« Biais masculin » et écriture inclusive

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La traditionnelle clarté logique du français n’a pas à être remise en cause


Patrick Moreau est professeur de littérature à Montréal, collaborateur de la revue Argument, et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants ? (Boréal, 2008).




Dans un texte paru lundi à la page « Idées », Antonin Rossier-Bisaillon prétend prouver la nécessité de l’écriture inclusive parce que l’usage du masculin générique entraînerait ce qu’il nomme un « biais masculin de notre cerveau », c’est-à-dire une tendance à confondre masculin générique (« les Québécois » désignant à la fois les femmes et les hommes du Québec) et masculin spécifique (« les Québécois » ne désignant que les habitants du Québec de sexe masculin). Cette volonté de sortir des injonctions militantes en présentant une défense argumentée de l’écriture inclusive est en soi intéressante. Toutefois, les exemples qu’il présente à l’appui de sa thèse ne sont pas vraiment convaincants, pas plus d’ailleurs que les recherches sur lesquelles il appuie son raisonnement.


Ainsi, dans le premier exemple qu’il donne, il s’agit de déterminer si la seconde des deux phrases citées peut apparaître comme une suite de la première : « Les musiciens marchaient dans la gare. Comme on prévoyait du beau temps, plusieurs femmes n’avaient pas de veste. » Dans cet exemple, il faut d’abord reconnaître que les deux phrases ne sont pas liées syntaxiquement (et elles ne le seraient pas davantage si on y remplaçait « femmes » par « hommes »). Dans les deux cas, le lecteur doit suppléer une information manquante, puisque les deux phrases constituent une sorte d’asyndète ou de parataxe, ce qui n’est pas une situation usuelle ; dans son usage normal, le discours fait tout pour éviter ce genre d’ambiguïté. Pour que ces phrases soient syntaxiquement liées, il suffirait de préciser « plusieurs femmes (ou « hommes ») de l’orchestre ».


Si, dans ce second cas (avec « hommes »), les deux phrases apparaissent liées à un nombre plus important de cobayes, ce n’est peut-être pas tant, en outre, en raison de l’utilisation du masculin générique qu’à cause du mot « veste », attribut vestimentaire traditionnellement masculin et traditionnellement arboré par les musiciens d’orchestres classiques (les musiciennes, elles, portant généralement des robes). Cette hypothèse est peut-être fausse, mais elle mériterait au moins d’être testée avant de conclure à l’existence d’« un biais » de notre cerveau.


C’est d’ailleurs le problème de ce genre de recherches (et de chercheurs) qui, au lieu d’observer le fonctionnement réel de la langue, élaborent des expériences qui ont pour unique but de valider leur hypothèse de départ (les exemples étant évidemment choisis en fonction de cet objectif). En aucun cas, elles ne cherchent d’explications alternatives.


Ainsi, la conclusion que tire Antonin Rossier-Bisaillon de l’interprétation de cet exemple qui montrerait « que notre cerveau tend à choisir plus souvent le sens spécifique que le sens générique lorsqu’il rencontre un nom au masculin » se révèle contestable, sinon fausse. Pour s’en rendre compte, il suffit d’invoquer d’autres exemples, qui montrent au contraire que cette prétendue préférence de notre cerveau n’a pas grand-chose à voir avec le genre des mots, mais relève plutôt du contexte. Par exemple, si on soumet la phrase suivante à des lecteurs : « Les Canadiens ont remporté l’or en nage synchronisée », il y a fort à parier que leur cerveau imaginera, en dépit du masculin générique, plutôt des nageuses que des nageurs. Autrement dit, ce n’est pas tant le masculin ou l’utilisation de formes épicènes qui nous induit à imaginer des femmes ou des hommes que notre expérience de la réalité. Il est donc faux d’affirmer qu’« en lisant un nom au masculin pluriel, notre cerveau a tendance à s’imaginer un groupe d’hommes ». Si on lit « Les mannequins défilaient sur le podium », notre cerveau imaginera certainement des femmes, alors que confronté au syntagme « les vedettes du petit écran », il verra à la fois des femmes et des hommes.


Bref, si l’on veut sincèrement travailler à l’égalité entre femmes et hommes, ce n’est pas la langue qu’il faut changer, mais la réalité. Si, demain, il y a autant de femmes que d’hommes travaillant dans le domaine de l’informatique, notre cerveau s’habituera à considérer que le masculin générique « informaticien » peut désigner aussi bien des femmes que des hommes. Il n’y a donc aucune raison de remettre en question la valeur générique, en français, du masculin non marqué, car il correspond à toutes ces situations où il n’est pas utile de préciser le sexe des personnes dont il est question. Si on parle ainsi des « musiciens de l’orchestre » plutôt que des « musiciennes et des musiciens », c’est tout simplement parce que la mention du sexe (donc la distinction entre le genre masculin et le genre féminin) n’a pas la moindre pertinence. Ce n’est pas sur la base de leur sexe que l’on choisit lesdits musiciens, qui forment un tout et sont sélectionnés « à l’aveugle » sur la seule foi de leur talent musical.


En systématisant l’usage de la double flexion, y compris quand une telle spécification n’est ni pertinente ni par conséquent nécessaire, l’écriture dite inclusive ne travaille pas à l’égalité entre femmes et hommes, mais à une politique identitaire qui nie l’universel et l’humanisme, autrement dit, qu’il y ait, par-delà la différence sexuée, une humanité commune des femmes et des hommes. Elle produit aussi une prédiction autoréalisatrice, en induisant un « biais identitaire sexiste », qui habitue nos cerveaux à penser absurdement que le genre des mots renvoie toujours au sexe et qu’il faudrait donc écrire la « mannequine » quand il s’agit d’une femme et le « vedet(te) » s’il est question d’un homme.

 





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