Le 21 septembre 2019 à Amsterdam en Hollande a eu lieu un débat [en anglais] entre Alexandre Douguine, le philosophe russe, que les intellectuels français considèrent comme un néo-fasciste, et Bernard-Henri Levy qu’il est inutile de présenter. Chacun après la lecture de la traduction décidera de l’importance de la rencontre. Ce que l’on peut dire, c’est qu’il s’agit entre les deux hommes, de la dualité qui se joue depuis des mois en Europe entre la tradition que représente Douguine et le cosmopolitisme dont Levy est le défenseur.
Raphaël Delpard
Alexandre Douguine : Tout d’abord, je préfère la bataille entre les idées à la guerre physique, et je suis très heureux de pouvoir échanger avec M. Bernard-Henri Lévy qui est mondialement célèbre, non pas dans un duel physique, – parce que parfois nous nous trouvons sur la même ligne de front, habituellement dans des camps opposés –, donc je préfère parler et échanger des idées ici, plutôt que lors d’un combat physique. Et c’est peut-être le seul moyen de l’éviter, ou du moins tenter de le faire.
Tout d’abord j’aimerais dire, maintenant, que le Président Macron a récemment déclaré que l’hégémonie de l’Occident était terminée. Notre Président, M. Poutine a dit la même chose quant au libéralisme ou le libéralisme global. Il y a eu récemment, dans un journal sur les affaires étrangères, l’article de Fareed Zakaria consacré au déclin de la puissance occidentale. Et je pense qu’il importe d’en parler car, à mes yeux, un tel déclin est évident. Dans votre livre L’Empire et les cinq rois, vous constatez un facteur fort intéressant, l’évaporation de la présence américaine au Moyen Orient, pour ce qui concerne les Kurdes. Pour ma part, je pense que nous nous approchons de la fin, non pas de la fin de l’histoire comme l’a dit M. Fukuyama, mais de la fin de la modernité politique.
Cela signifie la fin de quelque chose de très important que nous devons garder présent à l’esprit, la fin de l’hégémonie occidentale, de la domination américaine et du libéralisme global.
Il s’agit d’événements en soi historiques et non pas techniques. Je l’interprète en citant les paroles de Nietzsche :
Au début de la modernité, les humains ont tué Dieu afin de se libérer. Mais c’était un suicide. En tuant les dieux, nous nous sommes tués nous-mêmes. Et maintenant, bienvenue à la dernière étape du nihilisme.
Ce qui est intéressant dans votre, livre, M. Lévy, vous définissez l’empire américain ou le système libéral global, comme le système de nihilisme fondé sur le rien. C’est une idée fort intéressante et j’aimerais vous demander pourquoi vous défendez encore ce système de plus en plus ouvertement nihiliste ; pourquoi vous combattez encore pour cette modernité décadente en déclin ; pourquoi investissez-vous toute votre puissance intellectuelle pour la défendre ?
Bernard-Henri Lévy : Bien sûr, je ne me bats pas pour le nihilisme. Au contraire, je lutte pour combattre le nihilisme. Je me bats pour la modernité politique parce que, dans mon monde, cela signifie la démocratie, la liberté, l’égalité entre les hommes et les femmes, la laïcité, etc.
La politique moderne, sans doute en crise, je refuse l’idée qu’elle soit en déclin et va disparaître, car je suis profondément convaincu que c’est un plus pour le monde. Quant au nihilisme, je vous ai lu aussi il y a longtemps. Vous êtes mon adversaire, nous pensons de manière opposée dans de nombreux domaines, mais je reconnais votre importance, plus particulièrement sur la scène russe. Et c’est pourquoi je vous ai lu attentivement. Pour moi, l’incarnation du nihilisme aujourd’hui, c’est vous et vos amis et le courant eurasien. Et l’atmosphère morbide qui remplit vos livres, la manière dont vous faites se dissoudre l’idée même des droits de l’homme, de la liberté individuelle, des singularités, dans de grands blocs de communauté, de grandes croyances, d’origines sacrées et ainsi de suite. Tout cela dégage un parfum de nihilisme qui me gêne vraiment quand je lis vos Révolutions Conservatrices, et tous vos travaux sur l’Eurasie depuis le début des années ’90.
Alexandre Douguine: C’est intéressant. Si vous suggérez une forme d’identité entre le nihilisme et le refus de l’interprétation occidentale des droits de l’homme, de la liberté et de la démocratie, la démocratie libérale, alors dans ce sens je suis d’accord. Je suis contre cela, car à mon sens il ne s’agit pas de valeurs universelles. Tout d’abord je pense que la démocratie, le contenu de la démocratie est en cours de changement. J’en ai parlé une fois avec Fukuyama qui a défini la compréhension moderne de la démocratie libérale comme la règle des minorités contre la majorité, car la majorité peut toujours se transformer en populisme, en fascisme ou en communisme. Donc voilà une idée totalement nouvelle. Et je pense que je ne partage pas cette nouvelle compréhension de la démocratie libérale. Je conteste que le sujet de la liberté soit l’individu et il s’agit là de l’essence, de l’axe de l’idéologie des droits de l’homme. Je considère que l’identité de l’homme, de la culture humaine, de la société, ne sont pas réductibles à l’individualité. Par exemple, dans notre tradition russe, le sujet de la liberté ou le sujet humain n’est pas individuel, il est collectif. Cela remonte à l’époque des tsars, c’était défini par l’Eglise et ensuite par le communisme. Mais l’identité collective a toujours été dominante dans notre culture à l’instar des cultures chinoise et indienne, et, jusqu’à un certain point, dans la culture islamique.
