Vaincre la peur de mourir sans Dieu

Chronique de José Fontaine

Luc Dardenne qui est avec son frère Jean-Pierre (les deux étant inséparables), parmi les grands cinéastes de ce temps, est aussi un philosophe.
Une réflexion de 2005 sur le meurtre qui m'a fort intrigué
J'avais été intrigué par la réflexion qu'il faisait dans Au dos de nos images (Seuil, Paris, 2005, mais je cite ici l'édition de poche 2008, p.59) : « Dieu est mort. On le sait. Nous sommes seuls. On le sait. Il n'y a rien après la mort. On le sait. On sait tout cela aujourd'hui. Qui est ce "on" ? Une sorte de rumeur qui se répand en Europe depuis deux siècles. Facile de se laisser bercer par la rumeur tout en s'étourdissant parmi les multiples veaux d'or. Autre chose est de descendre dans son solitaire et d'entrer en contact avec cette évidence : je suis seul et je suis mortel, telle est ma condition, notre condition à tous. Celui qui risque cette descente remontera plus libre. Il sera aussi tourmenté par cette question qui ne le lâchera plus : pourquoi le meurtre ne pourrait-il redevenir un fait admis ? » Cette réflexion intrigue car elle est très différente de celle de Dostoïevski «Si Dieu n'existe pas, tout est permis» (à moins que celle-ci ne soit pas non plus une façon de décrire Dieu comme le grand Gendarme ). Le nouveau livre de Luc Dardenne paru en mai de cette année au Seuil Sur l'affaire humaine, donne sans doute la réponse. Il faut dire aussi - ce qui est également quelque chose qui intrigue - que les Dardenne répugnent à montrer l'étreinte amoureuse ou le meurtre.
Pourquoi ce désir de meurtre?
L'être vivant à sa naissance doit sortir de sa bulle. Si le petit d'homme arrivait vivant dans un monde qui serait le sien, il s'y adapterait sans plus. Il n'aurait pas la tentation dont parle à bon droit la psychanalyse de se retourner vers sa bulle utérine, d'en être un nostalgique inguérissable. La sortie de la bulle utérine ne s'accomplit pas aisément, car nous ne voulons pas mourir et parce que cette peur de mourir ne s'apaise qu'en détruisant l'autre qui me menace de destruction. L'être qui vient au monde, pour le dire autrement, passe d'un état massif, homogène, continu, sans temporalité, à une existence temporelle où le moi voit son unité dans la bulle, où il était tout, se déchirer en présence de l'autre. Le réflexe est alors celui du meurtre. Pour Levinas, si le meurtre peut être dépassé, c'est en raison de sa grande idée que le Bien est au-delà de l'Être, qu'il y a, avant que je n'en décide, une introduction en moi de l'idée de l'infini par ce que l'on pourrait appeler une Transcendance ou Dieu mais qui est quelque chose qui échappe à toute vision, qui échappe à tout système, à tout englobant, qui le placeraient dans un système (ou une logique), quelque chose qui n'est ni caché ni manifeste. Qui se convertit seulement en la présence énigmatique du Visage (d'autrui), lui-même hors de tout système, échappant à tout arrière-plan, qui me commande éthiquement («Tu ne tueras point !»), sans se rapporter à rien de visible.
Ne pourrait-on pas penser à autre chose que «Dieu» ?

