Avec ce livre, Alain Soral (AS) s’est fixé un objectif inatteignable : expliquer le plus sophistiqué système de domination de l’Histoire, en 230 pages. C’est évidemment impossible, et fort logiquement, l’objectif n’est pas totalement atteint. En réalité, le titre pourrait être : « prendre conscience de l’Empire », ou encore « prendre en soi les enseignements retirés par l’auteur d’une vie passée à lutter contre l’Empire ».
« Comprendre l’Empire » est d’abord le fruit d’un engagement. On n’y trouvera donc pas un exposé technique sur les méthodes de domination financière par Wall Street et la City, pas plus qu’une analyse sociologique appuyée sur un appareil statistique. Mais à vrai dire, ce n’est pas très gênant : le livre est fait pour avancer quelques grandes thèses en leitmotiv – et pour obliger le lecteur non à adhérer à ces thèses, mais à s’y confronter. Il s’agit avant tout d’un exercice de libération de la parole et, sous cet angle, « Comprendre l’Empire » est une réussite. On a rarement rédigé ouvrage plus iconoclaste.
Par convention, nous regrouperons ici les thèmes conducteurs de l’ouvrage en six thèses principales…
THESE 1 : L’ESCROQUERIE PROGRESSISTE
La Révolution française fut une escroquerie, tout comme d’ailleurs l’ensemble des processus de pseudo-libération constitutifs de notre « démocratie » contemporaine. Ici, AS prend ses distances par rapport à ses analyses de jeunesse, parfois marquées par une adhésion naïve au « roman national » républicain.
A ses yeux, il est établi, désormais, que la Révolution, ce fut la Raison utilisée par la bourgeoisie pour détruire l’Ancien Régime des corps intermédiaires, d’où la loi Le Chapelier, et pour finir la Banque, clef de voûte des nouvelles dominations, usurpant le pouvoir de la Raison.
Sur cette thèse, pas de critique. Nous sommes d’accord.
THESE 2 : LE CATHOLICISME ASSASSINE PAR LA FRANC-MAÇONNERIE
Ambiguïté de l’héritage catholique : l’Eglise salie par sa collaboration avec les classes dominantes d’Ancien Régime ; mais l’Eglise rachetée par ses tentatives sans cesse réitérées, et parfois couronnées de succès, d’atténuation de la violence de classe – tirer profit de sa position d’auxiliaire du pouvoir, pour adoucir le pouvoir.
Ambiguïté encore de l’héritage monarchique structuré par le catholicisme, idéologie d’Etat : le roi, clef de voûte de la structure de domination par la noblesse ; mais le roi encore, modérateur de la domination nobiliaire et dernier recours des humbles.
Ambiguïté en miroir des Lumières : libération à l’égard de l’ancienne scolastique, mais aussi inscription dans une nouvelle idéologie du Progrès (escroquerie, cf. point précédent), et soumission non sue à de nouveaux dogmes, ceux de la franc-maçonnerie.
Aboutissement de cette triple ambiguïté : la réduction progressive du catholicisme au statut d’idéologie au rabais réservée à la bourgeoisie de province en déclin, jusqu’à l’ultime capitulation : Vatican II – le catholicisme renonçant à être lui-même, c’est à dire, selon A.S., à opposer la Nouvelle Alliance à l’Ancienne Alliance.
Au final, nous vivons sous une théocratie non dite, la République, dont le clergé occulte est la maçonnerie. La République organise un théâtre d’ombres, où l’affrontement entre réactionnaires et progressistes sert à dissimuler les vrais enjeux, enjeux qui traversent les deux camps, et ne les séparent pas.
Sur cette thèse, pas de critique globale. Nous sommes d’accord dans les grandes lignes politiques.
Un complément cependant, sur la question religieuse.
Il manque ici un angle utile dans l’analyse d’AS. La question de la gestion de l’alphabétisation de masse par l’Eglise catholique n’est pas abordée ; c’est pourtant, sans doute, la cause profonde du déclin de la religion historique de l’Europe occidentale.
