GUERRE CULTURELLE

Donner un pourboire, une pratique discriminatoire?

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Le pourboire est devenu raciste...


Un certain nombre de bars et de restaurants abandonnent les pourboires, bien qu’ils soient enracinés dans la culture canadienne. La pratique, qui remonte à l’époque de l’esclavage aux États-Unis, accentue toujours les inégalités sociales, selon des experts et des travailleurs du secteur.




Arianne Persaud a travaillé dans l’industrie de la restauration à Toronto depuis une quinzaine d’années, comme serveur, plongeur, cuisinier et gérant. En tant que personne non binaire descendante d’esclaves, la question du pourboire est délicate.



Nous, les travailleurs des restaurants, sommes vraiment à la merci des clients. On les laisse décider combien on vaut.


Arianne Persaud, ex-employé de restaurant


Arianne Persaud.

Arianne Persaud milite pour l'abolition des pourboires dans les bars et les restaurants.


Photo : Rachael Reid




Arianne Persaud, qui est aussi documentariste, estime que le pourboire exacerbe le racisme et le ressentiment à l’égard des Noirs, tant chez les clients que chez les serveurs.


J’ai senti le poids d’être le seul employé noir, affirme-t-iel. Très souvent, j’ai servi des gens qui dépensaient 300 $, 400 $ pour leur repas et qui me regardaient dans les yeux avec la machine à carte de crédit en me laissant 10 % ou encore 5 $.


Selon Amadou Ba, professeur d’histoire à l’Université Nipissing et chargé de cours à l’Université Laurentienne, les pourboires ne sont pas qu’une simple marque de reconnaissance pour un excellent service.



On peut voir l'accentuation de la discrimination, des questions raciales, des préjugés et du harcèlement envers les femmes, affirme-t-il.


La petite histoire des pourboires


Le concept du pourboire a vu le jour en Angleterre au 17e siècle. À l’époque, les clients pressés qui souhaitaient être servis plus vite laissaient quelques pièces dans un pot en arrivant au restaurant, explique l’historien Amadou Ba.


Toujours selon M. Ba, le mot tip en anglais serait l’acronyme de l’expression to insure promptness, qui signifie pour assurer la rapidité.


Ailleurs en Europe, comme en France, en Allemagne et au Portugal, cette petite somme était plutôt accordée pour boire, d’où le terme utilisé aujourd’hui. Les clients offraient un verre au serveur en guise de remerciement pour le service rendu, souligne l’historien.


Amadou Ba présente son manuscrit dans les studios de Radio-Canada.

Amadou Ba, historien et auteur du livre « L'histoire oubliée de la contribution des esclaves et soldats noirs à l'édification du Canada ».


Photo : Radio-Canada / Justine Cohendet




La pratique s’est ancrée en Amérique du Nord après la guerre de Sécession aux États-Unis, quand les esclaves récemment libérés cherchaient des emplois, limités par leur manque d’éducation. Ils recevaient des pourboires des clients qu’ils servaient plutôt qu’un salaire de leur employeur.



Ça a commencé comme remplacement au salaire et non pas comme supplément. Nous devons nous souvenir de ça, affirme Arianne Persaud.


Un levier de discrimination


Des études démontrent que les travailleurs issus de minorités visibles gagnent généralement moins que leurs collègues blancs. Selon les données du Bureau du recensement des États-Unis recueillies en 2016, un serveur blanc empochait en moyenne 7,06 $ l’heure en pourboire, alors qu’un serveur noir recevait 5,57 $ l’heure.


Statistique Canada, pour sa part, ne recueille pas de données fondées sur la race en ce qui a trait aux pourboires. L’agence rapporte uniquement la proportion d’employés qui reçoivent des pourboires ou des commissions par secteur, sans préciser les montants reçus.


Dans le secteur de l’hébergement et de la restauration, par exemple, environ le tiers (34 %) des travailleurs ont reçu des pourboires ou des commissions en 2020, selon les données de Statistique Canada.