Ici, Luc Dardenne conteste Levinas et pense que l'infini tombé en moi, m'orientant vers le respect de l'Autre, pourrait aussi bien être introduit par une Transcendance non humaine, la «mère» (ou toute espèce de personne qui m'aime au départ, peu importe son sexe). Il est de fait que nous ne pouvons nous proposer d'aimer qu'inconditionnellement, infiniment. Nous le proposer seulement, mais c'est énorme et c'est cet amour inconditionnel qui libère le petit d'homme de la peur de l'autre comme menaçant sa bulle, qui le libère aussi de la peur de mourir. Je me souviens avoir parlé un jour de cette idée (trouvée chez Bernard Stiegler) que nous ne pouvons nous proposer d'aimer qu' infiniment : les visages d'étudiantes (notamment), qui avaient des enfants, se sont éclairés à ce moment d'un sourire à travers lequel j'expérimentais au sens fort que cette idée n'était pas une idée en l'air (ce dont tout philosophe a un peu peur). Luc Dardenne raconte à ce propos l'histoire de cette personne travaillant à Liège au bureau de sa société de production cinématographique et qui obligée de subir une anesthésie totale (image de la mort), lui avait demandé de faire venir sa mère habitant un autre continent, sa mère supprimant sa peur de mourir par son amour inconditionnel, expérience qui rejoint d'une certaine façon ce que pensait Gabriel Marcel, dire à quelqu'un «je t'aime», c'est lui dire «Toi, tu ne mourras pas!»
A l'origine de la fable chrétienne et du nihilisme nietzschéen
Cet autre qui m'aime absolument, plus souvent notre mère mais pouvant être aussi une autre personne, «n'est-elle pas la matrice psychique d'où sortit la fable chrétienne ? Au cœur de cette histoire du Sauveur élaborée par des êtres humains, n'y a-t-il pas notre croyance humaine, si humaine, qu'un autre peut mourir pour nous et nous donner l'éternité ? » (p.105) se demande Luc Dardenne. Et si Nietzsche lui-même fait de l'Enfant le Surhomme, ce serait peut-être parce que, malheureux d'avoir découvert qu'il n'y avait pas de consolation possible, il se serait tourné vers l'amour infini (mais non transcendant), que donne la mère à l'Enfant. Cette mère qui nous ouvre à la vue à plusieurs et qui n'est pas le Crucifié (c'est ainsi que Nietzsche désigne toujours le Christ), «même si celui-ci en fut un avatar décisif» ajoute Luc Dardenne.
Un athéisme qui délivre de la peur de mourir
Cet athéisme délivre de la peur de mourir, pire que celle de la Mort. Nous savons que certains êtres peuvent dominer leur peur de mourir en demandant la mort (euthanasie), parce que la peur de souffrir est plus grande encore. mais le supplice dit «de la baignoire» (celui de la noyade simulée), démontre cependant que notre peur de mourir a quelque chose de plus insupportable que toute souffrance : cette imminence du mourir. Pour finir, Luc Dardenne en appelle à la nostalgie tonique « d'une enfance invincible au plus près de la vie qui vient, absoute de toute peur, aimée absolument, aimant absolument. Y aurait-il là comme un temps qui ne passe pas, un temps d'exception, un indestructible dans le temps lui-même, qui me pousserait à vivre le temps et non à le fuir ? Une « éternité » dans le temps de chaque être humain, une « éternité » qui serait l'enfance, ce moment où la peur fut dissoute par l'amour venu de l'autre, où cet amour entrant dans les fibres les plus fines de mon être apaisa absolument ma peur de mourir, me donna la joie d'être, de vivre, le désir d'être en relation avec l'autre, la confiance dans le temps comme avenir, comme attente de l'autre. Un amour d'où pourrait se relancer à tous les âges de la vie l'espérance d'un bonheur. » (pp. 160-161)

Je lisais cela quand j'étais à nouveau entré dans le roman d'Andrée Ferretti, Roman non autorisé nous rappelant que son héroïne, Fleur des prés, nous disait que le jour de la mort de sa mère fut « son dépeuplement de la terre », cette mère qui l’a instruite « de la simple chance d’être sortie du néant et, par conséquent, de l’obligation, en tant qu’être consciente de mon existence, d’en jouir. Infiniment. C’est-à-dire de mon vivant », une Fleur des prés s’appliquant la conception spinozienne de l’existence infinie de l’être : « je me l’appliquais sans vergogne, avec tout de même une petite dose d’ironie, je me disais : « Tu es mortelle, Fleur des prés, mais éternelle. » « J’osais même me demander si deux grands yeux posés avec confiance et liberté sur l’existence pouvaient se fermer [à jamais ? »-> (p.143)http://www.vigile.net/Un-grand-roman-du-Quebec-et-du]
J'objecterais peut-être à ce très bel essai athée n'ayant pas peur d'aborder la peur de mourir dont délivrerait par exemple la foi chrétienne (mais Luc Dardenne doit savoir que non), que selon certains auteurs, Dieu ne délivre pas de la peur de la mort, puisque celle-ci est la seule manière de le choisir vraiment tant chez Blondel que Malègue