Le catholicisme était certes, pour parler comme AS, une « religion de l’Incarnation ». Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que jusqu’à l’alphabétisation de masse, la confiance du peuple en l’Incarnation ici et maintenant, par l’action de l’Eglise, avait un soubassement sociologique : le différentiel culturel entre le temps écrit du prêtre et le temps de l’oralité, où les fidèles étaient encore inscrits dans leur écrasante majorité. L’alphabétisation des masses a détruit ce différentiel culturel et, en conséquence, retiré des millions de catholiques du temps bienheureux de l’oralité et de la certitude de l’Incarnation. Ce n’est pas un hasard si Luther arriva au moment où la petite noblesse et la bourgeoisie d’Allemagne, grâce à l’imprimerie, fondaient le modèle d’alphabétisation généralisée des laïcs.
Ce phénomène constitue une toile de fond de l’action des réseaux, toile de fond que dans l’ensemble, ils étaient bien incapables de redessiner sur le long terme. Prendre en compte cette dimension permet, sans doute, une mise en perspective complémentaire de l’histoire religieuse occidentale.
THESE 3 : LES RESEAUX, AU CŒUR DU POUVOIR
Au-delà du cas particulier constitué par la franc-maçonnerie française du Grand Orient, une maçonnerie républicaine progressivement débordée par des forces mondialistes bien plus puissantes qu’elle, AS consacre une grande partie de son livre à l’étude des réseaux en général.
Pour AS, les plus puissants ont une certaine taille : environ 1 % de la population. C’est assez petit pour rendre possible une forte conscience de soi, une sélection des individus à la fois aptes et assez immoraux pour assumer une domination souvent satanique, mais aussi assez grand pour fournir les effectifs d’une prise de contrôle. AS fait ainsi remarquer qu’on ne connaît pas les effectifs exacts de la franc-maçonnerie, mais qu’ils doivent avoisiner 1 %. Le réseau le plus puissant, au sein de cette nébuleuse, étant, pour AS, constitué par la communauté juive organisée, avec comme partenaire/relais les réseaux maçonniques – un « réseau des réseaux », en somme.
Toujours pour AS, la supériorité des réseaux juifs s’expliquent par leur capacité à structurer un cerveau global cohérent du fait de l’ancienneté de leur héritage et de leur expérience inégalée en matière de manœuvres invisibles. En conséquence, ces réseaux constituent désormais, partout, le bras armé du pouvoir bancaire.
Sur cette thèse, pas de critique globale. Nous sommes d’accord, avec cependant une nuance : AS surévalue peut-être la stabilité identitaire des réseaux (y compris ceux issus du monde juif).
En pratique, l’histoire des réseaux d’influence montre qu’ils peuvent se muer en leur adversaire, voire en leur contraire. En ce sens, il faudrait peut-être se demander si, par exemple, quand nous parlons aujourd’hui des réseaux juifs ou maçonniques, nous parlons de l’esprit juif ou maçonnique ayant investi la forme des réseaux, ou de l’esprit de réseau ayant investi les idées juives ou maçonniques. Il y a là un autre angle d’approche négligé par AS, qui « part du principe », en quelque sorte, qu’un réseau juif est avant tout une fraction du monde juif organisée en réseau, alors que c’est peut-être, avant tout, une fraction juive du monde des réseaux.
On admettra donc la thèse générale, tout en se défiant du cadre peut-être trop nominaliste et essentialisant où elle est située par l’auteur. Nous avons tous vu « Eyes wide shut », et presque tous, nous avons remarqué que le château où le film fut tourné est Mentmore Towers, construit par et pour la famille Rothschild. Et nous avons tous pu constater que ce qui s’y passe, selon Kubrick, a plus à voir avec le satanisme qu’avec n’importe quelle religion, chrétienne ou juive. D’où le constat qu’après tout, l’esprit de Mentmore Towers va peut-être se loger n’importe où, pourvu qu’y règne le principe de Lucifer.
Par ailleurs et rien à voir, on aurait aimé en savoir plus sur les réseaux qu’AS a croisés ici ou là. Par exemple et complètement au hasard, le FN version Marine : loge Opéra or not loge Opéra ?