Mais je pense que je suis nihiliste en ce sens que je réfute l’universalité des valeurs modernes occidentales. Je ne pense pas qu’elles soient universelles. Je pense qu’elles sont occidentales, elles sont modernes. Je pense que l’Occident est encore très puissante afin de les défendre mais je conteste que la seule manière d’interpréter la démocratie soit le règne des minorités contre la majorité, que la seule façon d’interpréter la liberté soit la liberté individuelle ; et que la seule façon d’interpréter les droits de l’homme soit de projeter la version occidentale, moderne et individualiste de la diversité humaine par rapport à d’autres cultures. C’est mon avis.
Bernard-Henri Lévy: Vous connaissez votre tradition, la tradition russe, mieux que moi, mais je suis suffisamment ami de la Russie, pour savoir que ce que vous avez dit sur la place de la subjectivité dans la tradition russe n’est pas vrai. Vous avez également une tradition de Herzen, de Pouchkine, de Tourgueniev, une partie de Sakharov, toute la tradition glorieuse des dissidents qui ont combattu le totalitarisme de l’Union soviétique, qui ont combattu au nom de l’individualité, des droits du sujet et des droits de l’homme. Et ces éléments-là, vous ne pouvez pas dire qu’ils ne font pas partie de la tradition russe. Et encore, voyez-vous, j’ai consacré tant de ma vie à défendre la Russie contre l’esclavage, le totalitarisme, etc., que je suis autorisé à m’exprimer ainsi.
Fukuyama et la démocratie : je n’ai pas assisté à votre débat, mais je suppose, enfin, ce que je dirais, moi, c’est que la démocratie est un concept complexe et un processus complexe. Il s’agit du règne de la majorité mais aussi du règne de la minorité et de la règne du parlement, c’est une architecture très complexe qui prend en compte, qui évolue, qui connaît des évolutions au fil du temps et s’enrichit. Et la différence entre la démocratie et toutes formes d’autoritarismes, y compris celui de Poutine en Russie aujourd’hui, c’est que la démocratie est toujours ouverte et toujours ouverte au changement, toujours ouverte au progrès, toujours ouverte aux enrichissements ou retraits, tout cela.
À propos du nihilisme, entendons-nous sur un point. Vous avez évoqué Nietzsche, – au fait, il n’a pas dit que l’homme à tue les ‘dieux’, mais ‘Dieu’, ce qui est très différent – mais la meilleure définition de nihilisme, pour moi, nous le savons, nous l’avons en mémoire : c’est la Russie, avec ses vingt-quatre millions de morts pendant la Grande Guerre Patriotique ; la terre d’Europe sous occupation nazie ; et les Juifs, mon peuple, presque exterminés. En voilà une vraie définition de nihilisme, il s’agit de ceux qui ont commis ces crimes. C’est-à-dire, les nazis. Et les nazis ne sont pas tombés du ciel du Chile ou du Tibet, ils sont venus d’idéologues, de Carl Schmitt, de, euh, de Spengler, de Stewart Chamberlain, de Karl Haushofer. Toutes des personnes que je suis désolé de constater que vous appréciez, que vous citez, et dont les travaux vous inspirent. Donc pour moi, quand je dis que vous êtes un nihiliste, quand je dis que Poutine est une nihiliste, quand je dis que l’atmosphère de Moscou est d’un nihilisme morbide, qui a généré, cela dit en passant, de vrais morts – Anna Politkovskaya, M. Nemtsov, et tant d’autres, assassinés à Moscou ou à Londres, chaque jour, alors oui je le pense. Et je dis, hélas pour cette grande civilisation russe, il y a aujourd’hui un mauvais vent sombre de nihilisme au sens propre du terme. Qui est le sens nazi, fasciste qui souffle sur la grande Russie.
Alexandre Douguine : Je suis d’accord, les phénomènes du fascisme et du national-socialisme, c’est du nihilisme, je suis d’accord et je ne le défends pas. Parce qu’il s’agit d’un phénomène moderne et, à mes yeux, tout modernisme est purement nihiliste. Le libéralisme c’est du nihilisme, le communisme c’est du nihilisme et le fascisme aussi.
Je suis d’accord avec vous quant aux crimes commis par Hitler parce que mon peuple a également beaucoup souffert. Nous avons perdu des millions de gens, assassinés parce que Slaves. À la même échelle que les Juifs. Et notre peuple, le peuple soviétique, le peuple russe, a combattu dans cette guerre patriotique afin d’arrêter le fascisme en Europe, en Russie, et sauver tous les peuples qui souffraient de cette situation. Et je tiens formellement pour responsable toute forme de racisme. Donc si je trouve quelque chose d’intéressant chez Heidegger ou Schmitt dans la révolution conservatrice en Allemagne, ce sont certains aspects du réalisme politique, de la pensée géopolitique ou du traditionalisme, et une critique de la modernité propre à ce mouvement conservateur mais pas le racisme. Dans tous mes livres, j’y insiste toujours – et je suis suffisamment audacieux, si je propageais le fascisme ou le racisme, de le reconnaître. Je fais bien des déclarations audacieuses et l’on me les reproche ; je suis contre le libéralisme, contre l’individualisme, contre les droits de l’homme en tant qu’idéologie mais je suis aussi contre le racisme. Que ce soit clair. Je blâme le racisme parce qu’il s’agit d’une construction libérale anglo-saxonne basée sur une hiérarchie entre les peuples. Pour moi, c’est criminel. Et je pense que le mondialisme aujourd’hui réitère ce même crime car les mondialistes, les libéraux tels que vous-même et les gens qui soutiennent vos idées et les affirment comme des valeurs universelles, alors qu’il s’agit simplement des valeurs libérales, occidentales, modernes. Et c’est là une nouvelle forme de racisme, un racisme culturel civilisationnel.
