Le mercredi 22 décembre 1976 à 18 h 03, Thomas Enders envoie le télégramme 5036 au secrétariat d’État des États-Unis.
C’est ce que font les ambassadeurs dans toutes les ambassades de tous les pays. Ils parlent, chuchotent, placotent, ils lisent les nouvelles, ils recueillent de l’information sur le pays, produisent des analyses, font une synthèse et envoient ça au « bureau chef ».
Ils ne se doutent pas que 44 ans plus tard, on en fera une nouvelle, ou s’ils s’en doutent, ils n’en ont rien à cirer puisqu’ils seront morts, mon frère.
On est donc trois jours avant Noël à Ottawa et M. Enders a eu une grosse, une très grosse année pour un ambassadeur dans un pays aussi ennuyant que le Canada : un gouvernement sécessionniste a été élu au Québec le 15 novembre. Il est question d’un référendum. C’est le choc au gouvernement fédéral et dans tout le reste du pays.
Que va faire le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau ? C’est la question qui intéresse Washington. Le télégramme est intitulé « Une stratégie plus agressive d’Ottawa à l’endroit du Québec ? ».
> Lisez le télégramme complet (en anglais)
Voici comme il résume lui-même son câble : « Trudeau a opté en novembre pour une stratégie essentiellement passive pour faire en sorte que le Parti québécois se batte lui-même. Mais il y a des signes selon lesquels il cherche encore des manières de mettre Lévesque sur la défensive. Abandonner son concept de fédéralisme centralisateur est une possibilité examinée. Une autre pourrait être d’encourager des investisseurs clés à quitter le Québec. »
Suit un résumé détaillé de la situation et des options. Le ministre fédéral Marc Lalonde, qui voudrait prendre de court le gouvernement Lévesque en déclenchant un référendum pancanadien. Le cabinet craint de créer un ressac antifédéraliste en faisant cela, en plus de légitimer l’utilisation d’un référendum. Pour l’instant, on se contente de plaider que « le fédéralisme fonctionne » en mettant de l’avant une entente fédérale-provinciale récente. Mais, observe l’ambassadeur, le PQ fait face à deux partis fédéralistes affaiblis et secoués. L’élection du PQ a « fait peur » aux investisseurs, mais si la situation économique s’aggrave, loin de nuire au gouvernement péquiste, cela pourrait au contraire renforcer leur cause en illustrant le « statut colonial » du Québec.
En novembre, poursuit l’ambassadeur, des membres du gouvernement, y compris peut-être Trudeau, ont brièvement flirté avec l’idée d’encourager les investisseurs à se retirer, ou du moins à ne pas les décourager de partir. Mais les membres du cabinet « incitent maintenant les investisseurs à rester en place », pour ne pas laisser l’impression qu’une guerre économique impliquant Ottawa, le Canada anglais et Washington a été déclenchée contre le gouvernement Lévesque.
D’autres plaident pour la décentralisation.
L’ambassadeur dit que d’autres signaux confirment une possible approche économiquement punitive. Il cite Paul Desmarais, alors président de Power Corporation et propriétaire de La Presse. Trudeau, rapporte l’ambassadeur, a suggéré à Desmarais qu’il faudrait « rendre les choses aussi pénibles que possible » en déplaçant ses activités hors Québec, l’idée étant de faire bondir le taux de chômage à 15 % ou même à 20 % en 1977.
Le président du Canadien Pacifique, « l’homme d’affaires le plus influent au pays », a aussi parlé à Trudeau, mais « il n’a pas reçu de signal de retrait ni d’encouragement à demeurer ».
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Si effectivement Trudeau a suggéré cela à Paul Desmarais — et on ne voit pas pourquoi ce dernier aurait inventé cette histoire pour l’ambassadeur —, c’est grave. Si la chose avait été connue à l’époque, elle aurait fait scandale. Les chefs du PQ et du Bloc ont matière à s’énerver. Infliger un appauvrissement volontaire à un peuple pour des motifs de stratégie politique est évidemment odieux. Et le vilain Trudeau, le machiavélique Trudeau, l’homme du rapatriement de la Constitution en 1982 contre la volonté du Québec, l’homme qui a torpillé Meech est toujours utile à ressortir, car s’il est mort, son fils est bien vivant.
Le fait est cependant que déjà en décembre 1976, comme le relate le télégramme, le cabinet Trudeau est très conscient des dangers d’une stratégie trop agressive, et encore plus d’un plan de punition économique.
Le patron du CP, qu’on n’a jamais soupçonné de sympathie souverainiste, n’a pas corroboré cette « suggestion » faite à Paul Desmarais. Et à ce qu’on sache, ce genre de plan n’a pas été mis à exécution. Pour deux raisons assez simples : les sociétés faisant affaire au Québec voulaient continuer à y faire des profits. Et des déménagements de sièges sociaux — comme celui de la Sun Life — ont eu un impact politique désastreux, en plus de nuire aux affaires. Avec le recul, on observe qu’Ottawa a plutôt opté pour l’apaisement économique. Le déplacement du centre de gravité économique vers Toronto, s’il n’était pas sans rapport avec la montée du nationalisme, avait commencé bien avant 1976.
En fait, quand on lit ce télégramme comme un instantané de cet automne turbulent, on se rend compte qu’Ottawa est totalement pris au dépourvu, divisé stratégiquement, traumatisé politiquement et ne sait pas trop quoi faire. Il ne peut pas compter sur l’opposition à Québec — Bourassa vient de démissionner et les libéraux sont en déroute. Bref, ça va dans toutes les directions, et dans la panique et la rage qui ont suivi l’arrivée du PQ au pouvoir, il a dû se dire et se penser des choses bien plus épouvantables.
À la fin, le référendum a eu lieu en 1980 et Trudeau, malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, en a reconnu la légitimité en y participant.
Bref, vous m’excuserez, pour choquante qu’elle puisse être, cette révélation de la CBC ne me semble pas vraiment la « bombe » politique que certains y voient. À 44 ans et deux référendums de distance, je lis ça et j’ai surtout une émotion archivistique.
Ça n’en est pas moins fascinant de se plonger dans l’esprit de l’époque. Ou, mieux encore, de lire la transcription d’une longue conversation libre de mars 1976 entre Trudeau et l’ambassadeur Enders sur les vicissitudes du pouvoir.
> Lisez la transcription (en anglais)
« Une partie de ma job consiste à voir si on ne peut pas mieux comprendre ce qui se passe ici [au Canada], dit l’ambassadeur à Trudeau.
— Je ne veux pas vous décourager, mais je ne sais pas comment vous y parviendrez. Je ne comprends pas les producteurs de lait ; je ne comprends pas l’Ouest, et c’est moi le premier ministre… »
L’ambassadeur lui réplique qu’il n’a pas à les comprendre, mais à saisir leurs interactions.
« Mais comment faire ? demande Trudeau. Il y a tellement de nos décisions qui sont irrationnelles, ici. Ne me citez pas, mais ça peut aller n’importe où. J’espère que la plupart sont positives, mais il y en a tellement qui sont juste des déchets… »
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