L’un des dirigeants du groupe Lafarge qui a supervisé le marchandage financier avec l’Etat islamique, permettant au géant du ciment de poursuivre son activité en Syrie en 2013 et 2014, est un fervent soutien de Marine Le Pen, dont il a défendu les couleurs lors des dernières municipales à Paris. [Voir sur ce thème les deux articles publiés sur ce site en date du 14 avril et 25 avril 2017.]
C’est une information dont Marine Le Pen, qui a promis de lutter impitoyablement contre le terrorisme islamiste si elle était élue dimanche prochain à la tête de l’État, se serait sans doute passée dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle. L’un des dirigeants du groupe Lafarge qui a supervisé des négociations secrètes avec l’Etat islamique, afin que le géant mondial du ciment poursuive son business en pleine guerre syrienne, est un fervent soutien de la cheffe de file du Front national (FN). Il fut notamment l’un de ses candidats lors des dernières élections municipales à Paris.
Son nom: Jean-Claude Veillard. Il est l’actuel directeur de la sûreté du groupe franco-suisse Lafarge/Holcim. Plusieurs documents et témoignages obtenus par Mediapart démontrent aujourd’hui son implication dans le dossier syrien et sa parfaite connaissance des tractations qui ont eu cours, en 2013 et 2014, entre la multinationale et l’Etat islamique (EI), auteur d’une vague d’attentats sans précédent en France en 2015.
Cette collaboration avait abouti à divers appuis financiers de Lafarge en faveur du groupe terroriste: achat de pétrole, dont la production était contrôlée par l’EI, fourniture de camions de ciment et paiement d’une taxe pour assurer le passage et la sécurité des employés de l’entreprise en Syrie.
Mis au jour par le quotidien Le Monde et la lettre spécialisée Intelligence Online, les faits ont provoqué le dépôt d’une plainte pénale, le 15 novembre 2016, par l’ONG française Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme (ECCHR), basé à Berlin, pour «financement d’entreprise terroriste», «complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité», «mise en danger délibérée d’autrui», «exploitation abusive du travail d’autrui», «négligence» et «recel».
Un juge d’instruction parisien est en train d’être désigné et une enquête devrait être bientôt formellement lancée, selon des sources judiciaires. Elle s’ajoutera à celle déjà ouverte depuis octobre 2016 à l’initiative du ministère de l’économie et des finances.
Ancien des commandos de marine, qu’il a quittés avec le grade de capitaine de frégate (équivalent de lieutenant-colonel), Jean-Claude Veillard est depuis bientôt dix ans l’un des piliers du groupe Lafarge, leader mondial dans le domaine des matériaux de construction – ciment, béton, granulats – avec 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires. C’est aussi un militant d’extrême droite engagé: à l’occasion des élections municipales de mars 2014 à Paris, il fut cinquième sur la liste du candidat du Rassemblement Bleu Marine, Wallerand de Saint-Just, qui est actuellement le trésorier de la campagne présidentielle de Marine Le Pen. C’est exactement à la même période que Lafarge négociait avec l’État islamique.
Le groupe avait racheté en 2007 une cimenterie syrienne qui, après de multiples travaux, a été inaugurée en 2010, soit deux ans après l’arrivée de Veillard à la tête de la sécurité de la multinationale. L’usine syrienne était alors considérée comme l’une des plus modernes et prometteuses du Proche-Orient, avec une capacité de production annuelle de trois millions de tonnes de ciment. Située à Jalabiya, au nord-est de la Syrie, à 90 kilomètres de Raqqa, la “capitale” de l’État islamique dans ce pays, la cimenterie était la propriété d’une filiale à 98 % de Lafarge, baptisée Lafarge Cement Syria (LCS).
Malgré sa réputation de personnage très secret, qui a gardé de son passé dans les forces spéciales la culture du cloisonnement, Jean-Claude Veillard a laissé derrière lui des traces qui prouvent son implication dans l’embarrassant dossier syrien de Lafarge.
Du fait de l’emprise territoriale grandissante de l’EI en Syrie, en 2013 et 2014, Lafarge a fait le choix, contrairement à d’autres, d’entrer en négociation financière avec l’organisation terroriste pour pouvoir continuer ses affaires sur place et, d’après ses dirigeants, assurer la sécurité de son personnel.
D’après les témoignages recueillis, Jean-Claude Veillard était informé de chaque phase de la négociation avec les djihadistes. Il recevait copie des mails adressés à la direction et a dû donner son avis sur les décisions prises. Plusieurs mails, dont Mediapart a pu avoir connaissance, en attestent. C’est le cas, par exemple, d’un échange de mails d’août 2014 dans lequel l’un des responsables de Lafarge en Syrie annonce qu’à la suite de ses discussions avec l’État islamique, l’entreprise devait fournir les pièces d’identité de ses employés sur place pour faciliter leur passage, lequel avait été rendu possible grâce à l’acquittement d’une taxe au profit des djihadistes.