Vous dites avec fermeté que tous ceux qui acceptent la société ouverte sont les gentils, les bons. Tous ceux qui contestent la société ouverte, comme Popper le dit dans le sous-titre de son livre, sont les ennemis de la société ouverte. Il y a donc une nouvelle division manichéenne, un nouveau racisme. Ceux qui approuvent les valeurs occidentales sont les bons. Tous ceux qui les contestent, dans la tradition islamique, la tradition russe, la tradition chinoise, la tradition indienne, partout, ce sont des populistes que l’on étiquette comme étant des fascistes. Je pense que c’est un nouveau racisme.
Bernard-Henri Lévy : Eh bien, mon cher, nous avons là trois points fondamentaux de désaccord. Tout d’abord, j’en suis désolé mais quand vous parlez de mondialisation, vous en avez une idée limitée. La mondialisation ne veut pas dire – il y a une mauvaise mondialisation, bien sûr, qui viserait l’uniformisation du monde. Mais la mondialisation, telle que nombre de penseurs occidentaux la conçoivent, telle que je la conçois moi-même, telle que de nombreux gens ici à Amsterdam la conçoivent, signifie non pas l’uniformité mais une ouverture à l’autre, des ponts entre les civilisations, signifie des nexus entre les cultures, signifie des importations, des exportations de mots, de théorèmes, et ainsi de suite. La mondialisation signifie cela aussi et vous pouvez me croire, nous sommes nombreux en Occident prêts à nous battre pour cela.
Deuxièmement, quand vous dites que le fait de croire dans des valeurs universelles est une nouvelle forme de totalitarisme, j’en suis désolé mais c’est une vue bien limitée. Le point essentiel, c’est que dans chaque civilisation l’on a inventé de grandes choses. Votre civilisation, la civilisation russe, qui est une vraie civilisation, que je révère et respecte, a inventé, par exemple, à travers Alexandre Soljenitsyne, l’un de mes maîtres, a inventé l’idée même du combat contre le totalitarisme. Ce qu’a réalisé Soljenitsyne est énorme, et personne ne peut enlever cette immensité à la culture russe. Tant de penseurs occidentaux ont tenté de réfléchir la liberté contre le totalitarisme, ce que c’est, ce qu’est un camp et ainsi de suite. Il appartient à un Russe d’avoir créé ce chef d’œuvre qu’est L’Archipel du Goulag. Personne ne pourra enlever cela à la civilisation russe.
De même, l’Europe a réalisé quelques inventions qui constituent aussi des gains pour toute l’humanité. Par exemple, l’égalité des droits entre les femmes et les hommes. Par exemple, le droit qu’à un corps de ne pas subir de la torture, de n’être ni enchaîné ni asservi. Ce droit a été inventé, a été produit, par une philosophie que l’on appelle la philosophie des Lumières et dont l’Europe était le berceau. L’idée n’est donc pas de chercher à imposer un modèle à l’autre, mais d’extraire de chaque civilisation le bien qu’elle a inventé, pour toute l’humanité.
Et je suis heureux d’entendre que vous n’appréciez pas le racisme. Mais je ne suis pas certain de votre sincérité. J’ai lu il y a quelques temps un de vos livres intitulé La Révolution Conservatrice. En français. À la page 256 et 56 où vous évoquez les Juifs. Je ne me préoccupe pas seulement des Juifs, je suis préoccupé par tous concernés. Mais il s’agissait spécifiquement des Juifs. Et il s’agissait de la rivalité métaphysique et la guerre entre les Aryens et les Juifs. Et vous dites qu’il s’agit d’un défi, et d’un débat non pas de ce siècle mais de tous les temps. Ceci, c’est de l’antisémitisme. Et je n’en suis pas étonné parce que tous les hommes que vous avez cités et dont vous vous inspirez : Spengler, Heidegger qui est également, bien sûr, un grand philosophe, ils sont contaminés, corrompus, infectés, par cette peste qu’est l’antisémitisme. Et hélas, vous aussi. Et lors de vos débats avec Alain de Benoist en France, par rapport à vos liens avec Alan Soral, qui a préfacé un de vos livres et qui est, hélas, l’un des leaders de l’antisémitisme français, tout cela parle de lui-même. Alors, comment pouvez-vous dire que le racisme vous est étranger ?
Alexandre Douguine : Cela m’est totalement étranger. Je pense, je crois que les peuples possèdent leurs anges, leurs archétypes. Donc les peuples ne sont pas seulement des corps collectifs physiquement présents, mais que les peuples ont une âme. Et il existe l’âme du peuple juif que j’admire, que je respecte. J’ai beaucoup d’amis en Israël, dans des cercles traditionnalistes en Israël, qui partagent mes opinions. Ce sont des Juifs qui croient en un Dieu juif et c’est contrairement à vous, vous vous êtes défini comme étant un Juif qui ne croit pas en un Dieu juif. Pour eux, pour mes amis, ce serait une affirmation totalement antisémite car les Juifs sont le peuple de Dieu et c’est son essence. Donc sans Dieu les Juifs perdent leur essence, leur mission, leur place dans l’histoire.
Ce qui est important, c’est qu’il y ait des différences entre les peuples et j’insiste quant à la différence entre les âmes des peuples et les anges des peuples. Mais je suis contre toute sorte de hiérarchie ou de racisme. Je ne dis pas que la civilisation indo-européenne ou grecque ou européenne ou allemande ou indienne ou iranienne est meilleure ou telles traditions sont meilleures, que la sémite ou islamique ou judaïque est meilleure, je pense qu’elles sont différentes.
