Ce qui sépare

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Il n'y a rien sans ce qui sépare

«Tu croyais que détruire ce qui sépare était unir. Et tu as détruit ce qui sépare. Et tu as tout détruit. Parce qu'il n'y a rien sans ce qui sépare» (Antonio Porchia).
Lors des référendums sur l’indépendance, je n’ai pas tout perdu puisque j’ai réussi à ne pas perdre mes amis qui ont voté non. Il faut dire qu’ils étaient peu nombreux et très silencieux de sorte que je ne pouvais leur reprocher d’avoir contribué à ma défaite. Le projet de « charte sur la laïcité et les valeurs québécoises » ne devrait pas être une plus grande épreuve pour l’amitié, car même si je me suis instinctivement opposé à toute une partie de cette charte, je comprends très bien ceux qui l’appuient, mouvement de sympathie dont ne bénéficiaient guère mes ennemis fédéralistes. Étrange de me retrouver du côté de certains de mes « anciens ennemis » dont je commence à comprendre qu’ils aient pu me suspecter de fermeture, moi et mes « anciens amis » indépendantistes. Ç’aura été le grand (et peut-être le seul) mérite de la charte de redistribuer l’amitié, sinon les alliances, de chaque côté des lignes de fracture traditionnelles et de remettre la pensée en marche.

J’aurai appris, au cours des derniers mois, deux choses que j’avais oubliées. La première, c’est que j’étais plus indépendantiste que nationaliste, plus épris de justice sociale que d’affirmation identitaire, peut-être parce qu’ayant grandi dans le bois, je n’ai pas tant eu à me mesurer aux autres qu’au silence et à l’immensité de la forêt. Cela a fait de moi une sorte de coureur de bois qui, même devenu sédentaire et citadin, passe son temps à se dépayser pour mieux agrandir son pays, à voir dans tout être humain, homme ou femme, étranger ou non, un arbre plus complexe qui le sauve de l’isolement. Pour moi, le défi de tout individu et toute nation, c’est de ne pas être écrasé par le passé ou projeté dans l’avenir, et de ne pas être avalé par l’espace en y cultivant un jardin, un pays, que le dialogue et le commerce (échange de biens, de cultures) défendent mieux que les chartes et les frontières.

Vieille querelle

Au fond, le projet de charte réactualise la vieille querelle des habitants et des coureurs de bois, qui a accouché de ce « pays incertain », les premiers voulant refaire ici une Nouvelle-France, les seconds y rêvant d’un Nouveau Monde. Pas étonnant que dans ce débat les uns se réclament de la France, les autres de l’Amérique. Chaque fois que nous avons cru échapper à cette dialectique de l’enracinement et du déracinement, de l’ancien et du nouveau, sans laquelle rien ne se crée, nous avons couru de graves dangers. Trop de temps à inventorier les valeurs et à réparer les clôtures, et c’est la grande noirceur (Duplessis) ; trop de libre-échange avec l’avenir et le monde, et c’est le grand vide (Trudeau). S’il faut se méfier, comme l’écrit Dostoïevski, « du règne absolu de l’homme universel qui n’a jamais existé », il ne faut pas oublier « que la capacité de s’arracher de son sol afin de se regarder sans parti pris est l’indice d’une forte personnalité, en même temps que la capacité de regarder l’étranger avec bienveillance est un des dons les plus grands et les plus nobles de la nature ». C’est ce que fait le Survenant, moitié coureur de bois moitié habitant, étranger à l’identité incertaine, qui sauve le village sclérosé du Chenal-du-Moine, en l’ouvrant sur « le vaste monde », et surtout en le faisant passer de l’Ancien au Nouveau Testament, de la rigidité de la loi au risque de l’amour.

Mes amis de la charte ont raison, nous sommes menacés de déracinement, moins par le multiculturalisme que par le refoulement, dans les chaumières et la conscience, de la dimension religieuse de notre culture. La charte préfère défendre la laïcité récemment acquise, qui serait le noyau de notre identité (et assurerait, je ne sais comment, l’égalité hommes-femmes) plutôt que la langue et le territoire qui sont menacés depuis toujours.

Comment peut-on décréter que ce pays a 50 ans et qu’il est menacé par de « pauvres gens » qui n’ont pas encore réussi à se débarrasser du religieux, comme il l’était jadis par les « sauvages » qu’il fallait évangéliser ? Je ne suis pas croyant, mais je crois qu’aucune culture, surtout si elle en a été imprégnée, ne peut faire l’économie de la transcendance dont les religions sont le plus souvent de mauvaises traductions ; s’affoler à la vue de signes religieux est le signe que nous n’en avons pas encore trouvé de meilleure. De même qu’il n’y a pas d’identité sans l’altérité qui la révèle à elle-même, il n’y a pas de pensée vivante et critique sans ce qui sépare et relie les vivants, les vivants et les morts, ce monde-ci et l’au-delà. Deuxième vérité que me rappelle ce débat : si nous n’avons pu faire l’indépendance, c’est peut-être que « notre patriotisme manquait d’infini », comme l’écrivait Vadeboncoeur en 1963, et qu’il en manque encore. Dit autrement : « Nous n’avons pas su lier nos racines de souffrance/à la douleur universelle dans chaque homme ravalé » (Miron).


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