En moins d'une semaine, la situation a changé d'allure en Tunisie. La révolte contre les prix élevés et le chômage («pour le pain») s'est muée en une contestation du régime. Renforcé par la répression, le mouvement a fait tache d'huile. L'effet étant le contraire de celui qu'il désirait, le président a changé de ton et a cherché à concilier l'opinion publique. Trop tard. Un pouvoir apparemment stable à l'intérieur et bien soutenu par le monde occidental (États-Unis et France, en particulier) s'est désintégré. Sont tombés un ministre, puis le gouvernement, enfin le président.
Que signifient ces événements? À première vue et au premier degré, un soulèvement «de la faim» circonscrit à la Tunisie. Mais, à y regarder de plus près, ce qui se passe en Tunisie comporte des nouveautés pleines de sens pour qui s'intéresse à l'histoire récente. Les événements qui déboulent annoncent peut-être de nouvelles tendances et d'importants virages dans l'évolution du monde arabe. En Tunisie, l'histoire ressurgit alors qu'on pouvait l'avoir perdue de vue.
Les révoltes qui surprennent
D'abord, les révoltes populaires sont presque toujours inattendues. Le jeune qui s'est immolé au centre de la Tunisie en décembre n'avait pas planifié un soulèvement national, encore moins des changements politiques. Un acte spontané éveille un écho parce que les conditions s'y prêtent. Si le feu prend, c'est que les matériaux combustibles sont déjà présents. Les périodes d'accalmie ne sont pas éternelles et la solidité apparente d'un régime n'est pas garante de sa pérennité.
Située dans son contexte, la révolte tunisienne acquiert une signification qui dépasse la seule Tunisie. Depuis trois ou quatre décennies, la dichotomie dans le monde arabe était entre des régimes autoritaires et les oppositions islamistes. L'Occident, États-Unis en tête, si prompt à promouvoir la liberté, la démocratie, soutient chez ses protégés des régimes peu conformes aux valeurs occidentales, mais parés de l'aura de remparts contre l'avancée de l'islamisme. Naturellement, ces régimes se moulent volontiers dans ce rôle.
Le monde arabe et le monde musulman en général sont entrés, il y a une génération, dans une phase de leur histoire où la contestation du statu quo a été prise en charge par les courants islamistes. C'était une transformation radicale, car, du XIXe siècle aux années 1970, les principaux courants réformateurs s'inspiraient d'idées, non pas proprement occidentales, mais qui sont apparues en Occident: liberté, nationalisme, droit à l'autodétermination, indépendance nationale, progrès social, socialisme, etc.
Tout cela a subi un coup d'arrêt il y a une génération, en raison des insuffisances et des insuccès des mouvements réformateurs, mais aussi de l'hostilité, voire de l'opposition armée, de l'Occident. Le statu quo n'était pas plus accepté pour autant par les populations concernées, et les islamistes se firent alors les porte-parole de la contestation. Le recul des courants nationalistes, modernistes et laïcs a permis à l'islamisme d'occuper la place comme alternative. C'est là où en sont le monde arabe et le monde musulman.
Nouveauté tunisienne
Or, dans le soulèvement actuel en Tunisie, on cherche en vain les islamistes ou l'islamisme. Le réflexe du pouvoir a été de tenter de repérer une main islamiste. En France, le gouvernement, appelé à se prononcer, s'est montré fort embarrassé, car il est habitué à redouter l'avènement d'un régime islamiste. À leur décharge, il faut reconnaître qu'en effet, à la suite de l'essoufflement des courants laïcs, les islamistes ont été les agents les plus actifs du changement dans les pays arabes et le monde musulman.
Pourtant, et voilà la surprise, les Tunisiens expriment des revendications s'inspirant des idées modernistes, laïques, progressistes et démocratiques. Dominante jusque-là, la dichotomie entre les pouvoirs en place et l'islamisme n'est pas opérante. La portée de ce développement n'est pas négligeable. Le soulèvement tunisien renoue-t-il avec les tendances réformistes séculaires? Annonce-t-il la fermeture d'une «parenthèse» ouverte il y a trois ou quatre décennies et marquée par le reflux des courants progressistes laïcs et la montée de l'islamisme?
Les grands tournants de l'histoire ont cette singulière habitude de s'enclencher au moment où l'on ne les attend pas ou plus. Songeons enfin au fait que la hausse actuelle des prix alimentaires dans le monde touche et touchera d'autres pays que la Tunisie.
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Samir Saul - Professeur d'histoire, Université de Montréal
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