THESE 4 : L’ANCIEN TESTAMENT CONTRE LE NOUVEAU TESTAMENT
L’essentialisme d’AS, combiné avec sa nostalgie d’un catholicisme dont la chute lui semble relever de l’action des réseaux et de la donne infrastructurelle plus que des conséquences mécaniques de l’alphabétisation des masses, l’amène à résumer le paysage idéologique contemporain par une formule choc : « L’Ancien Testament contre le Nouveau Testament ». Avec, manifestement, dans le « camp » de l’Ancien Testament (et des réseaux de pouvoir contemporains les plus puissants) : les milieux dirigeants juifs et de la fraction du monde protestant qui privilégie l’Ancien Testament (en gros, les calvinistes, surtout anglo-hollandais) ; et dans le « camp » du Nouveau Testament (et des peuples asservis par les réseaux de pouvoir) : les catholiques sincères et la fraction du monde protestant qui privilégie le Nouveau Testament (en gros, les protestants classiques, surtout luthériens). Cette dichotomie au sein du monde « judéo-chrétien » est par ailleurs recoupée par une dichotomie au sein du monde musulman, entre partisans d’une interprétation littérale (le Coran comme Loi, en quelque sorte) et défenseurs d’un Islam révolutionnaire (le Coran comme Foi, en somme).
Sur les très grandes lignes de cette interprétation et dans l’immédiat, on ne peut qu’être d’accord : c’est bien ainsi que s’organisent, en l’état, les forces politiques et métapolitiques en action, dans notre hémisphère occidental. Mais quand il s’agit d’établir une projection fine, et surtout à long terme, on sera sans doute plus prudent qu’AS. D’une manière générale, on pourrait sans doute reprocher à l’auteur de « Comprendre l’Empire » une certaine surévaluation de la cohérence et de l’autonomie des dynamiques religieuses et culturelles.
Finalement, l’Histoire semble avoir démontré que, maître de la donne infrastructurelle et doté du poids requis dans les superstructures, l’esprit de réseau peut transformer n’importe quelle doctrine théorique en n’importe quelle doctrine pratique. La malédiction du Pouvoir est tout de même parvenue à fabriquer le pontificat Borgia à partir du catholicisme médiéval des dominicains et de François d’Assise, et l’orgie de finance spéculative new-yorkaise à partir du protestantisme WASP le plus austère, ce qui implique qu’elle peut corrompre n’importe quel alliage. S’il y a une leçon à tirer de ces désastres successifs, c’est qu’au fond, dans le monde, la parole pèse peu face à l’argent, face à l’attrait de la domination pour elle-même, et d’une manière générale face à la séduction exercée par le Mal.
En ce sens, il est toujours risqué de faire confiance à une religion, à une doctrine quelconque, au nom de son opposition à une autre religion, à une autre doctrine. S’il existe dans le champ intellectuel une opposition qui doit nous guider, il paraît raisonnable de chercher à la formuler autour des concepts positifs de « bon sens », de « sens commun », de « common decency », comme alternatives aux concepts négatifs de « démence collective », de « paraphrénie culturelle », de « psychose civilisationnelle ». C’est sans doute un champ conceptuel plus fertile, plus sûr et moins glissant que celui balisé par les oppositions de religion à religion.
Au demeurant et à titre de détente, on pourra relever que l’opposition Ancien/Nouveau Testament, dans les termes où elle est formulée par AS, évoque plus le marcionisme que le catholicisme. Ce n’est certes pas le rédacteur de cette note de lecture, lui-même un effroyable hérétique échevelé, qui reprochera à Soral de ne point se soumettre à l’autorité du magistère, et de revendiquer encore libre examen et prêtrise du croyant. Il n’en reste pas moins que quand on n’est pas d’accord avec Tertullien pour opposer le livre d’Ezéchiel à Marcion et autres hérétiques pré-manichéens, on est assez mal placé pour se revendiquer du catholicisme.
