Pour ceux qu’on présente généralement comme « les migrants » (comprendre les « réfugiés » clients de la nouvelle traite négrière-humanitaire de G. Soros), on le sait, l’Europe centre-orientale (en dépit des frayeurs qu’elle feint en la matière) est assez peu attirante, avec ses État-providences saccagés dans les années 1990, ses bas salaires et – disons le mot : la xénophilie toute relative d’une partie de sa population.
En revanche, il existe (notamment en provenance d’Asie du Sud et du Sud-Est) une immigration économique assumée comme telle, plus humble dans ses aspirations, que de tels pays peuvent intéresser. Pour un philippin catholique, à salaire égal, un poste d’OS en Slovaquie – pays où il n’est pas d’usage de battre les ouvriers – peut être plus attrayant que le même poste à Kuweit.
C’est donc dans ce réservoir humain qu’ont décidé de piocher les capitalistes de l’Europe post-communiste démographiquement ravagée par l’émigration blanche et le malthusianisme de ses populations. Et ils trouvent naturellement un allié objectif dans les réseaux – notamment atlantistes et libéraux – qui, pour diverses raisons, ont décidé que l’Europe devait devenir un melting-pot racial et culturel.
On s’explique mieux, du coup, que, de tous les pays de la région, ce soient – en dépit d’importantes différences de surface – la Pologne et la Roumanie (deux places fortes régionales des réseaux d’outre-Atlantique) qui font preuve du plus grand zèle en la matière. Tandis que la Hongrie tente de convaincre les Hongrois de rester au pays, et compense les départs par une importation régionale ethniquement compatible (Hongrois des minorités vivant dans les pays voisins, et certains de leurs voisins slaves dont les ancêtres étaient également sujets du Royaume avant 1918), la Pologne et la Roumanie ne font pas grand-chose pour fixer leur population d’origine, et importent sans scrupule de la main d’œuvre extra-européenne. Tout au plus prend-on garde, en Pologne, d’éviter les lots musulmans, de façon à ne pas contredire de façon trop patente le discours des élites politiques du pays.
En Roumanie, néanmoins l’application de ce programme suscite des grincements de dents. Toutes ethnies confondues, la population de ce pays – territorialement la plus stable de la région du point de vue des migrations internes – a l’habitude de connaître ses voisins, et s’attribue même volontiers, implicitement, le droit – finalement pas si choquant que ça – de les choisir.
L’apparition d’un foyer de résistance spontanée aux importations humaines en plein Pays sicule (zone du pays à 80% magyarophone) a donc fourni à l’État profond roumain, et surtout à tous ses auxiliaires « sécuristes » de la presse et de la « société civile » une occasion idéale de réorientation/détournement de la narration migratoire.
Au départ, une situation pourtant simple : membre d’une classe capitaliste locale fortement soupçonnée de s’opposer à l’augmentation des salaires (qui caractérise tous les pays de la région depuis des années) au moyen d’accords secrets de type cartel, le propriétaire (sicule) d’une boulangerie du village de Ditró (ou « Ditrău » en roumain ; Nord – catholique – du Pays sicule) fait venir, à la mi-janvier, deux boulangers (au demeurant eux aussi catholiques) du Sri Lanka. Pour le prolétariat local, le message est clair : « Vous pouvez continuer à émigrer en Hongrie ou en Allemagne autant que vous voulez, nous n’avons pas besoin de vous. Grâce au libre-échangisme de l’État libéral-atlantiste roumain et à la sainte mobilité des personnes promue par l’UE, nous vous remplacerons par [pardonnez le mauvais jeu de mot] des jaunes d’Asie. » Les villageois – d’ailleurs soutenus en cela par leur prêtre catholique – ne l’entendent pas de cette oreille, et protestent jusqu’à provoquer le départ des deux immigrés. Les autorités roumaines ont, depuis lors, ouvert une enquête pour « discrimination ». Bien entendu, aucune procédure pour dumping salarial ne vise l’employeur, le peu de droit du travail encore existant en Roumanie, après des décennies de saccage néolibéral, n’étant jamais appliqué.
