L’histoire d’Adrien Arcand, figure majeure de la droite extrême au Canada, était demeurée à ce jour à peu près inconnue, enterrée par le poids des mythes unificateurs et rassurants dans lesquels baigne encore notre quotidien.
Photo : Lux Éditeur
Directeur des pages culturelles du Devoir, Jean-François Nadeau a reçu mardi le prix Richard-Arès pour son livre intitulé Adrien Arcand, führer canadien (Lux éditeur). Nous publions le texte lu à cette occasion.
Que peut-on bien dire d'autre, en pareille occasion, que merci? Je voudrais tout de même profiter de ce moment, non pour vous exprimer avec affectation — comme il semble convenir lors des remises de prix — à quel point je suis heureux de cet honneur, mais pour dire quelques mots, à la lumière des dérives politiques d'hier, sur le jugement politique d'aujourd'hui.
Au sujet du régime d'Adolf Hitler, figure emblématique du délire totalitaire au XXe siècle, on se demande encore comment des hommes purent, en Europe, envisager de remettre leurs jours aux mains d'un pareil système d'idées venues de la nuit. On ne compte plus depuis longtemps les livres consacrés à cette question. Pourtant, l'histoire européenne n'est pas la seule où grouillent des personnages dont les idées firent le malheur et la honte des hommes, souvent d'ailleurs avec leur consentement préalable. En Amérique, on s'est empressé d'oublier, après la Seconde Guerre mondiale, que des épigones du totalitarisme nazi y vécurent aussi de beaux jours.
Depuis la pointe brûlante du Brésil jusqu'aux terres gelées du Canada, on trouve, au cours de l'entre-deux-guerres, plusieurs mouvements profascistes. Ils s'adressent eux aussi à la haine, aux préjugés, à l'envie et à la rivalité, comme si pareil magma de feu et de sang était capable d'assurer le bonheur de l'humanité.
Au pays des érables, Adrien Arcand est sans conteste la figure majeure de la droite extrême. Le modèle politique envisagé par Arcand est d'abord celui d'une Angleterre impérialiste dont l'histoire parle peu, avec sa noblesse et sa royauté favorablement impressionnées par l'exemple d'une dictature fasciste qui serait capable d'assurer la pérennité d'un Empire déclinant.
Derrière les mythes
Comme je l'ai montré dans mon livre, la vie d'Adrien Arcand se présente comme le détail où se condense le tout de cet âge des extrêmes dans lequel l'humanité découvre les capacités quasi sans limites de s'infliger de profondes blessures à elle-même. L'histoire de cet homme, assez curieusement, était demeurée à ce jour à peu près inconnue, enterrée par le poids des mythes unificateurs et rassurants dans lesquels baigne encore notre quotidien.
En considérant aujourd'hui des hommes ayant suivi pareil chemin, plusieurs sont étonnés au point de se dire incapables de comprendre leurs dérives. Pour ne pas brusquer leurs esprits, ils en concluent d'ordinaire en vitesse que ces hommes d'Amérique portant la croix gammée vivaient dans un monde et une époque qui nous sont désormais totalement étrangers. Mais est-ce bien le cas?
Depuis le XIXe siècle, les idées de progrès, de démocratie et d'autonomie du jugement nous ont sans cesse été présentées comme des digues capables de résister aux dérives politiques plutôt que comme de simples mythes qui camouflent une réalité humaine plus complexe. Ces garde-fous sur lesquels la société est invitée à s'appuyer se révèlent en effet instables et parfois trompeurs.
Ainsi, à l'heure où le Canada partait en guerre contre le racisme de l'Allemagne nazie, l'administration fédérale se refusait toujours à accueillir en grand nombre sur son territoire des Juifs persécutés à mort. Un fonctionnaire canadien eut même cette phrase épouvantable pour justifier le verrouillage des frontières: «None is too many» («Aucun, c'est encore trop»).
Tandis que l'on combattait le racisme du régime nazi, on emprisonnait des Canadiens parfaitement innocents du simple fait de leurs origines. Des descendants d'Italiens, d'Allemands et de Japonais croupirent ainsi en prison, la plupart d'entre eux n'étant coupables que du seul fait d'être nés. À Sherbrooke, près de chez moi, il exista un camp d'internement où des prisonniers juifs étaient entassés dans des conditions épouvantables parce qu'on craignait — faute d'avoir réfléchi deux minutes — que leur origine allemande les conduise soudain à appuyer Hitler, leur bourreau!
Chez nos alliés étatsuniens, un régime de ségrégation des Noirs avait cours légal durant cette même période. N'était-ce pas là aussi l'expression d'un racisme d'État, celui précisément contre lequel on disait devoir se battre à tout prix en Europe?
Au revers du discours démocrate, qui justifiait l'action de valeureux soldats sur différents fronts, se trouvaient pourtant ici aussi des politiques d'exclusions, de même que des mouvements d'idées semblables à ceux des régimes combattus. Mais les contradictions intellectuelles et les mensonges sont tolérés lorsqu'ils sont maquillés sous les traits de vertus de circonstance.
Différent aujourd'hui?
La situation intellectuelle qui règne aujourd'hui est-elle si différente? Chose certaine, elle me semble parfois tout aussi déprimante.