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Oscar Fortin Répondre

    29 juillet 2012

    Que savons-nous avec certitude sur nous-mêmes, sur les autres, sur ce tissu humain des relations qui rattachent les unes aux autres les 7 milliards de personnes humaines qui habitent notre planète? Le « nous savons ceci et nous savons cela » se ramène souvent à « nous croyons ceci et nous croyons cela ». Quand des voix s’élèvent pour proclamer que « nous savons que Dieu est mort », j’aimerais bien savoir sur quoi elles se fondent pour exprimer, comme certitude, ce qui ne peut reposer que sur des suppositions ou un acte de foi. Il faudrait que ces prophètes de certitudes nous disent en quoi l’existence d’un Dieu est incompatible avec l’existence de l’univers et de l’humanité. Il en va de même avec l’affirmation qui dit « nous savons que nous sommes mortels ». Évidemment que notre corps est mortel et qu’avec lui disparaissent à nos perceptions sensorielles les amitiés partagées, les connaissances acquises, la vie engagée. Par contre, qui peut dire avec certitude que ces réalités intérieures et spirituelles des êtres que nous sommes s’en retournent au néant? Que savons-nous avec certitude au sujet de ce qui se passe à la mort et après celle-ci? Nous pouvons nous former une opinion, que nous convertissons progressivement en certitude, mais ce ne sera toujours qu’une opinion.
    Moi, je suis croyant dans les Évangiles et en Jésus de Nazareth. Cette foi ne répond pas à un raisonnement logique. Cette foi ne contrevient pas à l'humanité à laquelle j'appartiens. Au contraire, elle répond, en ce qui me concerne, à tout ce qui peut rendre notre humanité toujours plus humaine en étant toujours plus juste, plus vraie, plus solidaire, plus compatissante. Elle m’apporte également l’inspiration d’un homme qui a assumé jusqu’aux ultimes conséquences sa solidarité avec l’humanité entière. Elle m’apporte la certitude que le souffle de vie qui passe en moi survivra à la mort temporelle et terrestre. C'est une foi, c'est ma foi.
    J’ai beaucoup d’amis qui me sont des exemples d’engagements humains exceptionnels et qui se déclarent athées ou pour plusieurs agnostiques. Ces derniers disent tout simplement qu’ils ne savent pas. Par contre, ils trouvent en eux l’énergie et les convictions qui les mènent à sacrifier leur vie à des causes qui répondent aux exigences de justice, de vérité, de solidarité. La foi n’est donc pas toujours la seule source de véritables engagements. L'humanité porte en elle ces ressources. L’important c’est que, croyants ou pas croyants, démontrent par leurs actions et leurs engagements ce qu’ils portent au plus intime d’eux-mêmes. Même Jésus de Nazareth a dit
    aux sceptiques qui ne croyaient pas en ce qu’il disait. « Si vous ne croyez pas en ce que je dis, croyez à tout le moins dans les œuvres que je fais. »
    Je pense sincèrement que les religions, les croyances et les non-croyances sont mises au défi de répondre aux impératifs de justice, de vérité, de solidarité, de compassion qui interpellent le monde d’aujourd’hui. Seuls leurs engagements donneront de la crédibilité à leurs croyances ou à leurs non-croyances. Il y a ce vieux proverbe "Dis-moi ce que tu fais et je te dirai qui tu es."
    J’espère que mon commentaire cadre avec les propos du présent article.

  • Archives de Vigile Répondre

    28 juillet 2012

    Nous sommes à quelque part éternel même si nous sommes mortel.
    Je ne peux penser par exemple que mon père défunt n'existe plus. Il est quelque part, j'en suis certain, dans un autre mode de vie.
    Comme croyant, je crois qu'il est auprès du Christ dans son paradis. Disons que c'est ma foi.