A l’arrivée : une presse sécuriste (de langue roumaine et hongroise) unanime dans la célébration de la tolérance roumaine, « vertu nationale » héritée de la propagande de la Petite Entente. Oubliés, les pogroms anti-sicules récents de la Vallée de l’Uz, relégués dans le même trou noir mémoriel que les regrettables agissements du maréchal Antonescu à Odessa et en Transnistrie. Unanime, aussi, dans la dénonciation du « péril populiste » qui s’infiltrerait, via les postes de télévision pro-FIDESZ que regardent les retraités sicules, depuis la Hongrie « raciste » et illibérale. Une fois de plus, l’intellectualité gauchiste de la minorité hongroise de Transylvanie collabore allègrement avec l’une des pires campagnes magyarophobes de l’histoire récente du pays. Et fait, sans remords, front commun avec certains « formateurs d’opinion » roumains dont le chauvinisme magyarophobe est déjà proverbial.
Ainsi, l’historien Ion Aurel Pop, président de l’Académie roumaine, n’a aujourd’hui plus besoin de mimer l’illibéralisme, comme il avait l’habitude de le faire il y a encore quelques mois. Maintenant que le populisme roumain de l’ère Dragnea-Tăriceanu est enterré pour de bon, il peut revenir aux thèmes centraux – c’est-à-dire mondialistes-libéraux – de sa partition. Parmi les nationalistes roumains, ayons, notamment, une pensée émue pour les naïfs qui étaient tombé dans le panneau, et laissons-les maintenant savourer calmement les paroles de leur idole : « Je sais que les autorités de l’État hongrois actuel ont une politique restrictive et discriminatoire à l’égard des étrangers, qu’ils ont construit des murs et des clôtures à leurs frontières et que les habitants du Pays sicule ne suivent que les télévisions de Budapest. Mais l’État roumain a une tout autre politique et une tout autre approche de ce problème. Or la commune en question [Ditró] se trouve sur le territoire roumain et doit se soumettre à la législation, à la morale et à la politique de l’État roumain. »
Fidèle en cela aux traditions illuministes, occidentalistes et anti-européennes du nationalisme roumain, le gréco-catholique Ion Aurel Pop aime tous les « étrangers » – à l’exception de ces Hongrois/Sicules vivant dans le voisinage de sa propre ethnie depuis au moins mille ans.
La distinction qu’il opère entre « l’État hongrois actuel » (comprendre : le « régime » de Viktor Orbán, que ses patrons occidentaux ont prévu de faire tomber en 2022) et « l’Etat roumain » (là en revanche, sans précision de dates ou d’échéances électorales – et pour cause…) est on ne peut plus claire : une fois refermée la parenthèse Dragnea, « l’État roumain » = l’État profond des « services secrets », créé il y a cent ans par l’Occident et toujours à son service, neutralisant toute alternance au pouvoir. Les villageois de Ditró auraient donc tout intérêt, en effet, à ne pas prendre trop au sérieux le pluripartisme de surface dont Bucarest entretient péniblement les apparences. En réalité, il existe bel et bien une « politique de l’État roumain », du point de vue de laquelle les étrangers, ce sont eux – et non les migrants sri-lankais.
Après cette explication de texte, plutôt que de commenter moi-même les propos du président de l’Académie roumaine, je préfère laisser la parole à l’écrivain roumain souverainiste Alexandru Petria, qui s’en est chargé sur Facebook :
« Il est question de l’affaire de Ditró – un cas on ne peut plus clair de chantage économique. Les patrons de la boulangerie ont voulu distraire l’attention du public de la question de fond, qui est celle du bras-de-fer salarial : ‘si vous n’acceptez pas les salaires qui vous sont proposés, nous ferons venir des travailleurs de l’étranger’. Ce vaurien de l’Académie devrait avoir honte de semer la zizanie entre les ethnies du pays. Tout mon respect aux habitants du département de Hargita [l’un des départements du Pays sicule, sur le territoire duquel se situe le village de Ditró] ! »
On ne peut que souscrire à l’analyse de l’écrivain, qui, dévoilant un secret de Polichinelle, qualifie par ailleurs Ion Aurel Pop de « sécuristoïde conséquent ».
Comme pour confirmer les propos de Ion Aurel Pop sur l’existence d’une « morale de l’État roumain » dépassant les époques et les partis (en bon français : neutralisant la démocratie), mentionnons aussi, à l’autre bout du « spectre politique roumain », la réaction au « cas Ditró » du jeune parti Demos. Présenté comme « la renaissance de la gauche roumaine », ce parti est de toute évidence destiné – dans l’esprit des maîtres réels de la Roumanie – à hériter de l’aile gauche de l’électorat du PSD « populiste » de Liviu Dragnea, actuellement en cours de liquidation. Tout en reconnaissant (à la différence du recteur xénophobe) que le conflit salarial constitue la base du problème, Demos dénonce tout de même un « incident xénophobe au travail » et conclut son communiqué par une phrase commençant par : « les travailleurs étrangers sont les bienvenus en Roumanie ». Ite missa est !
