintenant, grâce à notre volonté commune, que nos identités et appartenances multiples, nos intérêts particuliers ou nos conceptions du monde, légitimement différentes, ne peuvent nous ouvrir.


La gauche républicaine n'est plus représentée par aucun parti politique... A terme le but n'est-il pas, malgré tout, de créer un parti?


Vous avez raison! La gauche républicaine n'est plus représentée non seulement par aucun parti politique mais pratiquement plus dans aucun parti politique. Et cela manque, profondément, au débat public. Le Printemps républicain entend bien participer à combler ce vide mais certainement pas en devenant un parti politique lui-même - pas dans un avenir proche en tout cas. Nous voulons au contraire essayer de sensibiliser et de mobiliser dans l'ensemble des partis et mouvements politiques autour des principes énoncés plus haut, de manière transversale. Notre terrain de lutte est le débat public, autour des idées et des grands enjeux politiques.


Certains vous soupçonnent d'être le comité de soutien non officiel de Manuel Valls.


On soupçonne le Printemps républicain de bien des choses! Dernièrement, on nous a attribué, entre autres, l'éviction de Rokhaya Diallo du Conseil national du numérique ou encore les difficultés à remplir les salles de sa tournée à venir de l'humoriste Yassine Belattar! C'est prêter bien du pouvoir à une association encore très jeune (nous n'avons pas deux ans) et constituée de simples citoyens qui s'engagent sur leur temps libre pour des idées et des principes - pas de lutte pour des places ou des gratifications matérielles au Printemps républicain.


Concernant les rumeurs régulièrement colportées et complaisamment entretenues, dans la presse notamment, sur notre proximité avec Manuel Valls, là encore, on nous prête décidément beaucoup. D'abord parce que, comme je vous l'ai dit plus haut, il y a au Printemps républicain des gens de différentes sensibilités politiques, de la France Insoumise à la République en Marche et même un peu au-delà vers la droite, qui n'accepteraient pas qu'on se range derrière tel ou tel, Manuel Valls ou un autre. Ensuite parce que si nous pouvons partager avec Manuel Valls des combats communs, autour de l'idée d'une gauche clemenciste (en référence à Clemenceau) notamment, nous ne l'avons pas soutenu aux primaires de la gauche, pas plus qu'un autre candidat, et pas plus qu'un autre encore à la présidentielle. Enfin parce que ce n'est pas notre vocation de soutenir tel ou tel responsable politique autrement que dans l'expression d'idées et de principes qui sont les nôtres. Ainsi, par exemple, nous soutenons publiquement les membres de la France Insoumise qui se battent, au sein de leur mouvement, pour la laïcité, contre les idées indigénistes (en référence aux Indigènes de la République) ou les accommodements pas toujours raisonnables avec des associations et des personnalités proches des islamistes, comme nous soutenons au gouvernement des ministres tels que Jean-Michel Blanquer ou Marlène Schiappa, et de la même manière que nous soutenons, à la LREM, les députés et militants qui se prononcent eux aussi en républicains pour la laïcité, et non pour sa version libérale.


Combat d'idées et non de personnes, combat de principe et non de posture. Voilà ce qu'est la politique pour le Printemps républicain.


Le film «L'Étoile de Noël» a été arrêté en pleine séance scolaire, à Langon, pour cause de laïcité. L'expression «joyeux Noël» est, elle -même, sujette à polémique. Que cela vous inspire-t-il? Ce type de controverse ne vient-il pas décrédibiliser le principe de laïcité?




La laïcité est mise en cause par des idéologies concurrentes, du côté d'un individualisme mal compris, et du côté de toutes les dérives et manipulations identitaires




D'abord, que le combat laïque est une chose sérieuse, car aujourd'hui la définition même de ce qui nous est commun - dont la laïcité comme principe philosophique et politique est un élément-clef en France - est mise en cause par des idéologies concurrentes, à la fois du côté d'un individualisme mal compris, réduit à son matérialisme plat voire cynique, noyé dans le consumérisme notamment, et du côté de toutes les dérives et manipulations identitaires, autour de craintes culturelles parfois justifiées mais aussi de constructions ou de reconstructions totalement imaginaires.