Pour revenir au processus de mondialisation que vous avez décrit, si c’était tel que vous l’avez présenté, nous n’aurions rien contre. S’il y avait un dialogue où chacun qui participe, chrétien, musulman, chinois, défendrait l’ensemble de ses valeurs, si la mondialisation était vraiment un dialogue juste et démocratique à la recherche du meilleur dans chaque civilisation, personne ne s’y opposerait, je pense ; je ne m’y opposerais pas. Mais actuellement il s’agit de la projection occidentale de ce que l’Occident prend pour bon ou mauvais en tant que valeurs universelles. Le capitalisme, l’économie du marché, l’idéologie des droits de l’homme, la liberté individuelle, l’hédonisme, la technocratie, tous ces éléments de l’expérience historique et sociale occidentale, sont projetés à l’échelle mondiale en les déclarant universels. Donc l’Occident se déclare universel. Je suis contre cela.
Quant à Soljenitsyne, je le suis aussi parce qu’il était slavophile et il a combattu le communisme et le totalitarisme précisément en faveur du peuple russe en tant qu’identité collective. Soljenitsyne – je suis contre le totalitarisme soviétique, je ne suis pas pour, je ne défends pas le communisme, j’étais un dissident dans les années 80. Mais comme Soljenitsyne je ne suis pas un dissident pro-libéral. Je suis anti-libéral et il était très critique envers les dissidents anti-libéraux.
Je crois que vous avez mentionné Herzen, vous avez cités des noms de l’histoire russe. La plupart d’entre eux étaient des Occidentaux ; donc ils étaient ethniquement ou culturellement russes, mais idéologiquement ils n’étaient pas russes, ils ne suivaient pas nos traditions. Nos traditions étaient basées sur une anthropologie et une ontologie totalement différente. Et Herzen – c’est intéressant – il était occidental dans sa jeunesse et il a émigré, mais il est revenu ensuite à une position très nationaliste. Turgenev ne l’a pas fait mais Herzen oui. C’est intéressant comme le leader des Russes occidentaux, ayant vécu la culture occidentale en émigrant, est revenu, comme beaucoup de nos dissidents qui sont revenus de l’Occident, à des idées très nationalistes. Je pense donc que nous devrions conserver soigneusement ces identités – juive, sémite, islamique, russe, européenne, sous différentes formes et tenter de trouver le nexus entre elles. Et éviter cette version simpliste de totalitarisme contre démocratie.
Hannah Arendt, que j’admire aussi, a dit que le totalitarisme est un phénomène moderne, et non pas un phénomène traditionnel. Donc si nous opposons simplement la démocratie et le libéralisme au fascisme ou au totalitarisme communiste, c’est une version simpliste. Je pense que nous devons maintenant imaginer quelque chose d’autre, quelque chose au-delà de la modernité. Dans ce sens, les trois théories politiques, le libéralisme, le communisme et le fascisme, constituent des idéologies à dépasser. Nous devons les dépasser. Mais il y a aussi quelque chose d’intéressant chez certains penseurs communistes, tels Gramsci par exemple, ou certains communistes français comme Bataille ou Debord. Il y a tellement de penseurs intéressants de gauche que nous ne devrions pas simplement identifier Bataille au Goulag, ou Heidegger à (inaudible), ou insister sur le fait que tous les libéraux sont des criminels qui ont bombardé Hiroshima. Nous devons trouver quelque chose de sensé, ou tenter de trouver quelque chose de sensé dans chacune de ces traditions, avec l’intention de les surmonter.
Bernard-Henri Lévy : Vous devriez réviser vos informations sur le judaïsme. Entre le judaïsme et Dieu, c’est un peu plus compliqué que ça. Être juif, bien sûr, c’est avoir une relation avec Dieu. Mais c’est une relation basée sur l’étude, plus que sur la croyance. Et c’est, d’ailleurs, la principale différence entre le judaïsme et le christianisme. Mais ce n’est pas un problème. À propos de Herzen, ce que vous ne semblez pas comprendre, et ce qui faisait la grandeur de Herzen, c’était sa capacité à faire des aller-retours, d’enrichir la tradition occidentale avec la tradition russe, et vice versa. C’était la grandeur de Herzen, de Pouchkine, de tous les Russes anti-eurasiens et pro-européens du 19ème et du 20ème siècle. Sakharov, par exemple, qui est pour moi un autre grand héros du 20ème siècle, avait un pied en Russie et un pied dans le libéralisme et la démocratie. Il croyait aux deux, et il a consacré toute sa vie à la tâche de combiner les deux. Et ce que je crains en vous lisant, et ce que je trouve en vous lisant et pas seulement vous-même mais en lisant tous les auteurs de ce courant eurasien qui est censé inspirer Poutine, et ce que je trouve si morbide, si sentant la mort et si nihiliste, c’est le fait de concevoir ces civilisations comme des blocs.
Vous dites – je le sais, vous dites que vous respectez l’islam, vous respectez la civilisation japonaise, vous respectez la civilisation turque – et peut-être les Juifs. Mais O.K., à deux conditions : que chacun reste à sa place, et qu’il y ait le moins de communication entre eux. Et cette conception de la culture, des civilisations considérées comme des blocs fermés sur eux-mêmes, vous la partagez avec un penseur américain que vous connaissez, et vous auriez dû le mentionner plutôt que Guy Debord – il s’agit de Samuel Huntington. Samuel Huntington avec son idée de choc des civilisations correspond aux penseurs que vous représentez aujourd’hui en Russie, avec cette idée de blocs fermés qui sont virtuellement en guerre les uns contre les autres. Et quand vous regardez Vladimir Poutine aujourd’hui, quand vous constatez ce qu’il dit quand il s’adresse à l’Europe, quand il s’adresse à l’Amérique, quand il s’adresse aux droits de l’homme et ainsi de suite, quand il s’adresse à l’Ukraine – quand il agresse l’Ukraine en Crimée, c’est un discours de guerre. Donc une philosophie de la guerre, une philosophie considérant les civilisations comme des blocs holistiques, a pour résultat naturel une pratique de la guerre qui est mise en œuvre par Vladimir Poutine aujourd’hui. Je crois vraiment qu’il y a un lien entre, d’une part, votre façon de penser qui correspond à celle de Huntington ; et, d’autre part, l’occupation de la Crimée, les treize mille morts en Ukraine et la guerre en Syrie avec son bain de sang, tragique et horrible. Il y a un lien entre les deux.