Comme hier, la politique au quotidien évite de discerner le sens profond et la cohérence historique des événements auxquels elle doit faire face. Ce joli théâtre du maintien des apparences démocratiques n'empêche pas des réfugiés d'être traités comme du bétail, ni non plus le pays de s'engoncer dans un militarisme de politiciens qui se disent pourtant près de Dieu.
Comment mettre des principes de justice sociale en valeur devant ces gens qui ne veulent connaître que les règles d'un jeu d'ascension sociale qui les fera gagner à tout prix? Au nom de ce jeu aux règles fluctuantes, on donne d'ailleurs libre cours désormais aux grossièretés que commandent, en toute impunité, les puissances de l'argent.
Aujourd'hui comme hier, une population à raison inquiète continue essentiellement de s'en remettre aux idées des partis politiques comme seule planche de salut. Les espoirs concrets d'une vie meilleure et plus juste sont reportés dans des programmes électoraux. Les rêves sont étendus sur ces programmes de parti et l'impuissance à les réaliser est déchargée sur les politiciens. D'élection en élection, cette quête frénétique de changement à tout prix conduit à une accumulation de déceptions.
Et pourtant, le rêve de trouver le grand homme, le sauveur, ce personnage qui n'existe pas, ce personnage que cherchèrent les hommes des années 1930 jusque dans les profondeurs de l'abîme, et pourtant ce rêve insensé se poursuit dans une prodigieuse et étonnante fuite en avant. En un mot, notre monde social apparaît toujours aussi instable, toujours aussi prompt à se laisser séduire par les sirènes de l'heure. Nous vivons dans un présent éternel, un présent qui rejette le passé et qui évite ainsi l'avenir.
La liberté n'est pas une marchandise
Les mentalités profondes n'auraient-elles changé qu'en apparence? Au moment où paraissait mon étude consacrée à Adrien Arcand et son univers, c'est-à-dire plus de 60 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, combien de fois ai-je été surpris de constater qu'on insistait pour savoir si Untel avait des liens de parenté avec ce petit führer canadien? Même à la radio de nos impôts, on se demanda un matin, comme s'il s'agissait d'une question fondamentale, si Adrien Arcand était parent avec le cinéaste Denys Arcand, avec la journaliste Johanne Arcand, avec l'animateur Paul Arcand, et avec qui sais-je encore. Croit-on, comme les fascistes ma foi, mais sans en avoir pleinement conscience, que les idées sont une affaire par essence génétique, donc transmissibles par le sang, telle une maladie mortelle? Est-ce ce même état d'esprit tordu qui fait craindre le terroriste devant n'importe lequel citoyen d'origine musulmane?
La liberté n'est pas une marchandise. La liberté n'est pas ce droit qu'ont pris les marchands de transformer notre espace commun en un immense Babel dédié à la seule réclame publicitaire. Cette agression permanente de la propagande commerciale, cette agression capable de recouvrir les pires abus, jamais aucun régime totalitaire ne l'avait poussée aussi loin à ce jour. Le consumérisme, présenté par tous les marchands de rêves comme une liberté ultime grosse comme Las Vegas, n'est en fait qu'une nouvelle façon de casser la culture, de faire en sorte que les victimes du marché se laissent traîner en laisse en souriant, au nom du pouvoir d'achat, qui est en définitive le pouvoir de se faire écraser au nom de plus riche que soi.
S'élever au-dessus de soi
Comment résister aujourd'hui à tous les errements du jugement et aux laborieuses échappatoires dont est tissée en conséquence notre vie politique? Comment échapper à la transmission de cette politique-là?
À l'heure où l'on encourage sans cesse à plonger en soi, il est peut-être temps d'apprendre d'abord à s'élever au-dessus de soi. Plus que jamais, il faut savoir s'en remettre aux enseignements de la littérature, du théâtre, de la philosophie, de la danse, de la musique, des arts visuels, seuls éducateurs irremplaçables pour l'élévation du jugement et des sentiments. C'est dans les arts qu'on trouve à mieux comprendre et analyser les passions humaines dans ses profondeurs, tout en trouvant les motifs d'exercer son droit à penser différemment et librement.
Malgré toute notre bonne volonté à mieux nous comprendre grâce à la culture, ce que nous sommes exactement demeure bien sûr mystérieux, et ce que nous ressentons ne peut que rester chaotique. Mais désormais, lorsque le mot «culture» se fait entendre au pays, une suite de chroniqueurs à gages sortent leur revolver. Pas étonnant, lorsqu'on y pense, qu'on tente partout de casser les jambes de la culture en l'accusant même, après tout le mal qu'on lui a fait, de se mouvoir à l'occasion avec des béquilles. Pas étonnant parce que la culture reste le premier ennemi de ces va-t-en-guerre qui confondent allègrement leurs propagandes sans fin avec des politiques publiques dignes d'une société juste.
Aucun peuple ni aucun gouvernement ne sont jamais à l'abri de dérives qui vont en sens contraire des intérêts de tous. Il est bon de ne jamais l'oublier afin de comprendre qu'aujourd'hui comme hier, nous avons le devoir de réagir et non pas seulement celui de nous indigner.
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Jean-François Nadeau - Directeur des pages culturelles du Devoir, l'auteur a reçu mardi le prix Richard-Arès pour son livre intitulé Adrien Arcand, führer canadien (Lux éditeur). Nous publions le texte lu à cette occasion.
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