Ensuite, qu'il faut faire attention, quand on a une responsabilité éducative envers les enfants, de ne pas induire chez eux de confusion. Il me semble que lorsque l'on emmène sa classe voir un film intitulé «L'étoile de Noël» au cinéma, on sait à quoi s'attendre. Ou alors, il faut faire un autre métier. Et arrêter un film comme ça, en pleine séance, c'est vraiment ridicule. La laïcité, ce n'est certainement pas ça.


Enfin, qu'il faut raison garder et arrêter de monter en épingle la moindre contestation ou le moindre désagrément. Je ne vois pas le problème avec l'expression «joyeux Noël»! Que les croyants l'utilisent et que ceux qui ne croient pas en utilisent une autre comme «joyeuses fêtes» par exemple me paraît du simple bon sens. Nul ne devant être obligé ou contraint à faire l'un ou l'autre. C'est totalement ridicule.


Toutes ces controverses décrédibilisent surtout ceux qui s'y prêtent. La laïcité vaut infiniment mieux et les combats à mener en son nom, et il y en a, sont infiniment plus importants.


Aujourd'hui, c'est l'islam, et aucune autre religion, qui est susceptible de menacer la République. Pourquoi ne pas le dire clairement plutôt que de continuer à «gifler sa grand-mère»?


Je ne suis pas certain que l'islam en tant que religion menace la République. Que l'islam articule, différemment du christianisme, le théologique et le politique, en raison des conditions de naissance très différentes et des premiers siècles d'évolution de ces deux grandes religions prosélytes, c'est une évidence. Mais l'Histoire nous a aussi montré que l'islam s'adaptait à différentes civilisations et cultures au moins autant qu'il s'imposait à elles. Donc je ne peux en conclure que l'islam menace la République.


Après, qu'il y ait une partie de la population de culture ou de confession musulmane, en Europe, et en France, qui refuse clairement certains principes sur lesquels sont bâties nos sociétés, c'est une évidence. Ce sont des musulmans qui se réclament de lectures souvent littérales, fondamentalistes ou intégristes, de leurs principes religieux, parfois d'une inculture totale en la matière aussi d'après ce qu'en disent certains spécialistes, et qu'ils comprennent comme incompatibles avec toute autre conception du monde, que ce soit d'ailleurs au sein de l'islam ou en dehors. C'est précisément ça l'islamisme: une forme idéologique donnée à la religion et qui en déborde le cadre pour prétendre à une hégémonie dans tous les domaines de la vie humaine, et sur toute autre forme culturelle, religieuse, politique ou sociale.


Et il faut le dire clairement en effet, mais cela ne doit pas exclure tous les musulmans qui ont une autre lecture de leur religion, et qui par leur pratique la rendent tout à fait compatible avec la République, comme le font les autres citoyens à partir de leurs différentes identités et croyances. La République ne vise certainement pas à se substituer aux religions et aux croyances, elle vise à faire de chacun des citoyens qui la composent, un égal en droits et devoirs aux autres, quelle que soit son origine, son identité, sa foi, etc. Il n'y a priori aucune incompatibilité d'aucune sorte dans la mesure où la République est le lieu du commun, face à tous les particuliers et les particularismes. Ce commun étant le résultat à la fois d'une histoire, complexe et parfois violente, riche de ses contradictions et de ses évolutions, et d'une projection dans un destin commun, riche lui de ses possibilités. Les communs restent différents entre peuples, pays, nations... En France, ce commun, c'est «la République, notre royaume de France» comme disait Péguy. Et si quelqu'un ne veut pas de ce commun et des principes qui le régissent, alors il ne peut être citoyen, qu'il soit athée, musulman, catholique ou témoin de Jéhovah...


Mais je comprends, à la citation de la célèbre expression de Marx que vous faites, que notre «grand-mère» serait le catholicisme ou du moins le christianisme, auxquel il serait plus aisé de s'en prendre qu'à l'islam.




