Il n'y a jamais eu, à mes yeux, dans l'histoire américaine, de fuite plus importante que la divulgation par Edward Snowden des programmes secrets de l'Agence de sécurité nationale américaine (NSA). L'alerte qu'il a lancée permet de prendre la mesure d'un pan entier de ce qui se ramène à un "coup d'Etat de l'exécutif" contre la Constitution américaine.
Depuis le 11-Septembre, le Bill of Rights, cette Déclaration des droits pour laquelle cette nation combattit il y a plus de deux cents ans, a été l'objet, dans un premier temps secrètement, ensuite de plus en plus ouvertement, d'une révocation de fait. Les quatrième et cinquième amendements de la Constitution, qui protégeaient les citoyens d'une intrusion injustifiée du gouvernement dans leurs vies privées, ont été pratiquement suspendus.
Le gouvernement affirme qu'il peut se prévaloir d'un mandat de justice en vertu du FISA, du Foreign Intelligence Surveillance Act (loi de 1978 portant sur les procédures de surveillance physique et électronique et l'activité de renseignement à l'étranger). Mais ce mandat est d'une si grande portée qu'il est inconstitutionnel. Il est de plus délivré par une juridiction secrète, à l'abri de toute supervision efficace, et qui fait preuve d'une déférence presque totale face aux demandes de l'exécutif.
Affirmer, comme le fait le président, qu'il y a eu une supervision juridique n'a pas de sens. Le fait que les dirigeants du Congrès aient été informés sur cette question et aient approuvé tout cela, sans aucun débat public ni auditions, montre l'état misérable, dans ce pays, du système des contre-pouvoirs.
A l'évidence, les Etats-Unis ne sont pas aujourd'hui un Etat policier. Mais, au regard de l'ampleur de cette invasion de la sphère privée, nous avons là l'infrastructure électronique et législative d'un tel Etat. Si une guerre devait éclater et conduire à l'apparition d'un mouvement pacifiste de très grande ampleur ou si nous devions être la cible d'une nouvelle attaque d'une gravité similaire à celle du 11-Septembre, je ne donne pas cher de l'avenir de notre démocratie. Ces pouvoirs sont extrêmement dangereux.
Il existe de nombreuses raisons justifiant légitimement le secret, en particulier pour tout ce qui relève de l'écoute des communications transitant par les ondes. C'est pourquoi Bradley Manning, l'auteur des fuites révélées par WikiLeaks, et moi-même – qui avions accès à de telles sources de renseignement parce que nous étions accrédités pour un niveau plus élevé encore que celui du top secret – avions choisi de ne divulguer aucune information ainsi classifiée. Et c'est pourquoi Edward Snowden s'est engagé à ne pas divulguer la plus grande partie de ce qu'il aurait pu révéler.
Mais, ce qui n'est pas légitime, c'est d'utiliser un système axé sur le secret pour dissimuler des programmes qui, de façon flagrante, sont anticonstitutionnels par leur ampleur et par les potentialités d'abus qu'ils recèlent. Ni le président ni le Congrès ne pourraient à eux seuls tirer un trait sur le quatrième amendement, portant sur le droit des citoyens d'être garantis dans leurs personne, domicile, papiers et effets, contre les perquisitions et saisies non motivées. C'est pourquoi ce qu'Edward Snowden a révélé jusqu'ici était tenu au secret, dissimulé au peuple américain.
En 1975, le sénateur Frank Church parla de l'Agence de sécurité américaine en ces termes : "Je sais qu'il y a là tout ce qu'il faut pour faire de l'Amérique une tyrannie accomplie, et nous devons veiller à ce que cette agence et toutes les agences qui disposent de cette technologie opèrent dans le cadre de la loi, et sous une supervision appropriée, de sorte que nous ne sombrions jamais dans ces ténèbres. Ce sont des ténèbres d'où l'on ne revient pas."
La perspective funeste qu'il discernait était que la force de frappe grandissante des renseignements américains – qui est aujourd'hui incomparablement plus puissante que tout ce qui existait à leur époque prénumérique – "puisse à tout moment être retournée contre le peuple américain, et qu'aucun Américain ne sache plus ce qu'est la vie privée".
Cela est désormais arrivé. C'est ce qu'Edward Snowden a démontré, documents officiels secrets à l'appui. La NSA, la police fédérale (FBI) et l'Agence centrale de renseignement (CIA) disposent, avec la nouvelle technologie digitale, de pouvoirs de surveillance sur nos propres citoyens dont la Stasi (la police secrète de la disparue République démocratique allemande) n'aurait guère pu rêver. Edward Snowden révèle que ladite communauté du renseignement est devenue the United Stasi of America.
Nous nous retrouvons donc plongés dans les ténèbres que craignait tant le sénateur Church. Il nous faut désormais nous demander si ce dernier eut raison ou tort de dire qu'il s'agit de ténèbres d'où l'on ne revient pas, et si cela signifie qu'une démocratie effective deviendra impossible.
Il y a peu, j'aurais trouvé difficile de rétorquer quoi que ce soit à des réponses pessimistes à ces questions. Mais devant la manière qu'a Edward Snowden de mettre sa vie en jeu pour que ces informations soient connues de tous, et parce qu'il pourrait de cette façon inciter très possiblement d'autres personnes ayant le même savoir, la même conscience, et le même patriotisme, à faire preuve d'un courage civique comparable – dans l'opinion publique, au Congrès et au sein de l'exécutif lui-même –, je vois une possibilité inespérée de traverser ces ténèbres et d'en réchapper.
Une pression exercée sur le Congrès par une opinion informée afin que soit créée une commission d'enquête parlementaire au sujet des révélations d'Edward Snowden et, je l'espère, d'autres restant à venir, pourrait nous conduire à placer la NSA et les autres agences de renseignement sous un véritable contrôle, et pourrait nous amener à restaurer les protections de la Déclaration des droits.
Edward Snowden a agi comme il l'a fait, parce qu'il a reconnu les programmes de surveillance de la NSA pour ce qu'ils sont : une activité dangereuse et anticonstitutionnelle. Cette invasion massive de la sphère privée des Américains et des citoyens étrangers ne contribue en rien à notre sécurité. Elle met en danger les libertés mêmes que nous tentons de protéger.
(Traduit de l'anglais par Frédéric Joly)
Daniel Ellsberg (Ancien haut fonctionnaire américain)
Aux Etats-Unis, une cybersurveillance digne d'un Etat policier
Daniel Ellsberg
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