Alexandre Douguine : Je suis d’accord. J’apprécie beaucoup Huntington, je pense que sa vision est beaucoup plus juste que Fukuyama ou le libéralisme. Que les civilisations existent, et qu’après la chute de ces deux camps idéologiques, communisme contre capitalisme, les civilisations joueront un rôle décisif dans l’histoire. Dans Huntington, je suis également d’accord, il y a une sorte de vision simpliste de la civilisation. J’ai consacré mes vingt-quatre derniers livres à l’étude des civilisations, en essayant de trouver les différences à l’intérieur de chacune d’entre elles. J’ai essayé de les décrire.
Bernard-Henri Lévy : Je ne parle pas de différences, je parle de ponts. Les différences, nous les connaissons tous. Mais avez-vous consacré autant de livres à trouver des ponts, des connexions ? Je connais les différences.
Alexandre Douguine : Des ponts, oui, c’est intéressant. Lorsque nous essayons de construire trop tôt des ponts, sans connaître la structure de l’Autre – le problème, c’est l’Autre. L’Occident ne comprend pas l’Autre comme quelque chose de positif. C’est du pareil au même et nous essayons immédiatement de trouver des ponts – ce sont des illusions et non pas des ponts, parce que nous nous projetons. L’Autre est le même, l’idéologie est identique. Nous devons d’abord comprendre l’altérité. J’ai écrit vingt-quatre livres consacrés à comprendre ceux qui sont autres que nous, à comprendre l’Occident, la pensée islamique, juive, européenne, russe, autrement que comme quelque chose de déjà connu. Je pense que les civilisations sont inconnues, ce sont des acteurs inconnus, ils émergent maintenant et nous avons d’abord à les étudier correctement, et après cela nous pourrons créer des ponts.
Bernard -Henri Lévy : Venez-vous souvent aux Etats-Unis ?
Alexandre Douguine : De temps en temps, mais je suis maintenant sous sanctions.
Bernard-Henri Lévy : J’espère qu’on vous permettra d’y retourner. Vous découvririez que, dans les universités américaines, il n’y a rien de plus actif que ces départements où l’on étudie l’altérité. L’Amérique a beaucoup de défauts, beaucoup de problèmes, mais une des grandeurs de l’Amérique aujourd’hui – depuis longtemps mais aujourd’hui plus que jamais – c’est cette attention à l’altérité, c’est ce regard très perspicace sur le corps et l’âme de toutes les cultures étrangères. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les universités américaines sont vivantes, vibrantes, ouvertes à l’Autre. Donc l’altérité, nous la connaissons en Occident. Malheureusement, nous n’ouvrons pas suffisamment nos bras, nos cœurs, et vos bras, vos cœurs à l’altérité.
Vous avez dit que j’ai raison, OK. Une question : Que pensez-vous de l’agression de votre pays – pour ma part, quand la France a agressé l’Algérie, j’étais un garçon de 14 ans et je suis allé manifester dans la rue. Quand l’Amérique a agressé le Vietnam, j’ai manifesté. Aujourd’hui que pensez-vous de l’occupation de la Crimée ? Et que pensez-vous de l’agression de l’Ukraine orientale par les paramilitaires et les militaires de votre pays ?
Alexandre Douguine : Dans votre livre, vous dites que vous déplorez avoir manifesté contre les Américains, donc l’on peut changer d’avis. Maintenant, vous défendez l’empire américain, l’empire libéral mondial. C’est votre choix et je le respecte. Je défends la civilisation eurasienne et non pas la Russie en tant que pays. Je ne suis pas trop un patriote de la fédération russe et de tout ce que fait notre gouvernement. Je ne soutiens pas automatiquement tout cela. Je suis critique…
Bernard-Henri Lévy : Et la Crimée, la Crimée ? (Rires de l’auditoire)
Alexandre Douguine : J’en viens, je m’en approche. À mon avis, l’Ukraine est un pays avec deux peuples et deux civilisations. Au plan ethnique elles sont très proches car l’Ukraine est une partie et le berceau de la civilisation russe. D’une certaine manière, les Ukrainiens sont plus directement nos parents ; ce sont de purs Russes, plus purement russes que nous ne le sommes nous-mêmes, car ils vivent encore dans le berceau de nos traditions alors que nous, nous avons migré vers l’est. Historiquement, l’Ukraine a été créée à partir de deux tendances d’agressions de l’empire russe – agression contre la Turquie, parce que la nouvelle Russie, la Novorossiya, était composée de territoires turcs en Crimée et ce qui est aujourd’hui l’Ukraine orientale, et l’autre partie a été prise à la Pologne. Et cela n’a pas été libéré ou créé par de soi-disant Ukrainiens de la Russie occidentale. Donc la Russie a créé l’Ukraine en agressant des pays voisins. Et la dernière partie a été ajoutée par Staline à partir de qui avait été auparavant une partie de l’empire austro-hongrois : Lemberg ou Lviv.
Donc l’Ukraine est une entité composée qui est apparue après la chute de l’Union soviétique. Et là, il y avait une opportunité de créer une identité ukrainienne, comme par exemple, il y a une identité belge avec deux peuples qui cohabitent dans la considération et le respect l’un de l’autre. Donc il y a deux peuples et si, par exemple, les Wallons voulaient dire que les Flamands sont des citoyens de seconde classe, voire sous-humains car germaniques ou protestants, c’est exactement ce qui s’est passé en Ukraine.