L'économiste politique et chercheur principal au Centre canadien de politiques alternatives, Ricardo Tranjan.

Ricardo Tranjan, économiste politique et chercheur principal au Centre canadien de politiques alternatives.


Photo : Radio-Canada / Reno Patry




Ricardo Tranjan, du Centre canadien de politiques alternatives, affirme que les pourboires sont très subjectifs. Ça crée cette relation très inégalitaire des pouvoirs. Les travailleurs doivent plaire aux clients et ça peut créer des situations très inconfortables, souligne-t-il.


L’économiste ajoute par ailleurs que les travailleurs racisés sont sous-représentés dans les rôles les plus visibles aux clients, comme les serveurs et les barmans. Les cuisiniers et les plongeurs gagnent souvent la moitié de ce que touche le personnel de service en rémunération.


Ayant travaillé dans de nombreux restaurants au fil des années, Arianne Persaud a aussi constaté que les postes de serveurs sont généralement occupés par des employés blancs, et qu’ils reçoivent beaucoup plus de pourboires que les ouvriers en arrière-scène.


C’est pourquoi le militant et documentariste a lancé une pétition visant à implanter plusieurs réformes dans l’industrie de la restauration, y compris l’abolition des pourboires.


Des changements réclamés


Doit-on éliminer cette pratique? Il s’agit d’un débat de longue date, qui soulève les passions.


C’est un pari risqué : de récentes études concluaient que la qualité du service avait diminué en éliminant le pourboire et que les restaurateurs qui avaient tenté l’expérience avaient constaté une baisse de leurs revenus avec l’augmentation des prix sur le menu.


Restaurants Canada abonde dans le même sens, constatant que l’augmentation soudaine des prix a une influence sur le client et peut entraîner une baisse d’achalandage.


La microbrasserie Burdock à Toronto.

La microbrasserie torontoise Burdock a choisi d'éliminer les pourboires dans son restaurant.


Photo : Burdock Brewery




Des restaurants, comme Richmond Station et Burdock à Toronto, ont tout de même choisi d’éliminer cette pratique. D’autres imposent plutôt un pourboire fixe reflété directement sur l’addition.


Nous avons pris cette décision pour plusieurs raisons importantes : afin d’offrir un salaire décent et prévisible pour nos serveurs et nos employés de cuisine dans ces temps difficiles et afin d’éviter des préjugés fondés sur la race et le sexe, expliquait la microbrasserie Burdock sur Instagram.


Yvette Kavungu, propriétaire du restaurant Ma Yvé Grill à Pickering, en banlieue de Toronto, affirme que les pourboires sont devenus universels et que les gens donnent à volonté, en fonction de leur niveau de satisfaction.


C'est un geste du client. On ne peut pas interdire à quelqu'un de faire ça, affirme-t-elle.


Yvette Kavungu dans sa cuisine avec un tablier au cou.

Yvette Kavungu, propriétaire du restaurant Ma Yvé Grill, à Pickering.


Photo : Radio-Canada / Claude Beaudoin




La restauratrice s’indigne cependant que le salaire minimum des employés des bars et des restaurants soit inférieur au salaire minimum général de l’Ontario, simplement parce qu’ils sont autorisés à servir de l’alcool.



Quelqu'un qui travaille doit être rémunéré par rapport au travail qu'il fournit, pas espérer avoir des pourboires pour ajouter à ce salaire-là.


Yvette Kavungu, propriétaire du restaurant Ma Yvé Grill


Des catégories séparées de salaire minimum existent aussi en Colombie-Britannique et au Québec.



Arianne Persaud souhaite que l’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique emboîtent le pas aux autres provinces et abolissent ce système à deux vitesses.


L’employeur en profite en payant moins que le salaire minimum à leurs employés simplement parce qu’ils ont la possibilité d’arrondir leurs fins de mois grâce aux pourboires. Mais rien n’est certain, dit-iel.




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