THESE 5 : AU CŒUR DES RESEAUX, LA BANQUE
Petite histoire de la banque selon AS : un métier contraire aux valeurs de la tradition (prestige, gratuité), donc confié, au Moyen Âge, à une caste de parias. Mais aussi un métier qui devient progressivement un outil de pouvoir supérieur à ceux appuyés sur la tradition. Un outil de pouvoir qui finit par devenir le Pouvoir, lorsque l’Egalité citoyenne gomme toutes les distinctions autres que par la fortune.
D’où la Révolution Française comme escroquerie. D’où, pour accomplir cette escroquerie, les réseaux mis en place pour la Banque, par la couronne d’Angleterre, instance de coordination la plus à même de concilier les deux « principes bancaires », juif (plutôt spéculatif) et protestant (plutôt entrepreneurial). Prince britannique finalement dépossédé de son pouvoir par une Banque qui se rendra totalement indépendante, et s’imposera, avec la création de la FED, comme noyau constitutif d’une gouvernance globale en devenir.
Sur cette thèse, pas de critique. Nous sommes d’accord. Seul bémol : AS identifie la gouvernance globale à un principe vétérotestamentaire essentialisé, un essentialisme contestable (cf. ci-dessus).
THESE 6 : CONTRE LA BANQUE, LES NATIONS
AS termine son histoire de la Banque par la description du point atteint aujourd’hui par le système que la Banque a structuré : le point de rupture, le moment où ce système approche de son extension maximale, obtenue au prix de contradictions internes toujours plus refoulées par l’accroissement de puissance, mais aussi toujours plus renforcées par l’expansion territoriale et systémique, sous-jacent indispensable de la puissance.
D’où sa conclusion : on approche d’un « nœud » historique, pour parler comme Soljenitsyne. 2012 sera un de ces « moments » où l’avenir est imprévisible – ce qu’on appelle, dans la théorie des catastrophes, une singularité. Au passage de cette singularité, deux avenirs seront possibles : ou le triomphe définitif de la Banque, par la gouvernance globale, ou la révolte des nations. Dans le premier cas, la Banque, parvenue au point d’expansion maximale de son système, prend appui sur le pouvoir énorme que cette extension lui a donné, et elle impose une dictature planétaire. Dans le second cas, la Banque, victime des contradictions insurmontables induites par l’extension démesurée de son système, perd le contrôle du territoire qu’elle a conquis, et finalement disparaît comme puissance centrale, balayée par des forces productives nouvelles, fondatrices d’une autre histoire.
Quelles sont ces forces productives d’une nouvelle histoire ? Soral en identifie plusieurs, et sur ce point, il nous apparaît comme très lucide – comme si son essentialisme, au moment décisif, s’effaçait devant une exigence de pragmatisme. Les forces qui entrent en lutte avec la Banque sont, au fond, toutes celles qui ont une réalité à construire hors du système de représentation qui sert de cadre au pouvoir bancaire :
- AS remarque bien sûr l’intensité du combat entre islam et pouvoir bancaire occidental, mais son analyse est loin de s’arrêter à ce combat-là ;
- Sur le plan géopolitique, il constate que les principales contre-forces au pouvoir bancaire sont à chercher en Chine et en Russie ;
- Sur le plan sociologique, il relève l’intensité des combats en Amérique, entre le libéralisme des petits propriétaires (populisme) et le libéralisme de la Banque, qui est son exact contraire ;
- Et conclut donc sur la nécessité d’une alliance large, allant bien au-delà de la vielle et désormais largement artificielle opposition prolétariat/patronat (une opposition cautionnée et instrumentalisée par de faux révolutionnaires au service de la Banque) ;
- Une alliance large reposant, fondamentalement, sur le rapprochement de la classe moyenne et des classes populaires, rapprochement rendu possible par la dislocation accélérée du système et la dissolution de la fausse catégorie fabriquée pour interdire la nouvelle alliance de classe : les couches moyennes, futures variables d’ajustement d’un pouvoir qui jusqu’ici les avait promues.
Sur cette thèse, pas de critique. Nous sommes d’accord. En somme, c’est l’essentiel, tout le reste n’est que détails.
Donc, haut les coeurs, demain nous appartient, et toute cette sorte de choses !
Analyse de Michel Drac
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