L’État nouvellement né qui n’existait pas historiquement, a eu l’opportunité de créer ses idées nationales, sa structure nationale dans le respect des deux peuples qui y vivaient, en Ukraine occidentale et en Ukraine orientale et de trouver un équilibre. Et j’ai soutenu cela et il y a des partisans en Ukraine occidentale qui partagent ce point de vue. Mais en fin de compte, politiquement, seule la partie occidentale a été représentée à Maidan, où vous avez tenté de les inspirer pour qu’ils se débarrassent de la Russie, et la partie occidentale a soumis l’autre partie. La Russie est intervenue pour sauver cette partie de l’Ukraine. Et ensuite, nous avons commis une erreur, je pense. Nous aurions dû libérer l’Ukraine orientale avec la Crimée et proposer de recréer l’Ukraine, une Ukraine indépendante comme pont entre nous et l’Europe, sur la base du respect des deux identités. C’était notre erreur. Nous avons seulement pris la Crimée et le Donbass. Nous aurions dû restaurer et reconstruire l’Ukraine dans son ensemble.
Bernard-Henri Lévy : Le seul pont qui a été créé et qui existe, est entre la Crimée et la Russie. Pour l’instant, la seule construction est une énorme base militaire à Sébastopol, et elle est russe, et dirigée, je suppose, contre ses ennemies. Je ne constate pas ces dernières années, dans des discours de Poutine ou d’autres, la moindre tendance à vouloir reconstruire une grande Ukraine binationale. Je vois une agression pure et dure et la violation du droit international, je vois une tentative de réécriture et de révision de l’histoire. D’ailleurs, si je vous ai bien compris, c’est ce que vous poursuivez aujourd’hui. Quand vous dites que l’Ukraine est un nouvel État – c’est ce que j’ai entendu – mais comment pouvez-vous dire cela ? L’Ukraine – c’est un fait de l’histoire – a existé avant la Russie. Neuf siècles avant, dans l’an mille.
Alexandre Douguine : Oui, c’est notre histoire commune.
Bernard-Henri Lévy : Le prince Volodymyr, qui a été baptisé et qui a été à l’origine de la christianisation de l’Ukraine moderne et de la Russie moderne, était un prince de Kiev et non pas de Moskova. L’Ukraine est un pays ancien, plus ancien que la Russie. OK. Tous les pays sont nouveaux, donc ce que nous avons de mieux à faire, M. Douguine, le mieux que nous pouvons faire, c’est de respecter – aussi imparfaites soient-elles – les lois internationales, lois qui peuvent nous empêcher de tomber dans une nouvelle catastrophe comme celle qui a coûté à votre peuple 24 ou 25 millions de morts, 24 millions de soldats et citoyens courageux détruits par Hitler, et qui a couté à l’Europe une telle ruine. Il existe une architecture de sécurité qui a été construite après la guerre froide, en coopération, d’ailleurs, entre l’Occident et la Russie, en plusieurs étapes. – Et je ne sais pas si vous avez des enfants ? Oui ? OK. Des petits enfants ? OK. – Pour eux nous devons faire de notre mieux, pour préserver et sauver cette architecture de sécurité imparfaite mais cruciale et décisive. Et ce qu’a fait Poutine en Crimée, ce qu’il fait en ce moment même dans l’est de l’Ukraine, ce qu’il fait quand il joue avec le feu avec les massacres et les bains de sang en Syrie, tout cela va à l’encontre des intérêts de nos enfants et nos petits-enfants.
Alexandre Douguine : Je ne le pense pas. Je suis d’accord sur le principe que nous avons besoin d’un certain droit international. Mais le droit reflète le statu quo, l’équilibre des forces. Le droit n’est jamais complètement abstrait. Par exemple, le droit est établi après la victoire – lorsque l’Occident et l’Union soviétique ont vaincu Hitler ensemble, nous avons établi notre droit international. Lorsque le communisme est tombé et que l’Union soviétique s’est effondrée, l’on a tenté de créer un droit centré sur l’Occident, sur la base de la victoire dans la guerre froide. Et maintenant que ce droit, cet équilibre international des forces est en décomposition, nous le remettons en question et nous essayons de créer une nouvelle architecture internationale qui respecterait les civilisations. Je pense donc que nous arrivons à la fin du système structurel mondial unipolaire, basé sur cette victoire idéologique et géopolitique, parce que la fin du moment unipolaire, comme l’a dit Charles Krauthammer, se produit maintenant. Nous l’avons maintenant. Ainsi, les civilisations réapparaissent, et nous ne pouvons pas placer cette émergence des civilisations dans l’ancienne version du système d’État national westphalien. Aujourd’hui, nous devons le réviser de façon multipolaire, afin de respecter l’Autre, et de l’accepter pas seulement au plan culturel.
Je suis d’accord avec vous quant aux universités américaines, car je suis un admirateur de la tradition de Franz Boas en anthropologie, et de Claude Lévi-Strauss. Pour moi, ce sont des maîtres, je les suis, ce sont mes professeurs. Ce pluralisme anthropologique, j’en conviens, est précisément dans les traditions américaine et française. Mais il ne se reflète pas dans le monde politique, ou alors d’une manière très pervertie. Donc je pense qu’il y a une grande contradiction entre cette pensée anthropologique des universités américaines et françaises, et une forme de colonialisme néo-impérialiste très agressive pour promouvoir les intérêts américains à l’échelle mondiale par les armes. Je ne blâmerais pas uniquement Poutine pour la Syrie, par exemple. Vous avez également été actifs dans la crise libyenne qui a coûté des rivières de sang au peuple libyen. Vous avez suggéré de renverser Assad, ce qui revenait à soutenir un camp contre l’Autre dans cette guerre civile. Je pense donc que nous ne pouvons pas accuser uniquement Poutine dans cette situation. C’est une image pervertie ; Poutine a réagi, il a essayé d’affirmer la voix russe et la voix chinoise aussi dans cette situation. Ce sont cinq rois contre l’empire. Vous êtes du côté de l’empire, donc vous accusez les cinq rois de tous les crimes. Nous sommes les cinq rois.