Faire respecter par toutes les religions, sans aucune exception, les principes du commun, en la matière la laïcité, ce n'est certainement pas nier le passé de la France




Pour moi, faire respecter par toutes les religions, sans aucune exception, les principes du commun, en la matière la laïcité, n'est certainement pas nier le passé de la France. La laïcité elle-même est un principe qui vient de notre histoire, française, elle est née et s'est déployée dans un cadre irréductible à tout autre historiquement. Mais elle a permis précisément de mettre à distance la religion dominante, catholique, pour construire un commun ouvert à tous, sans prééminence religieuse. C'est au nom même de cette mise à distance qu'on peut aujourd'hui proposer ce cadre commun à d'autres croyants, issus d'autres religions et d'autres cultures. Il n'y a donc ni ambiguïté sur les différences à faire entre islam et catholicisme en matière historique et culturelle, ni ambiguïté sur l'égalité de traitement à réserver aux deux religions, comme aux autres, au regard de la laïcité.


Et je trouve aussi pitoyables qu'injustes les accusations que l'on entend parfois à propos des défenseurs de la laïcité qui s'en prendraient aux catholiques pour mieux pouvoir justifier de s'en prendre aux musulmans. Accusations qu'on trouve d'ailleurs aussi bien du côté catholique que musulman pour des raisons qui ne sont pourtant pas les mêmes. Faire respecter des principes communs, c'est précisément ne s'en prendre à personne. Comme si d'ailleurs, symétriquement, il n'y avait jamais aucune collusion anti-laïque ou anti-laïcité entre croyants de différentes religions, tout à fait d'accord pour dire que finalement un croyant sera toujours un meilleur homme qu'un non croyant - je n'ai pas oublié à ce propos la phrase, terrible, de Nicolas Sarkozy dans son discours de Latran en décembre 2007: «Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance.»


Bref, essayons de rester à la fois rationnels et raisonnables en la matière, et de (re)faire de la laïcité le pilier du commun républicain dont nous avons tant besoin aujourd'hui. Cela nous permettra d'éviter bien des dérives et des dérapages identitaires.


Emmanuel Macron a promis de s'exprimer sur la laïcité en janvier. Qu'attendez-vous de ce discours?


Je dirais, sans doute comme tout le monde, une clarification de la position même du président de la République sur le sujet compte tenu des signes contraires qu'il a envoyés jusqu'ici, en montrant parfois sa préférence pour la vision libérale de la laïcité comme liberté religieuse et coexistence des religions (notamment quand il a renommé la même équipe à la tête de l'Observatoire de la laïcité), alors qu'il a aussi choisi des ministres comme J.-M. Blanquer et M. Schiappa qui ont eux clairement réaffirmé une conception républicaine de la laïcité.




Depuis une trentaine d'années, la vision libérale a largement progressé au sein de l'Etat lui-même




Mais, sur le fond, je ne suis pas certain que la position du président de la République soit elle-même déterminante en la matière. Il choisira peut-être telle ou telle position sur le sujet, ou peut-être restera-t-il dans une forme d'ambiguïté, mais sa fonction n'est assurément pas de définir la laïcité. Celle-ci échappe en effet à des choix politiques sur l'instant même si les institutions peuvent, en suivant telle ou telle conception, privilégier l'une par rapport à l'autre. Ainsi, depuis une trentaine d'années, la vision libérale a-t-elle largement progressé au sein de l'Etat lui-même, et chez nombre de ses hauts cadres comme chez bien des responsables politiques. C'est l'effet de multiples décisions, choix et orientations pris par plusieurs générations de responsables de l'Etat. Pourtant cela n'a pas empêché qu'une vision républicaine, moins sensible sans doute aux effets de la mondialisation dominée par le paradigme libéral de la tolérance et du multiculturalisme normatif qu'elle véhicule, subsiste et continue d'être transmise et défendue.


Aujourd'hui, alors que nous sommes entrés de plain-pied dans dans l'âge identitaire, pour les individus comme pour les religions, il n'est pas certain que cette laïcité d'ascendance républicaine soit pour autant la plus mal placée pour répondre aux défis qui se présentent à nous. Si le Printemps républicain peut servir à quelque chose, c'est bien démontrer l'utilité de celle-ci dans le débat public