En bon trotskystes, les gauchistes sous parrainage sécuriste de Demos reproduisent la position de leurs ancêtres de l’émigration antistalinienne, qui, en pleine Opération Barbarossa, tenaient depuis Londres ou New-York aux masses soviétiques un discours du type : « nous sommes contre l’hitlérisme, mais refusez tout de même de tirer sur les soldats de la Wehrmacht, qui sont vos frères prolétaires. » Les gens de l’URSS de cette époque, on le sait, n’ont pas tenu compte de ces bons conseils de la clique du camarade Bronstein. Ce qui explique en partie qu’il existe encore un État russe. Aujourd’hui, c’est à leurs coreligionnaires roumains de choisir entre « xénophobie » de type soviétique, hongrois etc. et « la voie ukrainienne » de l’axe Ion Aurel Pop-Demos. Hic Rhodus, hic salta !
Quant à ce fameux PSD dont tout le monde organise déjà la succession, il collabore efficacement à l’organisation de son propre enterrement en négligeant – alors même que la bataille du vote de confiance fait rage au parlement – cette occasion de revenir dans la course en défendant une position illibérale et en soutenant son ancien partenaire hongrois l’UDMR. Voilà donc un nouvel indice qui semble confirmer l’hypothèse que j’ai déjà émise à plusieurs reprises (entre autres ici) : déjà puissamment infiltré dès avant le printemps 2019, le PSD est, depuis la chute de Liviu Dragnea, dirigé par des saboteurs, qui ont reçu de l’État profond dont ils sont issus la mission de terminer sa transformation en parti régional des périphéries rurales/vieillissantes du Sud du pays, sans vocation nationale.
Au passage, cet incident adroitement gonflé pointe aussi les faiblesses intrinsèques de l’illibéralisme hongrois, dont la schizophrénie interne entre ici en collision avec le caractère transfrontalier de son bassin électoral. En Hongrie même, sous le tir de couverture d’une rhétorique droitarde, Viktor Orbán a eu la prudence de mener, depuis 2010, la politique sociale la plus ambitieuse de la région (nationalisations, contrôle des prix de l’énergie, politique familiale, hausse des salaires minimums, etc.). Mais l’efficacité de ces mesures s’arrête bien entendu, pour la plupart, aux frontières de l’État hongrois. Électoralement presque entièrement acquise au FIDESZ, la minorité vivant sur le sol roumain, elle, doit vivre dans la jungle ultralibérale gérée par Klaus Iohannis – que les médias du FIDESZ et de ses amis transylvains, en raison de leur tropisme droitier, ne dénoncent pas comme telle –, tout en partageant le refus hongrois d’une libéralisation mondiale du marché du travail – lequel refus a, lui, voix au chapitre dans les médias du FIDESZ, mais dans des formulations souvent confuses, navigant entre patriotisme et xénophobie. Ce qui offre, bien entendu, un angle d’attaque idéal aux coryphées de l’État profond roumain, qui ont pour mission de présenter Budapest comme « un foyer d’infection raciste rayonnant sur la Transylvanie ».
Allié local du FIDESZ, l’UDMR de Hunor Kelemen résiste d’autant moins bien à cette tempête qu’il se fait au passage – une énième fois – poignarder dans le dos par son ancien président Béla Markó. Ce dernier, qui avait cédé à Kelemen la direction du parti pour ne pas avoir à assumer l’alliance UDMR-FIDESZ, s’est empressé de rejoindre le chœur des « dénonciateurs du racisme ». Et ce, au moment même où l’USR roumanophone travaille dur à récupérer l’aile gauche de l’UDMR, tandis que son aile droite, devant un tel paysage, risque bien de se laisser tenter par l’offre des partis sicules nationalistes, désormais unis en une structure commune. Cette évolution, elle aussi, correspond à merveille aux intérêts de l’État profond roumain : assimiler, via la grande communion occidentaliste, les Hongrois des départements transylvains (non-sicules) où ils sont minoritaires, et transformer le Pays sicule en redoute ethnique, que les marionnettistes de Bucarest pourront, au besoin, incendier, si l’agenda géopolitique de leurs maîtres occidentaux l’exige.