Bernard-Henri Lévy : Je suis du côté de Soljenitsyne…
Alexandre Douguine : Il en faisait partie !
Bernard-Henri Lévy : … Je suis du côté de Bukowski, je suis du côté d’Anna Politkovskaya, je suis du côté de Leonard Pliouchtch, je suis du côté de tant d’amis russes, souvent morts et parfois vivants, je suis de leur côté, vous pouvez le croire. Le grand désaccord entre nous – et nous arrivons, ici, à la fin – est le suivant. Tout d’abord, le multipolarisme n’est pas une chose nouvelle, il y a toujours eu du multipolarisme. Et avant l’effondrement de l’Union soviétique, il y avait un véritable multipolarisme entre l’Amérique, la Russie et le Chine – ce n’est donc pas une chose si nouvelle, premièrement. Deuxièmement, vous dites que chacun doit respecter l’autre et ne pas interférer dans le processus de civilisation de l’autre. Si vous regardez honnêtement la situation aujourd’hui, celui qui interfère, celui qui tente, réellement et véritablement de déstabiliser l’Autre, ce n’est pas Trump qui déstabilise la Russie, c’est Poutine qui déstabilise l’Amérique et l’Europe. Aujourd’hui il n’y a pas – non, non, M. Douguine, croyez-moi, je le sais, ce sont des faits que l’on peut vérifier.
Vous ne pouvez pas trouver un seul parti d’extrême droite et néo-fasciste en Europe qui ne soit pas au moins béni et au mieux financé par la Russie. Vous ne pouvez pas trouver une seule crise en Europe qui ne soit pas encouragée par la Russie. Vous ne pouvez pas compter le nombre, en 2014 et 2015, de violations de l’espace aérien de la Pologne, de la Lituanie et même parfois de la France par des avions russes. Vous connaissez, comme moi, en 2014 ou 2015, la petite déclaration de Poutine – qui est un bon joueur d’échecs – disant qu’il fallait revoir la légalité – comme ça, dit en passant – du processus d’indépendance des pays baltes. Une autre phrase où il dit que cela prendrait deux heures entre la Russie (sic) et Moscou. Donc, aujourd’hui le véritable impérialisme, celui qui s’immisce véritablement et sème le désordre en s’immisçant dans les affaires des autres, hélas, c’est Poutine. Et je devrais parler de l’Amérique, où il est maintenant prouvé qu’il y a eu une intervention russe grossière, énorme et évidente dans le processus électoral de la dernière élection.
Une dernière observation. La Syrie, la Libye, etc. – ce ne sont pas des guerres civiles. Encore une fois, la guerre civile est un faux concept et vous êtes trop sage pour commettre une telle erreur. Ce sont des guerres contre des civils. La Syrie, la Libye et d’autres lieux : il s’agit de guerres d’un État, d’une armée, cela a été le cas en Libye et cela l’est encore en Syrie : ce sont des guerres contre des civils. Ce qui est vrai, c’est que vous avez des gens en Occident, comme moi, et en Russie aussi et en Ukraine, qui ont pris le parti des civils en Libye, afin d’éviter un bain de sang. Afin d’éviter ce qui s’est passé en Syrie, à savoir 400.000 morts, trois millions de personnes déplacées, etc. C’est vrai. Mais cela n’a rien à voir avec, ne peut pas être comparé à ce que fait un grand État, la Russie, avec ses gros avions, avec les gaz de Bachar el-Assad, où il s’agit de nourrir la guerre d’agression d’un boucher, Bachar el-Assad, qui n’a que faire de notre discussion sur les civilisations, les ponts, les blocs, et ainsi de suite, qui n’est qu’un bourreau soutenu aujourd’hui par votre Président.
Alexandre Douguine : Nous venons d’entendre tant d’exagérations et de figures de rhétorique que je ne suis pas enclin à y répondre, non pas parce que je n’ai pas de réponse – par exemple, au sujet de l’intervention. D’un côté, il a été prouvé qu’il n’y avait pas d’intervention en faveur de Trump, et qu’il y avait eu effectivement une intervention par certains oligarques russes en faveur de Hillary. De même quant aux financements de mouvements d’extrême-droite en Europe. Il y a beaucoup de rumeurs, de publications, et de rhétoriques sur l’intervention russe, dont la plus absurde celle dans la crise en Catalogne – mais aucune preuve. Mais toutefois, ce qui est intéressant, nous sommes incertains – je n’aime pas parler au sujet des faits maintenant…
Bernard-Henri Lévy : …Au sujet des faits…
Alexandre Douguine : …Au sujet des faits parce que je les considère…
Bernard-Henri Lévy : Mais vous voulez parler de quoi, sinon des faits ?
Alexandre Douguine : Parce que les faits concernent quelque chose qui a été fait – du terme latin ‘facere’ – nous parlons d’actes, de faits passés, de constructions. Dans notre époque de l’information, nous nous occupons de faits informationnels. Donc, comme l’a dit Guy Debord, qui contrôle les médias contrôle les faits…
Bernard-Henri Lévy : …Donc les lecteurs et les journalistes ! Ceux qui contrôlent les médias sont essentiellement les lecteurs et les journalistes ; quelques magnats mais surtout les lecteurs et les journalistes contrôlent les médias, du moins en Occident, c’est l’un des avantages de l’Occident !