Une taxe devait également être payée pour la circulation de la marchandise entrante et sortante de l’usine, d’après l’ONG Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme.
Lafarge a fini par reconnaître les faits
D’autres éléments circonstanciés, qui reposent notamment sur les attestations d’une douzaine d’anciens salariés de l’usine syrienne, tendent par ailleurs à démontrer que Lafarge a sciemment mis en danger son personnel sur place dans le seul but de continuer à faire du profit. Les récits évoquent une série d’enlèvements, des tirs contre des salariés et l’absence de véritable plan d’évacuation en cas d’attaque de l’usine.
En tant que responsable de la sûreté du groupe, Jean-Claude Veillard n’ignorait rien des compromissions de Lafarge avec l’EI puisque toute la stratégie sécuritaire du groupe en Syrie reposait sur ses deals avec l’organisation terroriste. C’est lui qui, dans le cadre de ses fonctions, évaluait la menace en Syrie, supervisait directement le travail du gestionnaire des risques de la filiale syrienne et gérait les questions de sécurité les plus délicates qui dépendaient des relations – y compris financières – nouées avec les groupes armés présents autour de l’usine de Jalabiya, dont l’EI.
Les accords de Lafarge avec l’EI ont perduré jusqu’au mois de septembre 2014, date à laquelle l’organisation terroriste a fini par s’emparer de l’usine, forçant la multinationale à fermer le site. Entre-temps, compte tenu de la difficulté et du danger de la situation, Lafarge a évacué son personnel européen (essentiellement français) puis, officiellement, son personnel local (syrien) vers la Turquie, où les employés ont continué à être payés jusqu’à fin 2015.
En réalité, l’évacuation des 240 salariés présents lors de l’attaque de l’usine par l’EI s’est très mal passée. La direction avait “oublié” de prévenir le personnel de l’imminence de l’attaque et les bus qui avaient été annoncés en cas d’évacuation d’urgence ne sont jamais venus. Les salariés ont dû se débrouiller seuls pour se sauver. Le décalage entre l’évacuation des Français puis, lorsqu’on ne pouvait plus faire autrement, celle des «locaux» a fait beaucoup parler dans l’entreprise. Une situation dont Jean-Claude Veillard avait la charge.
Contacté par Mediapart, il n’a souhaité faire aucun commentaire sur le dossier syrien. « Je n’ai rien à dire », a-t-il affirmé. Concernant son engagement aux côtés de Marine Le Pen, Jean-Claude Veillard s’est contenté de déclarer: «Il s’agit d’une affaire personnelle et privée. Si j’avais été l’adjoint de Mélenchon ou d’un socialiste, cela ne vous aurait pas intéressés, j’en suis sûr.» Egalement sollicité, Wallerand de Saint-Just, tête de liste de l’extrême droite aux municipales à Paris, n’a pas donné suite.
Une assemblée générale des actionnaires de Lafarge doit se réunir ce mercredi 3 mai, à Zurich (Suisse), pour examiner les suites à donner à une enquête interne confiée à deux cabinets d’avocats, Baker McKenzie (aux États-Unis) et Darrois-Villey-Maillot-Brochier (en France), sur les accusations de compromissions du groupe avec l’EI. Ses conclusions, connues depuis avril, sont très sévères et ont poussé Lafarge, qui s’était longtemps réfugié dans le déni, à reconnaître les faits.
Sollicité par Mediapart, Lafarge/Holcim renvoie vers son communiqué du 24 avril faisant suite à ce rapport d’audit sur l’affaire syrienne. «Le conseil d’administration, au terme de cette enquête indépendante, a confirmé que certaines mesures prises en vue de permettre à l’usine syrienne de poursuivre un fonctionnement sûr étaient inacceptables et que des erreurs de jugement significatives, contrevenant au code de conduite alors en vigueur, avaient été commises. Les résultats de l’enquête confirment également que, bien que ces mesures aient été prises à l’initiative de la direction locale et régionale, certains membres de la direction du Groupe ont eu connaissance de situations indiquant des violations du code de conduite des affaires de Lafarge», indiquait le communiqué.
Le groupe a déjà annoncé le départ prochain, le 15 juillet, de son directeur général, Eric Olsen. Ce dernier s’est engagé à “faire le ménage” au sein de la direction avant de partir. Plusieurs dirigeants seraient aujourd’hui menacés: le PDG de la filiale syrienne, le directeur de l’usine (qui vit aujourd’hui à Damas), mais aussi Jean-Claude Veillard.
La conception de la lutte antiterroriste de Jean-Claude Veillard et Lafarge n’est manifestement pas la même que celle de Marine Le Pen, qui déclarait il y a deux semaines: «Depuis dix ans, sous les gouvernements de droite et de gauche, tout a été fait pour que nous “perdions” la guerre contre le terrorisme.» Y compris financer l’État islamique. (Article publié sur Mediapart, en date du 3 mai 2017)
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