Alexandre Douguine : C’est une sorte de YouTube…
Bernard-Henri Lévy : …Nous avons une discussion en cours actuellement concernant Le Monde qui est le plus grand journal, comme vous le savez, et les propriétaires du Monde envisagent d’apporter leurs actions à une fondation qui appartiendra à l’intérêt public. Donc Le Monde appartiendra – en voilà un des bienfaits de l’Occident – Le Monde appartiendra à ses lecteurs et à ses journalistes.
Alexandre Douguine : Nous ne parlons pas des propriétaires, nous parlons de l’épistémologie et le concept de Michel Foucault : qui contrôle l’épistémologie ? Par exemple, Régis Debray a déclaré, au sujet des médias de masse, que tout en étant le conseiller de Mitterrand, il n’avait pu réaliser aucun plan avec le soutien du Président à cause d’une résistance en provenance de nulle part. Cela démontre qu’il existe un centre de contrôle épistémologique autre que le propriétaire des médias.
Il est intéressant de constater cette lutte épistémologique : nous avons créé un système de faits choisis ou de faits biaisés expliqués de manière biaisée. Et lorsque la Russie a tenté de faire de même avec Russia Today, Sputnik, nous sommes accusés de créer des ‘fake news’. A vrai dire, nous produisons tous les deux des ‘fake news’.
Bernard-Henri Lévy : Et je vous dirai pourquoi. La grande différence, c’est que, lorsque Russia Today a été conçu, il a été basé sur la verticalité – la démocratie verticale, comme vous le dites vous-même. Quand vous avez un conflit d’interprétation en Occident, entre Le Monde et Le Figaro, entre le New York Times et le Christian Science Monitor ou d’autres, c’est un combat entre professionnels, entre individus, dans une tentative sincère de découvrir la vérité. Ce n’est pas un média de propagande, tombant du ciel du pouvoir, ce qui est encore un des avantages de l’Occident, parce que ce qui est vrai, mon cher Douguine, ce qui est vrai, c’est que nous ne sommes plus à l’époque où la vérité nous venait d’en haut, comme chez Platon. Il faut la rechercher, et elle doit être recherchée avec de la sincérité et de l’authenticité. Nous n’avons pas besoin pour cela de l’intervention de l’État. Nous n’avons pas besoin des trolls manipulés par le Kremlin ou par la Maison Blanche, s’ils l’ont fait. Nous avons besoin de lecteurs, de journalistes, d’une société civile, tous animés par la volonté sincère et authentique de vérité – pour parler comme Friedrich Nietzsche.
Alexandre Douguine : Cette image est si belle…
Bernard-Henri Lévy : Je la recommande à la Russie, je la recommande à la Russie ! Il s’agit là d’une des beautés que la démocratie peut offrir à la Russie. Et quand vous l’embrasserez, elle ne sera pas occidentale, elle sera pour le bien commun et elle sera russe aussi.
Alexandre Douguine : Lorsque Bush était à Moscou, au moment de l’invasion de l’Iraq par les États-Unis, il a dit : « Soyez patients, vous aurez la démocratie aussi, comme en Iraq. » Et Poutine de répondre : « Merci beaucoup, nous trouverons un autre moyen de construire notre société. »
Je pense que l’image que vous avez donnée est juste, mais elle n’a rien à voir avec la société occidentale moderne où il existe une manière purement totalitaire de décrire les faits, non pas en faveur d’un petit groupe de propriétaires d’un média de masse ou d’un autre, mais en faveur d’une élite politique régnante. Et ils sont en ce sens et en quelque sorte des platoniciens, tirant leur vérité de leur idéologie libérale. ça aussi, c’est quelque chose de platonicien. Et les gens se révoltent contre cela, dans divers pays mais aussi en Occident. Je pense que la vague de populisme est précisément le refus du peuple européen, pas de droite ou de gauche, mais un refus, par les citoyens centre-européens normaux, de ce programme totalement abstrait des élites libérales. Je pense donc qu’il ne s’agit pas de l’État maintenant, nous parlons des élites politiques.
Bernard-Henri Lévy : OK. Vous êtes bon observateur, cela se passe en Occident, mais plus généralement il y a un important combat mondial entre les valeurs libérales et les valeurs il libérales. Ce combat traverse nos pays également. Vous avez des libéraux en Russie et nous avons quelques il libéraux en Europe. Ce qui est vrai, c’est que le libéralisme se trouve face au même genre de crise de crédibilité, et peut-être d’auto-crédibilité, comme celle avec laquelle il avait été confronté dans les années 30 ou au tout début du 20ème siècle. Mais, M. Douguine, dans ce combat – je l’ai vérifié encore aujourd’hui alors que nous arrivons à la fin de ce débat – nous nous trouverons chacun sur un côté opposé des barricades. Car, pour moi, une presse libre n’est pas un totalitarisme. Le culte du respect des idées libérales et de la liberté, n’est pas le libéralisme. Le sécularisme, les droits de la femme ne peuvent pas être placés – comme vous l’avez fait au début de notre rencontre – au même niveau que le fascisme et le communisme.
Aujourd’hui nous nous trouvons dans un vrai choc des civilisations, mais pas celui que vous évoquez dans votre livre, entre le nord et l’est et l’ouest et le sud, et tout cela. Il y a un choc des civilisations qui concerne toute la planète, entre ceux qui croient aux droits de l’homme, à la liberté, au droit d’un corps de ne pas être torturé et martyrisé, et ceux qui sont heureux avec l’illibéralisme et le renouveau de l’autoritarisme et de l’esclavage. C’est ce qui constitue la différence entre vous et moi. Et je suis navré de l’avoir de nouveau confirmé aujourd’hui.
(Applaudissements)
Traduction Marion et Raphaël Delpard